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Sâdegh Hedâyat est considéré comme le premier romancier moderne de l’Iran dont l’œuvre reflète des effets malheureux d’une rencontre : celle avec la modernité. Malgré la clairvoyance dont fait preuve cet écrivain, en critiquant la société superstitieuse et tyrannisée de son époque, il n’arrive cependant pas à se garder à l’écart des conséquences maléfiques de sa prise de conscience moderne. Il se trouve entre autre condamné à une solitude essentielle, marquant tout artiste moderne, mais qui paraît emporter Hedâyat dans le désert du solipsisme.
Le solipsisme vient du latin "solus", c’est-à-dire seul et "ipse", qui veut dire soi-même. Philosophiquement parlant, le solipsisme est une "théorie d’après laquelle il n’y aurait pour le sujet pensant d’autre réalité que lui-même". [1] Cette définition contient à n’en pas douter un sens moderne, en rapport avec le concept d’individualisme, lequel a répandu l’idée que chaque personne, prise isolément, a une valeur propre. Le solipsisme est cependant dénoncé dans la mesure où l’individu, dans cette optique, fraye avec les extrêmes : ce dernier considère alors son moi, ses sentiments et ses sensations comme "la seule réalité existante". Le solipsisme est pour ainsi dire une solitude essentielle qui n’est cette fois plus imposée par la présence de l’autre, mais volontairement recherchée. [2] C’est le repli de l’individu sur soi-même. Il peut en ce sens être pris en rapport avec un certain scepticisme qui remet en cause toute réalité autre que soi. A ce titre et d’une certaine manière, il se rapporte aussi au romantisme. Nous pourrons en effet le définir comme une attitude qui va à l’encontre du réalisme de l’autre et se rapproche du romantisme du soi.
La fuite du monde humain, la recherche de l’ombre ou de l’obscurité, le désir de se retirer dans les endroits clos, l’aspiration à partir au loin constituent les principaux thèmes du solipsisme. Chez Hedâyat, cette attitude trouve une autre expression dans le choix de l’écriture : "Contre le monde qui finira par le broyer, déclare Ishaghpour, il avait choisi d’écrire. C’était son unique force" [3]. Le narrateur de La chouette aveugle affirme ce principe par son désir d’écrire même s’il ne s’adresse qu’à son ombre. Ce personnage représente le plus haut degré du solipsisme puisqu’il réduit les autres à l’image d’ombres errantes.
Hourâ Yâvarî estime que si cet ouvrage a pu fasciner ses lecteurs, c’est notamment en raison de l’image qu’il présente de la société iranienne ; Hedâyat, nous dit ce critique, représente l’Iran de l’époque comme un substrat culturel où tout subit indifféremment la perversion : aucune différence entre le boucher, le fossoyeur, la canaille, la prostituée et le vieillard bossu : "Nous sommes tous de la même espèce" [4], dit Hourâ Yâvarî. Dans ces conditions, l’œuvre hedâyatienne met au monde des personnages incapables de s’adapter à cette société, restés isolés et en marge du monde. Mais cette marginalité n’est pas due essentiellement au refus de la société à les accepter, elle émane aussi de leur quête obsédante de la solitude.
Si le personnage de La chouette aveugle déclare que "tous les ponts sont coupés entre (lui) et le monde des vivants" [5], il en est satisfait et ne cherche pas à rétablir ces pont ; si, d’autre part, il découvre une forte ressemblance entre lui-même et ces "vivants", il se sent "à cent lieues des hommes". La vie parmi eux lui est "intolérable". Il souffre, à n’en pas douter, de l’humanité qui l’entoure ; c’est pourquoi on le retrouve dès le début du roman retiré dans sa chambre. Qui plus est, il pense être le seul à pouvoir supporter cette souffrance ; il est en effet persuadé de sa supériorité, "sur la canaille, sur la nature, sur les dieux" [6]. Aussi, se tient-il à l’écart des autres : "Je me retirai tout à fait, dit-il, de la société des hommes, du cercle des crétins et des heureux" [7]. Il se réjouit même de trouver sa demeure "en dehors de la ville, dans un coin silencieux et tranquille, à l’écart de la vie tumultueuse des hommes" [8].
L’homme hedâyatien ne cesse d’exprimer son désir de partir, au loin, loin du commun des hommes, pour trouver refuge dans un endroit tranquille : "On ne peut pas faire mieux, dit le même personnage, qu’imiter les butors qui passent leur temps au nord de la mer à s’étirer les ailes dans leur solitude" [9]. Dans Les masques, nous nous trouvons d’emblée, comme de coutume avec les textes d’Hedâyat, dans l’ambiance triste d’"(…) un de ces temps lourds et visqueux qui oppressent le cœur, où on souhaiterait être dans un coin désert, loin de la ville (…)". Le protagoniste du récit, Manoutchehr, figure parmi "ceux qui (…) s’ils font bien des choses ont l’esprit ailleurs" [10]. Cette aspiration marque de la même manière les deux acteurs principaux de L’abîme, où Ahmad et sa sœur cadette rêvent de l’ailleurs, d’un village lointain. L’enterré vivant désire, lui aussi, s’en aller loin, là où il sera oublié. Mais la fuite du monde et le repli sur soi sont aussi et surtout représentés dans La chambre noire, que l’écrivain lui-même considère comme l’une de ses meilleures nouvelles. [11] Le héros de cette histoire est un homme d’âge moyen fuyant la ville et la société pour aller habiter un village dont l’image est pour lui celle d’"un vieux monde perdu", et où il peut vivre loin du tapage du "monde des nouveaux riches". Il déclare aussi qu’il n’a jamais "pris part aux plaisirs des autres", qu’il a toujours souhaité rester absolument en dehors des événements du monde extérieur et "se protéger du contact des hommes". Pour cela, il s’est construit une chambre spéciale dans sa maison, qui n’offre aucune issue sur le monde extérieur.
La quête de solitude et le repli sur soi obsèdent ainsi l’écrivain tout au long de son œuvre. Cette obsession devient particulièrement pathétique chez le héros de La chouette aveugle. Celui-ci s’effraie à l’idée que "les atomes" de sa chair se mêlent après sa mort à "ceux de la canaille" [12]. Il est à ce point pris de panique à l’idée d’une nouvelle existence, qu’il préfère vivre "à l’ombre des colonnes d’un temple de Lingam, à marcher de long en large en évitant soigneusement de laisser le soleil le heurter et la voix des hommes ou les bruits de la vie lui irriter les oreilles" [13].
Cette fuite loin du soleil pour retrouver le refuge dans l’ombre, dans l’obscurité, mérite la réflexion. L’ombre et l’obscurité caractérisent l’atmosphère de la presque totalité des récits de Hedâyat ; elles constituent le climat de son œuvre : "J’avais plaisir à rester dans l’obscurité, dit le narrateur de La chouette aveugle. L’obscurité, cette matière épaisse et fluide, qui s’infiltre en tous lieux et en toutes choses, je m’y étais accoutumé" [14]. Dans La chambre noire, le personnage principal déclare qu’il n’aime pas la lumière : "Devant le soleil, dit-il, tout s’affadit et se banalise" [15]. Et un peu plus loin, il estime que "la peur et l’obscurité sont à l’origine de la beauté" [16]. Ce goût pour l’obscurité ne manque pas de créer chez le héros une grande aspiration à partir du vers "une île perdue, loin des hommes". Il nous ramène ainsi dans le même désert de solitude.
[1] Définition du Petit Robert, l’entrée "solipsisme".
[2] La recherche de solitude chez Hedâyat peut trouver son origine dans la fuite de l’écrivain devant une société "hypocrite", de "la cruauté et la férocité sanguinaire des hommes", de "la canaille". La plupart des critiques vont dans ce sens pour expliquer la solitude de l’écrivain (voir par exemple L’interprétation de La chouette aveugle, le récit d’une vie de M.T. Ghiyâssi, Téhéran, Éd. Niloofar, 1377 (1998). C’est sans tenir compte de son tempérament naturellement solipsiste, reflété dans toute son œuvre, de jeunesse ou de la maturité.
[3] Youssef Isshaghpour, Le tombeau de Sâdegh Hedâyat, Tours, Éd. Farrago, 1999, p.19.
[4] Psychologie et littérature, op.cit, p.214.
[5] Sâdegh Hedâyat, La chouette aveugle, traduction par Roger Lescot, Paris, Éd. José Corti, 1953, p.84.
[6] Ibid., p.169.
[7] Ibid., p.27.
[8] Ibid.
[9] Ibid., p.80. Cette métaphore nous rappelle le poème de Baudelaire, L’albatros, "exilé sur le sol au milieu des huées", qui révèle chez le poète la conscience d’être différent mais surtout inadapté à la vie en société.
[10] Sâdegh Hedâyat, L’homme qui tua son désir, traduction collective, Paris, Éd. Phébus, 1998, p.118.
[11] "La chambre noire est très valable. Elle est originale", disait Hedâyat (Farzâneh, M.F., Rencontres avec Sâdegh Hedâyat, le parcours d’une initiation, Paris, Éd. José Corti, 1993).
[12] La chouette aveugle, op.cit., P. 150.
[13] Ibid., P. 151-152.
[14] Ibid., P. 140.
[15] L’abîme et autres récits, traduction par D. Derakhshesh, Paris, Éd. José Corti, 1987, P. 41.
[16] Ibid.