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La guerre et l’opium,
l’essor d’une économie parallèle face aux enjeux du développement de l’Afghanistan
L’Afghanistan représente pour les observateurs internationaux un laboratoire permettant de comprendre et d’anticiper la gestion collective des crises, ainsi que de faire évoluer le concept d’opération civilo-militaire. Les objectifs de sécurisation et de reconstruction ont succédé aux opérations strictement militaires et doivent contribuer à moyen terme à pacifier la région.
Or, depuis 2001, la stratégie américaine en Afghanistan considère l’éradication de la culture du pavot et de son trafic comme le préalable indispensable à la lutte contre le terrorisme (soit les activités des taliban et de Al-Qaeda) et à la pérennité des processus de développement.
Deux arguments soutiennent cette conception. En premier lieu, le trafic de stupéfiants nuit au développement de l’économie afghane. Peu rémunérateur pour les paysans et entretenant un marché parallèle important, il fragilise les secteurs économiques légaux en finançant les activités des seigneurs de la guerre et en alimentant les pratiques de corruption. Le deuxième argument repose sur la lutte plus globale contre les circuits de la drogue au regard des dangers qu’ils présentent pour nos sociétés.
Dans un contexte de pauvreté importante et de déliquescence des institutions nationales, la culture du pavot représente néanmoins une ressource économique essentielle qui constitue le tiers du PIB national. Si cette production comporte des risques conséquents pour la reconstruction afghane, une politique répressive entraînant une diminution trop rapide des surfaces cultivées, sans compensations, ni alternatives, remettrait en question la viabilité financière de l’Etat afghan, ainsi que les conditions de survie d’une partie importante de sa population rurale.
Les enjeux liés à la production d’opium invitent ainsi à une prudence dans la définition des objectifs de court terme (notamment au travers de la recherche d’un équilibre entre interdiction, répression et compensation) et incitent à un investissement de long terme de la communauté internationale afin de répondre aux causes profondes du recours à l’illégalité.
En effet, la culture des opiacés est l’illustration de l’établissement durable d’une économie de guerre civile entretenue par le sous-développement et la succession de crises politiques graves au cours de l’histoire récente du pays.
La géographie physique de l’Afghanistan dresse le portrait d’un espace très compartimenté par un relief accidenté (l’altitude moyenne du pays est de 1300 mètres) et marqué par une forte différence entre la grande plaine du Nord et les montagnes et déserts du Sud. Les activités agricoles et pastorales maintiennent dans une situation précaire les trois quarts de la population (les indicateurs sociaux sont très bas comme l’atteste l’Indice de Développement Humain du PNUD qui en 2004 classait l’Afghanistan en 174e position sur 178).
ہ cette pauvreté des populations et aux conditions difficiles qu’elles rencontrent, s’ajoute une histoire politique récente très conflictuelle. Le pays est un carrefour entre le monde turco-iranien et le sous-continent indien. Présenté comme une "anti-nation", il abrite des populations très diverses dont les plus importantes sont les pachtounes, les tadjiks, les ouzbeks et les hazaras. L’intervention de grandes puissances étrangères depuis la fin des années 80 (invasion soviétique en 1989, présence internationale depuis 2001) n’a pas permis de réduire l’influence acquise par les seigneurs de la guerre et leurs milices. De forts irrédentismes régionaux perdurent et fragilisent toute tentative de consolidation du pouvoir central.
Dans ce contexte, la culture de l’opium s’est développée au point de devenir une ressource économique indispensable à la fois pour le financement des différents groupes insurgés et pour les populations qui y puisent les moyens de leur survie. La question du sous-développement et de l’amplitude des efforts de la communauté internationale en faveur de l’Afghanistan est donc déterminante en matière de lutte contre la production d’opiacés.
Alors que la culture du pavot était marginale dans les années 70 et concernait uniquement les paysans les plus pauvres des provinces du Sud, l’Afghanistan est aujourd’hui le premier (et presque l’unique) producteur d’opium au monde, puisqu’il produit 92% de la production mondiale [1]. Selon l’ONU, 90% de l’opium afghan est converti localement en héroïne ou en morphine.
La culture du pavot est particulièrement adaptée aux conditions climatiques afghanes puisqu’elle est peu exigeante en eau et adaptée au relief. Elle rapporte aux paysans neuf fois plus de revenus que la culture du blé et en 2006, 2,9 millions de personnes (soit 12% de la population) travaillaient à sa production. Elle occupe 130 000 hectares, soit 2,9% des terres effectivement cultivables. Les surfaces de culture sont réduites, dispersées géographiquement et emploient une forte main-d’œuvre.
L’augmentation de la production est principalement liée à deux facteurs. Le premier est la forte précarisation des populations rurales dont les modes de vie et de production ont été gravement perturbés par trente années de conflits (déplacements importants de population, émigrations subies, destruction des réseaux d’irrigation, de transports…). Les cultures traditionnelles et vivrières qui nécessitaient un système d’irrigation plus conséquent ont été délaissées au profit de la culture du pavot dont les revenus permettent bien souvent aux paysans de survivre. Le deuxième facteur repose sur la quasi-disparition de l’Etat et de ses capacités de contrôle des productions illégales. Le renforcement des seigneurs de la guerre et leur emprise sur les activités économiques locales participent à pérenniser les trafics qui leurs permettent d’entretenir leurs milices.
De plus, la demande mondiale de drogue est en augmentation et se traduit par un fort potentiel de croissance de la production d’opium et de ses dérivés. En parallèle, les autres pays producteurs (la Thaïlande, la Birmanie et le Laos au sein du Triangle d’or et le Pakistan et l’Iran dans le Croissant d’or) ont connu une forte décroissance, voire une disparition de leur production du fait de stratégies de répression autoritaires et très efficaces. L’Afghanistan, au carrefour de nombreuses routes commerciales et disposant de la main d’œuvre et des surfaces nécessaires, est ainsi devenu le principal fournisseur d’opiacés au monde.
Face à cette situation, les forces internationales ont élaboré avec le gouvernement afghan des stratégies aux objectifs complémentaires, mais dont l’application se trouve confrontée à un manque de coordination : il s’agit d’œuvrer à la sécurisation et à la reconstruction de l’Etat afghan grâce au renforcement des institutions nationales, du développement économique et de la lutte contre les mouvements insurrectionnels. Les politiques de répression de la culture du pavot interviennent à la marge de cette conception globale et sont notamment le fait d’une volonté américaine et britannique forte. Néanmoins, les résultats mitigés obtenus après huit années d’interdiction entraînent aujourd’hui une remise en question des méthodes employées.
Le 17 janvier 2002, le gouvernement de Hamid Karzaï déclare que la culture du pavot, la vente et la consommation d’opium sont interdites sur le sol afghan. Les autorités afghanes mettent alors en œuvre la politique du National Drug Control Strategy (NDCS) qui, si elle relève de leur responsabilité, est appliquée par un organisme sous contrôle américain travaillant en liaison avec la police afghane, l’Afghan Eradication Force (AEF).
La lutte contre la production d’opium est ainsi fortement marquée par la conception américaine de la guerre contre la drogue. Développée depuis les années 70 en direction de pays d’Amérique Latine comme la Colombie ou du Triangle d’or, elle repose sur l’éradication rapide et agressive des cultures (notamment au travers de l’utilisation de l’épandage aérien de produits chimiques, auquel le gouvernement afghan s’est jusqu’à présent opposé). L’objectif est principalement de répondre au problème de la consommation d’héroïne aux Etats-Unis.
Cette filiation idéologique est illustrée notamment par la nomination au poste d’ambassadeur en Afghanistan de William Wood, précédemment ambassadeur en Colombie et en charge de superviser la lutte contre le narcotrafic.
Néanmoins, les efforts engagés en faveur de la réduction de la culture du pavot n’ont pas porté leurs fruits. Bien au contraire, la production d’opium a augmenté depuis 2001 pour atteindre en 2006 un record de 6100 tonnes (+60% entre 2005 et 2006) et une valeur de 2,8 milliards de dollars (soit 1/3 du PIB afghan).
La production a également gagné des provinces traditionnellement épargnées par ces cultures. Il y a dix ans, elle se concentrait dans dix provinces majoritairement au Sud. La politique d’éradication mise en œuvre a poussé les trafiquants à conquérir de nouveaux territoires. Selon l’ONUDC, 28 provinces sur 34 seraient actuellement productrices. Ainsi, la province de Balkh au nord du pays, est devenue la troisième province la plus productrice du pays à la suite de l’Uruzgan et du Helmond au Sud (cette dernière province concentre à elle seule le tiers de la production mondiale selon l’ONUDC).
Cette situation peut s’analyser au regard de la multiplication des acteurs engagés dans la lutte contre la culture du pavot. L’OTAN participe ainsi indirectement à cette politique. Les forces britanniques en difficulté dans leurs opérations d’éradication peuvent en effet faire appel aux troupes de la FIAS (Force Internationale d’Assistance à la Sécurité) engagées dans la lutte contre-insurrectionnelle. De la même façon, les troupes de la FIAS en opération dans les régions productrices peuvent intervenir, y compris dans le cadre des Provincial Reconstruction Team (PRT), dont le mandat ne comporte pas de volet dédié à la répression de la culture des opiacés.
Cette implication de forces internationales distinctes, parfois au-delà des missions inscrites dans leur mandat, pose la question de la cohérence et de la visibilité de l’action internationale.
De plus, ce sont les forces américaines et britanniques, soutenues par les mercenaires de Dyncorp, qui détruisent les plantations. Le risque de perdre la guerre de l’image face aux taliban auprès des populations rurales est important et se manifeste déjà dans certaines provinces où les insurgés ont su apporter une aide pragmatique aux agriculteurs (sous la forme d’une protection armée et d’une assistance économique).
En effet, ceux-ci ont su tirer les leçons des conséquences de l’interdiction lancée en 2000 par le Mollah Omar à l’encontre de la culture du pavot. En moins d’un an, 95% de la production est détruite, mais le caractère autoritaire des opérations menées entraîne une perte importante de popularité des taliban auprès des populations rurales auxquelles aucune solution de substitution suffisante n’est proposée.
Aujourd’hui, s’il n’existe pas de connections directes et systématiques entre les taliban et la culture du pavot, des ententes et des soutiens existent localement.
Face à ces résultats décevants, la NDCS est redéfinie en 2006 et décline huit objectifs complémentaires devant permettre à moyen terme de contrer la production d’opiacés. Ces objectifs visent à sensibiliser la population, accentuer la coopération internationale et régionale, proposer des programmes de développement économique alternatifs, réduire la demande, renforcer la police anti-drogue, rendre opérationnelle la justice pénale, consolider les institutions afghanes et maintenir les objectifs d’éradication. Néanmoins, les financements nécessaires à la conduite de front de l’ensemble de ces objectifs font défaut et le pilier de la politique de lutte contre la production d’opium reste les politiques de répression et d’éradication.
Certains groupes de pression (à l’exemple de Stop the Drug War) et certains Think Thank (tels que le Conseil de Senlis) ont avancé des arguments en faveur de la légalisation de la production d’opium. Cette proposition vise à préserver l’un des seuls circuits économiques fonctionnant correctement dans le pays afin de répondre aux besoins en codéine et en morphine dans le monde. La Turquie est citée comme exemple pour sa transition réussie de la culture illégale vers une exploitation à visée pharmaceutique soutenue par l’ONU et les Etats-Unis [2].
Néanmoins, les besoins mondiaux en opiacés sont faibles car, selon l’OMC, les législations internes encadrent fortement leur usage. La légalisation pourrait alors conduire à une offre surabondante qui ferait chuter la valeur de cette production. Enfin, il serait difficilement justifiable que l’Afghanistan bénéficie seul de cette mesure, tandis que son application aux autres pays producteurs (Triangle d’or et Colombie) conduirait à une situation économique non viable dans un contexte de faible demande. La proposition de légalisation est donc observée avec prudence par les observateurs internationaux.
La culture du pavot n’est pas une solution de long terme pour les populations rurales car elle constitue avant tout une économie de subsistance qui ne rapporte véritablement qu’aux trafiquants.
La décision américaine de lier le versement d’indemnités à la destruction préalable des cultures a privé d’effet l’incitation escomptée, d’autant que la forte corruption qui sévit dans les administrations afghanes rend hypothétique le versement des compensations financières à leurs bénéficiaires. Selon les recommandations du Programme des Nations Unies pour le contrôle interne des drogues, les aides doivent parvenir aux populations en amont du changement des cultures afin de l’encourager et d’assurer sa viabilité sur le moyen terme.
Les cultures légales doivent également devenir plus compétitives face à la culture du pavot, notamment grâce à des mesures d’accompagnement telles que l’approvisionnement en graines, le développement des systèmes d’irrigation et de transports, voire la subvention des cultures afghanes par la communauté internationale comme le coton, les fruits ou l’arachide.
En parallèle, les missions des acteurs internationaux doivent être précisées. L’objectif de sécurisation et de reconstruction apparaît un préalable indispensable à la constitution de structures étatiques capables d’impulser une politique agricole se substituant aux actuels réseaux illégaux. De même, la consolidation de l’Etat afghan pourra renforcer le dialogue régional nécessaire pour lutter contre les flux de marchandises transfrontaliers illégaux.
Ainsi, les enjeux liés à la production de l’opium questionnent la capacité de la communauté internationale à s’investir durablement aux côtés du gouvernement et de la population afghane. Contrairement à l’idée répandue selon laquelle la culture du pavot alimenterait le conflit actuel, celle-ci s’est imposée aux populations rurales les plus démunies face à la forte instabilité politique et économique du pays. Il s’agit ainsi de mettre en œuvre une stratégie de long terme permettant de lutter contre les seigneurs de la guerre qui profitent aujourd’hui de cette situation, tout en allégeant les pressions reposant sur les agriculteurs et en leur donnant les moyens de choisir des cultures légales.
[1] Chiffres issus de l’Afghanistan Opium Survey menée par l’UNODC en septembre 2006
[2] Ces derniers appliquent la loi des "80-20" qui rend obligatoire l’achat à l’Inde et à la Turquie par les Etats-Unis de 80% de leur opium à usage pharmaceutique.