|
Voir en ligne : 2ème partie
- Goli Taraghi
“Mon père était souvent en train d’écrire. Je me mettais à coté de lui et voyais qu’il plongeait sa plume dans l’encre, et que c’était de cette encre magique que sortaient toutes les paroles et histoires. Une fois seule, j’ai plongé un à un mes doigts dans l’encre et les ai passés sur la table, la nappe, mes vêtements et mon visage, et j’ai ainsi commencé ma première histoire en faisant un gâchis jouissif qui continue toujours.” [1]
Goli Taraghi est l’une des écrivaines iraniennes les plus lues et les plus connues, ainsi que l’une des nouvellistes les plus importantes de la littérature persane. En outre, Christophe Balay la considère comme l’écrivain iranien le plus important et le plus en vue parmi ceux étant influencés par la culture française. [2] Bien qu’elle réside en France depuis presque trente ans, elle continue toujours à écrire en persan. Elle maintient ainsi un contact étroit avec son pays et sa langue natale.
Goli Taraghi naît en 1939 (1318) dans le quartier Shemirân de Téhéran. Son père, Lotfollah Taraghi, était avocat mais aussi un homme de lettres qui dirigeait la revue Taraghi, dans laquelle écrivaient certains écrivains connus. Celui-ci joua un grand rôle dans la vie de la jeune Goli en l’initiant dès l’enfance au monde des lettres. Elle goûte le plaisir de l’écriture en regardant son père écrire, bien avant de vivre de sa plume.
"J’ai sans doute hérité de mon père le souhait d’être écrivain. Ou bien son image était tellement forte dans mon esprit que j’ai voulu lui ressembler. Mon père était le propriétaire de la revue Taraghi. Il écrivait aussi des romans : Djinn dans le bain de Sanegueladj, La Dame indienne (sa première œuvre) ou Les amours de Nâser ed-Din Shâh que ma mère m’avait interdit de lire à l’époque. Mon père était souvent en train d’écrire. Je me mettais à coté de lui et voyais qu’il plongeait sa plume dans l’encre, et que c’était de cette encre magique que sortaient toutes les paroles et histoires. Une fois seule, j’ai plongé un à un mes doigts dans l’encre et les ait passés sur la table, la nappe, mes vêtements et mon visage, et j’ai ainsi commencé ma première histoire en faisant un gâchis jouissif qui continue toujours." [3].
Après le lycée, Goli Taraghi est envoyée par son père aux Etats-Unis. Elle y étudie la philosophie. C’est là qu’elle fait connaissance des œuvres et des pensées de Jung dont elle devient le disciple. On peut également trouver les traces de sa pensée dans ses livres, comme elle le déclare elle-même. Elle rentre en Iran, en 1963 (1342) et s’inscrit à l’Université de Téhéran pour y continuer ses études dans le domaine de la philosophie islamique, au niveau doctorat. Mais elle y renonce après trois ans. C’est à cette même époque qu’elle commence à écrire des articles littéraires comme "Âyandeguân" (La Postérité), "Kétâb-é alefbâ" (Le livre de l’alphabet) qu’elle publie dans différentes revues littéraires. Ces articles abordent en général ses sujets favoris, notamment la question du mythe et des archétypes (selon Jung), et la philosophie existentialiste. Durant cette même période de recherche et d’expérience, Taraghi enseigne elle-même à la faculté des beaux-arts de l’Université de Téhéran. A la demande de Bahrâm Beyzâ’i, elle y dirige un cours sur la connaissance des mythes et des allégories (symbologie).
Encouragée par Forough Farokhzâd avec qui elle entretenait un lien d’amitié, elle publie sa première nouvelle en 1965. Intitulée "Rendez-vous" (Miâ’d), elle fut publiée dans la revue Andisheh va Honar (Pensée et Art) grâce à Shamim-e Bahâr qui collaborait avec cette revue. Elle y publie quelques autres nouvelles puis, en 1967, elle publie le recueil de nouvelles Moi aussi je suis Che Guevara. Elle y aborde notamment les thèmes de la liberté, de l’exil et du choix, thèmes de prédilection qui apparaissent dès ses premiers recueils.
"Quant au contenu, la question qui m’occupait l’esprit – dès histoires de mon premier recueil jusqu’à mon dernier livre - était unique, et s’est répétée sous des formes différentes : celle de la notion de liberté et de choix. Peut-on dominer notre destin ? Peut-on choisir notre manière de vivre et changer de voie ? Peut-on protester et persister dans cette protestation et se révolter ? La révolte existentielle. Mourir à soi-même et renaître. Monsieur Heydari, le héros de la nouvelle "Moi aussi je suis Che Guevara", s’aperçoit soudainement du passage du temps le soir de ses quarante ans, et s’aperçoit qu’aucun de ses souhaits ne s’est réalisé. Une angoisse radicale l’envahit. La crainte de la vieillesse, de la mort et de la poursuite d’une vie vide et fastidieuse crée en lui une révolte passagère. Il jette par terre le plat du dîner de ses enfants et décide de changer le cours de sa vie. Mais ce soulèvement est éphémère. Il faut de la volonté et du choix pour changer la vie. Il faut du courage ; tandis que la plupart des hommes n’ont pas ce courage et reculent". [4]
Le recueil Moi aussi je suis Che Guevara n’est réédité en Iran que 32 ans après sa première édition. Goli Taraghi, dont le regard et l’écriture se sont beaucoup approfondis au cours du temps, évoque ainsi la réédition de ce livre : "ce sont l’insistance et l’encouragement des autres qui m’ont amenée à consentir à la réédition de ce recueil. Mais il est souhaitable que l’on sache d’où nous sommes partis, et où nous sommes arrivés. Chaque écrivain a des travaux bons ou mauvais, amers ou doux et tant mieux si ses écrits les plus faibles appartiennent au début de sa carrière. Car cela pourrait bien être le contraire". [5]
Le second livre de Taraghi, intitulé Sommeil d’hiver, paraît en 1975. Taraghi, qui n’a écrit jusque là que des nouvelles, expérimente un nouveau genre en écrivant ce roman. Ce livre reprend le même thème que son premier livre, tout en l’approfondissant davantage.
"Son titre permet de comprendre ce dont ce livre traite. Les personnages de ce roman sont des fantômes somnolents et dépourvus de volonté. Ils vivotent en marge de l’Histoire et de la vie. Ils sont arrêtés sur une ligne du temps. Ce sont sept hommes vieux qui examinent leur vie et leur passé. La vie de chacun d’eux n’est que regret ancien et désir perdu. Ces hommes ont vieilli dans l’espoir d’arriver ailleurs et sur un autre chemin. Condamnés et emprisonnés, ils ont passé leurs journées dans un cercle clos. L’un dit à l’autre : "Nous sommes des hommes méprisables. Si nous renaissions encore cent fois, nous continuerions la même voie. Il n’y a pas d’autre chemin pour nous." La froideur de ces hommes, leur lâcheté et leur peur de prendre une décision, le sommeil hivernal de ces personnages, se référent tous à moi-même et ils ont puisé certainement leurs racines dans mon propre silence mental. Les symboles et les messages artistiques ont un contenu inconscient.
L’ambiance de ce livre représente celle d’une société arrêtée et gelée, une société qui bout de l’intérieur sans avoir le pouvoir d’exploser. Je me demande pourquoi. Et je m’étonne de tant de désespoir. Je cherche cet homme et je vois que ces hommes sont liés les uns aux autres. Ils n’ont pas d’individualité. Ils vivent en groupe et en tribu. [...] Les héros de Sommeil d’hiver ne sont pas encore arrivés à l’éveil individuel. Ils dorment et n’ont pas le courage d’être conscients" [6], dit Goli Taraghi à propos de ce livre.
On peut considérer cette œuvre comme l’un des romans importants de notre littérature. Ce livre est également traduit en français. Durant une table ronde organisée par Radio France, le commentaire suivant fut prononcé : "Sommeil d’hiver représente la vie publique et tribale des hommes qui sentent la présence inévitable de la modernité et qui ont peur de la nécessité de l’individualité et du fait d’accepter seul et individuellement toute responsabilité." [7]
Une autre particularité de la plume de Taraghi apparaissant dès ses premiers écrits et s’affirmant encore davantage dans son deuxième livre est le caractère neutre de son écriture. Cela veut dire que l’on ne peut qualifier l’écriture de Taraghi de "féminine", bien que son auteur soit une femme. Selon Taraghi, les questions de sexualité et de nationalité ne se posent plus à partir d’une certaine étape de la création. Dans la majorité de ses histoires, les personnages principaux sont les hommes. Elle dit à ce propos : "On m’a demandé pourquoi les héros de mes histoires sont souvent des hommes. A mon avis, cette question n’a pas lieu d’être posée. L’être humain est un mélange de masculin et de féminin, et dans le champ de l’imagination, cette division disparaît. C’est pourquoi je ne crois pas à la littérature féminine ou masculine. L’art ne différencie pas l’homme et la femme. Mais, peut-être il y aurait aussi une autre raison : une sorte d’autocensure. Je ne souhaite pas être reconnue et me cache derrière de vieux hommes, ou je pense que l’on peut dire les paroles philosophiques de la bouche d’un homme plus facilement et plus logiquement [que de la bouche d’une femme]." [8]
Quand la révolution éclate en Iran, elle part en France, un voyage envisagé pour une durée d’an, mais qui s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui. Elle n’a rien écrit pendant plusieurs années, mais a publié de nouveau plusieurs ouvrages par la suite.
* Dans son entretien avec Le monde paru dans l’édition du 25 mai 2007, on présente Goli Taraghi comme une "chroniqueuse du déracinement et de la quête de soi".
Bibliographie
Entretiens avec Goli Taraghi : |
[1] Fani, Kâmrân et Dehbâshi, Ali, Goftegou bâ Goli Taraghi (Entretien avec Goli Taraghi), revue Bokhârâ, No.19, 1380 (2001), p.32.
[2] Sommeil d’hiver : sur Goli Taraghi.
[3] Ibid. pp.31-32.
[4] Daghighi, Mojdeh, Nasr bâyad mesl-e lebâs be tan-e khânandeh beravad, Revue mensuelle des femmes (Mâhnâmeh Zanân), No.76, 1380 (2001), p. 28-29.
[5] Karimi, Mehdi. Ziâfat-e Khâterehâ, l’article paru dans le livre Goli Taraghi, Editions Ghatreh, 1382 (2002), p.45.
[6] Op. cit., Daghighi, Mojdeh, Nasr bâyad mesl-e lebâs be tan-e khanande beravad, p.29.
[7] Citation figurant sur la quatrième couverture du Sommeil hivernal.
[8] Fani, Kâmrân et Dehbâshi, Ali, Goftegou bâ Goli Taraghi (Entretien avec Goli Taraghi), revue Bokhârâ, No.19, 1380 (2001), pp.38-39.