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Parmi les grands réalisations humaines ayant contribué de façon significative aux progrès dans le monde, la construction de canaux maritimes représente un exploit technique qui suscite l’émerveillement. Il est vrai que l’expansion du trafic maritime international ainsi que le développement de grandes puissances industrielles sont largement liés à celui des routes maritimes ainsi qu’aux enjeux économiques et stratégiques qu’ils représentent. A travers l’histoire, ces passages furent l’objet de conflits entre plusieurs pays cherchant à s’assurer le contrôle de ces endroits stratégiques. Les infrastructures de transports internationaux tels que les ports, aéroports et canaux furent également au centre d’importants enjeux géopolitiques. L’importance géopolitique du contrôle maritime comme moteur de richesse est d’ailleurs depuis longtemps reconnue au sein de l’histoire du transport international. Le canal de Suez est l’un des passages les plus importants du monde par lequel transite un dixième du trafic mondial, notamment le pétrole du golfe Persique à destination de l’Europe.
Le souhait de mettre en place un tel canal permettant d’accéder plus facilement du Nil à la mer Rouge était déjà présent à l’époque des pharaons, dès le début du deuxième millénaire av. J.-C. Ces derniers manifestèrent en effet à tour de rôle une volonté de développer les voies maritimes et routières. Les grands projets pharaoniques évoqués le plus souvent par les historiens de l’époque sont le forage d’un canal entre le Nil et la Mer Rouge, la formation d’une force navale permettant de participer aux campagnes militaires, ainsi que la création d’un comptoir pour des marchands phéniciens et surtout grecs, venus acheter du blé égyptien. En effet, durant toute l’Antiquité, l’Egypte fut le grenier à blé de la région alors que cette denrée était devenue l’objet d’un commerce maritime.
Le canal de Suez permit dès cette époque la navigation de l’Europe à l’Asie sans contourner l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance, diminuant ainsi de moitié le trajet du golfe Persique à la mer du Nord. Le canal permit ainsi de raccourcir de nombreux trajets maritimes et d’éviter le passage dans certaines zones risquées, multipliant ainsi par plus de dix le trafic en Méditerranée. Les historiens de l’Antiquité s’accordent sur le fait que le pharaon Sénousret III (1887-1849 av. J.-C.) aurait été le premier à avoir tenté de creuser un canal pour relier les lacs amers - qui formaient alors un golfe sur le Nil - à la Méditerranée. Ayant été ensablé pendant des siècles, ce canal fut achevé par Séthi Ier et son fils Ramsès II qui régnèrent de 1291 à 1213 av. J.-C. Ce canal se détachait du Nil à Bubastis - l’actuelle Zagazig -, pour relier le fleuve au grand lac Amer qui à cette époque lointaine était encore ouvert sur la mer Rouge. Cependant les accumulations dunaires isolèrent bientôt le lac et ce fut sous le pharaon Néchao II (-610 à -595), célèbre au dire d’Hérodote pour avoir ordonné une première circumnavigation de l’Afrique, que les travaux de liaison furent à nouveau entrepris. L’objectif principal de Néchao était d’emporter de quoi construire les navires nécessaires pour rejoindre la mer Rouge et se rendre vers les riches rivages du pays de Pount ainsi qu’aux mines du Sinaï. Dès le début de la désobstruction du canal, les ingénieurs grecs chargés du projet prédirent que la différence de niveau entre la mer Rouge et le détroit du Nil pourrait conduire à l’inondation de leur territoire. D’autre part, le pharaon, prenant conscience du coût considérable d’une telle réalisation, décida de revenir à sa décision. Cette nouvelle tentative conduisit donc de nouveau à un échec. Avec la prise de l’Egypte par les Achéménides, les travaux prirent un nouvel élan. Le roi Achéménide Darius le Grand prit la ferme décision de mener à son terme le percement du canal. Dynastie régnant sur l’empire le plus vaste de l’Antiquité, les Achéménides relièrent progressivement la Mésopotamie, la Syrie, l’Egypte, l’Asie Mineure, des îles et villes grecques, ainsi qu’une partie de l’Inde à leur territoire. Régnant jusqu’à la conquête d’Alexandre (-330), les Achéménides contribuèrent à un fort dynamisme économique dans cette partie du monde grâce à l’essor des liaisons terrestres et maritimes qu’ils avaient encouragées. En outre, la taille de l’empire avait aussi rendu nécessaire le développement des routes commerciales : Darius Ier ordonna la construction des routes afin de faciliter la circulation des caravanes commerciales, des troupes et des inspecteurs du roi. D’autre part, le commerce par voie maritime fut également facilité par le percement du canal de Suez. Les Achéménides visaient tout d’abord à faciliter la circulation de leur troupes car ils pouvaient ainsi sans peine gagner les bords de la méditerranée, la mer Noire, l’Asie Mineure ainsi que la mer d’Oman et l’océan Indien. D’autre part, le canal simplifiait le trafic des marchandises grecques à destination des pays sous domination perse. En outre, l’Egypte elle-même produisait non seulement de nombreuses denrées, mais était également le lieu d’entrepôt des produits soudanais et abyssiniens largement importés dans cet immense empire.
Les ingénieurs perses parvinrent également à persuader les Grecs qu’ils n’allaient pas être inondés si le canal était percé. Avant le percement du canal, aller du golfe Persique en Egypte impliquait de traverser l’Euphrate, la Syrie, la Palestine, et la péninsule du Sinaï pour enfin arriver en Egypte. Il existait cependant une autre possibilité qui consistait à passer par le désert, cependant, la chaleur insupportable et le manque d’eau en rendait la traversée quasi-impossible.
Les Etats dépendants de l’empire achéménide à l’époque de Darius le Grand disposaient non seulement de navires commerciaux, mais également de navires militaires qui circulaient en permanence sur les fleuves et les mers. Les plus grands pouvaient transporter de 300 à 500 tonnes, contre 100 à 200 tonnes pour les plus petits qui étaient davantage destinés aux fleuves tels que le Tigre, l’Euphrate, le Nil et enfin l’Indus. L’essor des liaisons maritimes et terrestres était alors devenu un enjeu central pour le maintien de l’unité du royaume Perse. Le percement du canal de Suez au VIe siècle av. J.-C. par les Perses fut vécu comme une victoire notamment célébrée par Darius qui fit graver plusieurs stèles en granit en plusieurs langues dont le vieux persan, le babylonien, l’égyptien, ou encore l’élamite akkadien fournissant des explications sur cette réalisation et qui furent ensuite disposées sur les rives du Nil :
"Je suis Darius, le Grand roi, le roi des rois, le roi des pays, le fils d’Hystaspes. C’est la royauté que je tiens et qu’Ahura Mazda m’a donnée, lui qui est le plus grand des dieux."
"Je suis un Perse. En dehors de la Perse, j’ai conquis l’Egypte. J’ai ordonné ce canal creusé depuis la rivière appelée Nil, qui coule en Egypte à la mer qui commence en Perse. Quand ce canal a été creusé comme je l’ai ordonné, des bateaux sont allés de l’Egypte jusqu’en Perse, comme je l’ai voulu."
"Ce qui a été fait je l’ai fait par la volonté d’Ahura Mazda. Ahura Mazda m’a apporté de l’aide jusqu’à ce que je fasse le travail. Qu’Ahura Mazda me protège du mal, ainsi que la maison royale et cette terre."
Telles sont les fragments des paroles du roi Darius sur la stèle découverte en 1866 à 33 kilomètres à l’ouest de l’actuel canal. Ce dernier y est d’ailleurs représenté comme un pharaon paré de bijoux selon la tradition égyptienne. Les représentants des Etats dépendants sont figurés en train de s’agenouiller afin de lui rendre hommage. 117 autres inscriptions datant de l’époque achéménide ont été par ailleurs retrouvées sous forme de stèles et de récipients en pierre ou en métal. Progressivement ensablé au cours des siècles, le canal fut de nouveau réouvert et remis en état par Ptolémée II Philadelphe. L’exploitation ultérieure du "canal des quatre rois", comme on l’appelait en souvenir de ses quatre premiers constructeurs Ramsès, Néchao, Darius et Ptolémée fut entrecoupée par de longues périodes d’abandon. Ce canal vieux d’un millénaire fut finalement détruit en 776 par le calife abbasside Aben-Jafar al-Mansour sous prétexte de faire un blocus contre les habitants de Médine et de la Mecque alors révoltés, évitant ainsi le risque d’une attaque.
L’idée de réaliser une liaison directe entre la Méditerranée et la mer Rouge fut réabordée en 1798 à la suite de l’expédition de Bonaparte en Egypte. Passionné par une telle entreprise, Ferdinand de Lesseps, obtint en 1854 du vice roi de l’Egypte Saïd-Pacha l’autorisation de créer une compagnie universelle pour réaliser le percement de l’isthme de Suez et l’exploitation d’un canal entre les deux mers. Né le 19 novembre 1805, il fut nommé à l’âge de 27 ans vice-consul de France à Alexandrie. En 1835, alors qu’il était consul général, Mohamed Ali lui confia l’éducation de son jeune fils Mohamed Saïd. Cette occasion permit à Lesseps d’établir des liens d’amitié très étroits avec la famille royale. En 1854, bénéficiant de l’appui de Mohammed Saïd alors nouveau vice roi d’Egypte, il obtint donc le pouvoir exclusif de mettre en place et de diriger la compagnie qui serait chargée du percement de l’isthme de Suez et de l’exploitation du canal. Les travaux de percement commencèrent le 25 avril 1859. Quelques années plus tard, le chantier fut interrompu par ordre d’Ismâ’îl, devenu le nouveau vice-roi d’Egypte à la mort de Mohammed Saïd en 1963. Celui-ci estimait que la corvée imposée aux ouvriers égyptiens désorganisait la vie rurale de son pays. Cependant, la création de nouvelles machines à vapeur, dragues et excavatrices permirent la poursuite du chantier, avec seulement 4000 hommes à la place des 20 000 ouvriers des premières années. Le 14 août 1869, les eaux de la Méditerranée rejoignirent celles de la mer Rouge. Malgré les problèmes techniques et financiers et en dépit des difficultés créées par l’Angleterre qui craignait que la France ne s’ingère trop dans les affaires de la zone, les travaux furent menés à bien et le canal fut enfin inauguré officiellement le 17 novembre 1869 lors d’une cérémonie présidée par l’impératrice Eugénie accompagnée de Ferdinand de Lesseps. Au cours des premières années de l’exploitation du canal, les recettes de la compagnie universelle restèrent bien inférieures aux attentes. L’Egypte connut en conséquence une situation financière difficile et dût céder ses 170 000 actions à l’Angleterre en 1875. Les Anglais, ayant adopté un profil bas durant tout le projet de construction, renforcèrent désormais leur position non seulement par une présence militaire massive mais également par une proclamation officielle plaçant l’Egypte sous protectorat britannique. Bien que la domination britannique se perpétua au-delà de l’indépendance de l’Egypte en 1939, elle s’ébranla avec l’arrivée de Gamal Abdel-Nasser qui, avec la nationalisation du canal en 1959, déclencha une crise diplomatique mondiale. Cette décision entraîna l’intervention militaire de la France, du Royaume-Uni et d’Israël qui s’était vu refusé son droit de passage à la suite de la nationalisation. Les pressions des Etats-Unis et de l’Union Soviétique mirent finalement un terme au conflit et les Français et Britanniques furent contraints de retirer leurs troupes.