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L’élégant bâtiment de la bibliothèque Malek est niché derrière la belle porte Melli, au cœur du centre historique de Téhéran. Situé dans l’ancienne avenue Barg-e Melli, et parfaitement intégré à son environnement parmi les bâtiments récemment rénovés du ministère des affaires étrangères, c’est un bel exemple d’architecture iranienne traditionnelle d’époque qâdjâre.L’histoire exceptionnelle de cette bibliothèque, créée par Hossein Aghâ Malek, nous a été contée par sa fille Ezzat Malek Soudâvar et son petit-fils Abol’alâ Soudâvar, rencontrés récemment à Paris.
Hossein Aghâ Malek (1875-1971) était grand amateur d’antiquités et de livres précieux. Il avait commencé à collectionner des livres d’études rédigés en arabe et avait réuni, au fil des années, une importante collection de manuscrits et de livres anciens. Le responsable de sa bibliothèque, Monsieur Soheyli, qui avait lui-même une excellente connaissance du monde des livres, était chargé d’acheter les ouvrages. Ces achats se faisaient principalement auprès des familles princières qâdjâres. Ezzat Malek Soudâvar reconnait à Monsieur Soheyli le grand mérite d’avoir été l’acteur principal de l’enrichissement de la bibliothèque de son père.
La fondation Malek est créée en 1937, lorsque Hossein Aghâ Malek, qui souhaite que ses biens soient conservés dans un musée afin d’en assurer la préservation, lègue sa fortune à Astân-e Qods Razavi, institution religieuse qui gère les legs et donations faits au profit du tombeau du huitième imâm à Mashhad. Ces donations s’étaleront sur plusieurs années, la première, celle de 1937, concernait les ouvrages de la bibliothèque. Aux biens mobiliers composés de diverses œuvres d’art, fut ajoutée une fortune foncière considérable ; ces terres, situées dans le Khorâssân, seraient plus étendues que le territoire de la Suisse. Les revenus de ces terres doivent, selon les termes de la donation Malek, permettre l’entretien du musée et de la bibliothèque et des quelques institutions médicales créées par Hossein Aghâ Malek destinées à soigner les gens qui travaillent sur ses terres.
Avant que le musée actuel ne soit construit, la bibliothèque était installée dans la maison familiale qui se trouve toujours au sein du bazar de Téhéran, dans le quartier nommé Beyn-ol-haramein, (Entre les lieux saints), car situé entre la Masjed-e Shâh, la mosquée du Shâh (devenue mosquée de l’Imâm) et la Masjed-e Jom’eh, la mosquée du vendredi. Cette maison appartenait à l’origine au père de Hossein Aghâ Malek. Abol’alâ Soudâvar se souvient que son grand-père s’amusait d’avoir sa maison à un endroit tellement difficile d’accès, que même le roi devait venir à pied pour lui rendre visite. Cette maison est actuellement en restauration, sa destination n’a pas encore été arrêtée, elle pourrait devenir lieu d’expositions ou école d’artisanat portant sur les techniques du livre, enluminure, restauration, reliure, etc.
Le musée de l’avenue Bâgh-e Melli fut inauguré en 1997, et ouvert immédiatement aux visiteurs. Le terrain sur lequel il est bâti avait fait l’objet d’un échange entre la ville et Hossein Aghaâ Malek contre un autre terrain situé près du futur palais de Sa’âd Abâd, que Rezâ Shâh convoitait. Du temps de Hossein Aghâ Malek, ce terrain avait été délaissé, et le Ministère des affaires étrangères l’avait occupé pour y installer sa base d’hélicoptère. Après la Révolution islamique, Ezzat Malek Soudâvar entreprit des démarches pour que ce terrain soit remis à la disposition de la fondation Malek. Après quelques difficultés, le terrain fut récupéré et la fondation Malek put y bâtir le nouveau bâtiment pour y transférer musée et bibliothèque.
Au XIXe siècle, cette famille de grands marchands iraniens turcophones était installée à Tabriz. Elle se consacrait aux échanges commerciaux avec l’Asie, et principalement avec la Russie, le partenaire commercial le plus important de l’Iran à cette époque.
En 1834, à la mort de Fath Ali Shâh, le prince héritier qui, par tradition, était établi à Tabriz, était Mohammed Mirzâ. Le futur Mohammed Shâh, pas assez fortuné pour se rendre à Téhéran, emprunta de l’argent au grand père d’Hossein Aghâ Malek. Une relation s’établit à cette occasion entre la famille qâdjâre et la famille Malek et le grand-père d’Hossein Aghâ Malek fut nommé par le nouveau roi Malek-ot-Tojjâr, roi des marchands. Ce titre faisait de lui le plus puissant fournisseur du royaume. C’est ainsi qu’il participa aux expositions universelles de France et d’Angleterre. Des certificats, attestant de la participation de la famille à ces expositions, se trouvent dans les collections du musée Malek.
Plus tard, son fils, homme au caractère vif, quelque peu faiseur de troubles et manipulateur du bazar, organisa la révolte contre la régie du tabac octroyée aux Anglais. Mis plusieurs fois en prison, mais considéré par Nassereddin Shâh comme la personne la plus influente du bazar, il en fut finalement tiré pour lui confier la lettre de révocation de la régie. Après ces événements, il fit fortune et acheta, avec les revenus de son commerce, les terres que le roi et les nobles vendaient au Khorâssân.
Hossein Aghâ Malek fut envoyé par son père à Mashhad pour administrer ses terres du Khorâssân. Afin de s’assurer une alliance décisive dans la région, il épousa la fille de la famille religieuse la plus importante de la ville. Cette famille était celle du motevali (le responsable) d’une fondation indépendante, celle de la mosquée Goharshâd [1], proche du tombeau de l’Imâm Rezâ, attachée à Astân-e Qods Razavi. Par tradition et jusqu’à la révolution islamique, le motevali d’Astân-e Qods Razavi était toujours le roi. Comme il n’était jamais présent, la famille du motevali de la mosquée Goharshâd était la plus importante de la ville.
Peu avant la révolution constitutionnelle, le père de Hossein Aghâ Malek, Hâjj Kâzem Malek-ot-Tojjâr, créa à Tabriz la première société multi-actionnaire, Sherkat-e Melli, afin d’exploiter les possibilités de commerce avec la Russie. Au prix d’une donation au roi, il obtint une concession pour construire une route à péage qu’il transféra à ladite société. Le roi la lui accorda d’autant plus volontiers que le gouvernement iranien, malgré l’intérêt qu’il portait aux échanges avec la Russie, n’était pas suffisamment organisé pour mener à bien ce projet. Cette route reliait Tabriz et Astara, et devait se poursuivre en Russie. Le projet, soutenu en partie par les Russes, prit une tournure politique quand les Anglais essayèrent de le faire échouer. Débâcle, procès et faillite s’en suivirent et finalement Hâjj Kâzem dut dédommager toutes les parties en cause.
Malgré des détournements de fonds prélevés sur les bénéfices par des agents peu scrupuleux, placés dans les provinces, puis la faillite de la compagnie qui l’entretenait, due à ses autres activités, cette route a pu être longtemps entretenue et dégagea un bénéfice important. Au cours des dernières années qui ont précédé la révolution islamique, elle connut un vif succès. Elle permit à l’Iran de s’approvisionner en matières premières russes, comme le papier par exemple.
La bibliothèque Malek est réputée pour ses ouvrages précieux. Elle possède des exemplaires uniques de réputation mondiale, datés du XIe au XIVe siècles, qui présentent un intérêt majeur pour les chercheurs et les spécialistes. Elle possède plus de 19 000 titres de livres anciens et de manuscrits, et environ 60 000 titres de livres imprimés, qui touchent tous les domaines, en particulier les sciences islamiques, humaines et politiques. Petite liste, non exhaustive, des manuscrits les plus remarquables :
Une centaine d’ouvrages d’Avicenne (Ibn Sina) dont son célèbre Canon de médecine,
Un précis de géométrie d’Euclide (Oqlidos en persan) écrit en 343 H.A. (954),
Un manuscrit de Arbaïn, œuvre de Sheikh Bahâ’i (savant de l’époque safavide), calligraphié par Mollâ Sadrâ,
Quelques écrits de Sheikh Bahâ’i dont son célèbre poème intitulé Kashkoul (ainsi que le seul portrait qu’on connaisse de cet éminent personnage),
Un Coran écrit par Vesâl Shirâzi,
Les œuvres de Fârâbi,
Un Coran manuscrit en coufique, attribué à Emâm Hassan Mojtabâ (le deuxième imam de la tradition chiite,
Des œuvres de Attâr Neyshâbouri,
Un Shâhnâmeh précieux de Bâysonghor daté de 833 HA (1429),
Un Shâhnâmeh très ancien écrit par Mahmoud Ebn-e Mirân Ebn-e Ebrâhim au 8e siècle HA (XIVe siècle),
Le Shâhnâmeh sangui illustré et imprimé à Bombay,
Des manuscrits de Nâsser-eddin Shâh qâdjâr,
Le contrat de mariage de Amir Kabir avec Malekzâdeh Khânum, sœur de Nâsser-eddin Shâh.
Les vastes locaux de la bibliothèque sont composés de :
deux salles de consultation de chacune 360 m², 230 places assises et 70 tables de lecture, réunissant 40 000 titres,
une salle de conservation de manuscrits anciens, réservée aux chercheurs, accessible sur rendez-vous. Chaque manuscrit est mis sur microfilm,
une salle des périodiques : 400 titres y sont conservés. Certains exemplaires sont anciens, comme ceux de Vaghâye Ettefâghieh (Le Journal des événements), qui fut le premier périodique imprimé en Iran. Sa première parution est datée du 7 février 1851. Son titre initial était Petite gazette des informations de la Perse,
une salle des manuscrits et des lithographies tous numérisés, consultables et imprimables à partir de CD-Rom.
Les œuvres de la donation initiale sont présentées dans plusieurs salles :
La galerie d’art : elle contient de belles pièces d’ameublement et des peintures dont quelques copies de peintres français, quatorze tableaux de Kamâl-ol-Molk, appartenant en majorité à l’époque où le peintre faisait ses études en France. On peut y admirer aussi les deux dernières œuvres du maître : le Nord de Téhéran et Homme âgé en étudiant (très émouvantes quand on sait que ces œuvres n’ont pu être terminées car entre-temps, Kamâl-ol-Molk était devenu aveugle).
Une seconde salle est consacrée aux plumiers précieux d’époque qâdjâre, en papier mâché.
Une troisième salle, contenant une collection exceptionnelle de Corans anciens et des peintures, notamment de Sani-ol-Molk, a été récemment installée grâce à une donation faite par Madame Ezzat Malek Soudâvar, administratice de la bibliothèque.
La galerie des monnaies : 600 pièces de monnaies précieuses y sont présentées mais le musée en possède un plus grand nombre. Les plus anciennes datent du VIe siècle av. J.-C. L’une des plus remarquables est celle de la consécration de l’Imâm Rezâ, (VIIIe siècle). On peut admirer aussi des monnaies de l’empire achéménide. Une partie de cette galerie est consacrée aux médailles commémoratives, iraniennes et internationales, comme celles de Einstein et Beethoven ou encore des monnaies des prophètes juifs frappées au Vatican.
La galerie de tapis : On y présente des tapis uniques, notamment le tapis de Sanandaj, qui a 160 ans et un autre tapis ornementé en relief de Kâshân, qui a 116 ans.
La galerie du timbre : à remarquer, les timbres iraniens de la série Bâgheri qui datent de 1868 et des timbres historiques du Général Franco (Espagne).
Abol’alâ Soudâvar nous explique qu’institutionnellement, la donation Malek (Moqoufât-e Malek), réalisée sous forme de waqf [2], doit être gérée par un responsable, le motevali. A l’origine, celui choisi par Hossein Aghâ Malek était le motevali d’Astân-e Qods Razavi (qui était traditionellement le roi d’Iran). En contrepartie, le donateur avait désigné deux administrateurs pour assurer le contrôle des décisions du motevali. Pour la bibliothèque, il avait choisi deux de ses filles, Ezzat Malek et Malek Malek pour remplir les tâches de nezârat. Malek Malek, aujourd’hui décédée, n’a pas été remplacée à ce jour, ce qui est contraire aux volontés exprimées par Hossein Aghâ Malek.
Des difficultés de gestion ont commencé à se manifester sous le régime du Shâh. A la mort d’Hossein Aghâ Malek en 1971, des tentatives de mainmise sur les richesses de la fondation eurent lieu. Les clauses de la donation ne furent pas respectées, notamment Ezzat Malek, administratrice désignée par son père, fut écartée. Or, l’adjoint du motevali de la fondation Malek était le gouverneur de la province du Khorâssân. Il était difficile dans ces conditions d’engager une action juridique car, faire un procès à l’adjoint du motevali, revenait à le faire au Shâh d’Iran.
Aujourd’hui, la situation en est à peu près au même point. La carence de gestion qui en résulte empêche un accès fonctionnel et optimum des chercheurs aux ouvrages, tel que l’avait souhaité Hossein Aghâ Malek lors de la création du waqf. Les ressources considérables dont la fondation Malek dispose pourraient être mieux utilisées. De nouveaux achats pour enrichir la collection et la mise en place d’une équipe de spécialistes capables d’évaluer la valeur des textes sont nécessaires. Des expositions temporaires, telle que celle qu’avait organisée Hossein Aghâ Malek à l’occasion du millénaire d’Avicenne, feraient découvrir à un large public les manuscrits jusqu’ici réservés aux chercheurs.
Malgré ces difficultés, Abol’alâ Soudâvar considère qu’avoir mis la donation sous l’égide de Astân-e Qods Razavi fut une sage décision de la part de son grand-père, puisqu’elle permit la préservation de la collection, alors qu’un grand nombre de donations privées ont irrémédiablement été perdues durant les dernières décennies. La vigilance reste néanmoins de mise quant au respect des clauses et conditions voulues par le donateur.
[1] Goharshâd est le nom d’une princesse timouride, femme du fils de Tamerlan.
[2] Le waqf est une propriété inaliénable qui appartient à une personne morale (association, communauté, hospice, etc.) non transmissible de main en main et qui échappe au régime des successions. Bien connue du monde musulman, le waqf existe également en Occident sous le nom de bien de mainmorte.
Pour plus de précisions sur ce sujet, voir l’article de Mohammad-Javad Mohammadi Le Waqf un héritage éternel (Revue de Téhéran - décembre 2005).