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De l’Occident au monde perse, de la France à l’Afghanistan, une longue route faite de corridors à emprunter, de routes mythiques à défier, d’imaginaires collectifs auxquels se confronter. Et au bout de ce cheminement est l’Afghanistan, comme est Vladivostok sur le tracé du Transsibérien.
L’Afghanistan, une destination sans doute mythifiée, imaginée, rêvée par les gamins que nous étions. Mais qu’importe. Les mots du philosophe Gaston Bachelard résonnent encore dans nos têtes d’adulte dont l’innocence infantile perd parfois à se taire : "Tous nos rêves d’enfant sont à reprendre pour qu’ils gagnent leur plein essor de poésie." De ces rêves de gosses, nul écrivain n’en reviendra intact. Et se remettra d’ailleurs t’il un jour d’y avoir profané les terres ? Pas forcément. Certains auteurs ne disent jamais en revenir. De ce pays au bout du monde. Un petit coin de ciel bleu sur l’Île Saint Louis à Paris, et le blues du Panjshir s’abat sur le rivage en vague à l’âme. La poésie afghane est là, permanente. Immobile et muette, ineffable pour celui qui l’a apprivoisée. Tant d’encres versées sur des papiers n’ont pas suffit à enrayer cette attraction mystérieuse, envoûtante et poétique pour ce pays aux confins de l’Eurasie.
La réalité politique du pays demeure néanmoins violente et sanglante, comme le rappellent quotidiennement les médias.
Lorsque la suissesse Ella Maillart quitte l’Europe en juin 1939 pour s’élancer sur les routes en direction de l’Afghanistan en compagnie de l’écrivaine Anne Marie Schwarzenbach, c’est pour apprendre "comment on peut vivre avec son cœur". Au terme de ce voyage, elle aura compris que "même la mort pouvait être belle […] C’était peut-être parce que j’étais libérée de ma fièvre de voir le "pays caché par l’horizon"" (La Voie Cruelle). Un pays caché de l’Europe par des kilomètres de bandes de terres tantôt montagneuses, tantôt arides et désertes. Aller par-delà l’horizon, par-delà ce qui semble être une limite infranchissable.
Cette route vers l’Afghanistan est devenue un mythe, un symbole. Il y a dans tout itinéraire de voyageurs une part de quête initiatique qui met en jeu l’identité, une sorte de parcours socratique. Mettre à disposition son corps au service de l’indicible, ce qui éveillera des émotions puis suscitera du sens, des mots, des images. Se rendre disponible aux événements pour créer l’avènement. Cette "forme de manifestation de la nécessité" n’est pas sans rappeler le concept de "hasard objectif" cher à André Breton, dans Le Manifeste du Surréalisme. S’ouvrir donc au réel pour en pénétrer ses mystères. Peut-être est-ce par goût de la liberté, du vagabondage ou peut-être est-ce par goût de cette quête intérieure qui n’en fait jamais un repli sur soi mais une préoccupation du monde que l’on se lance dans de telles aventures.
Le tracé de cette route rappelle à l’Occident qu’il s’est défini ainsi, comme dans un miroir. "Aller à la rencontre de l’Orient, chercher au tréfonds de l’Asie les multiples facettes de son image a contrario", comme le décrit Olivier Weber dans Le Grand Festin de l’Orient. Si les croisades, dès la première lancée par Urbain II en 1096, se sont effectuées dans le sang et la guerre, la route de la Soie s’est épanouie sur un élan de compréhension, de dialogue et de découverte de l’Autre, "un cordon ombilical de la compréhension fondée sur une relation marchande et non pas conquérante", pour reprendre les termes de l’auteur. Dès le premier siècle avant notre ère, les échanges intellectuels et religieux s’étaient développés le long de cette voie. Dans Le Devisement du Monde, Marco Polo écrivait "Vous tous qui voulez connaître les différentes races d’hommes, et la variété des diverses régions du monde, et être informés de leurs us et coutumes…" Marco Polo avait déjà bien compris l’importance de cette trouée vers l’Orient.
Au XIIIème siècle, le poète perse, Djalâleddin Roumi s’engage sur cette voie pour fuir l’avancée des Mongols sur sa ville natale de Balkh, dans l’actuel Afghanistan :
"Je suis de cette ville qui est une ville infinie,
Et le chemin qui y mène est un chemin sans fin"
Il se réfugie dans la ville de Konya, alors capitale des Seldjoukides, et qui se trouve désormais dans l’actuelle Turquie. La philosophie développée par Roumi dans Le Livre du Dedans et inspirée par son maître spirituel, Shams de Tabriz, a longtemps illuminé les esprits des poètes européens, par l’intensité de ses contes, l’évocation de son amour divin, sa manière de rechercher la vérité par l’amour et le don de soi. Lorsque Goethe écrit Le Divan, cela n’est pas sans s’apparenter à la poésie persane :
"L’Occident comme l’Orient
T’offrent à goûter des choses pures.
Laisse là les caprices, laisse l’écorce,
Assieds-toi au grand festin :
Tu ne voudrais pas, même en passant,
Dédaigner ce plat."
Ce sont bien là les pensées de Roumi et de Hâfez qui sont célébrées par ces vers. Participer au grand "festin de l’Orient", un "lyrisme des frontières", "une poésie des frontières". Avec les œuvres de ses aînés persans, Goethe s’éloigne de la pensée dichotomique du Bien contre le Mal, de cette pensée chère aux zoroastriens et qui s’achemine alors vers l’Occident. Dans Paix de l’âme chez le voyageur et dans Les Affinités électives, Goethe esquisse l’adaptation, sans renoncer à soi ; la découverte de l’autre, sans bataille. Victor Hugo s’inspire également de la poésie persane pour écrire Les Orientales.
Au fil du temps, pendant des siècles, et le long de ce cordon, l’Occident s’est inventé progressivement une image tempérée. C’est au travers de son récit de voyage intitulé Le Grand Festin de l’Orient qu’Olivier Weber emboîte le pas de ces grands penseurs et aborde leur interaction de pensées sur la grande route. Le voyage vers l’Afghanistan, c’est peut-être tout cela à la fois. C’est cet assemblage de questions-réponses sur l’identité propre, ce jeu de clair-obscur, de va-et-vient perpétuel entre l’éphémère et l’immanent, ce syncrétisme de tous nos désirs d’enfant. Cette route donne ainsi à la littérature du voyage la forme la plus aboutie.
Dans le texte, l’Afghanistan est une terre écorchée vive, tiraillée de toutes parts sous la plume des écrivains. Dans Les Cavaliers publiés en 1967, le romancier Joseph Kessel y décrit le bouzkachi, jeu royal où les parties adverses s’affrontent pour remporter une dépouille. A celui qui la tient, ne serait-ce qu’un instant, ce seront des hordes de cavaliers qui déferleront sur lui pour s’en emparer. Comme on le ferait d’une contrée. "Ici, comme là-bas, celui qui finira par s’enfuir avec le bouc sera rejoint sans tarder." Ce récit s’appréhende dès lors comme la métaphore du pays, tiraillé entre toutes les puissances alentours. L’épopée se dispute le conte. Mais plus qu’une métaphore littéraire, est esquissée au travers des personnages une vérité tragique et violente de l’Afghanistan.
Une terre de fascination également, due notamment au fait que ce pays fut longtemps épargné par la plupart des maux de la civilisation occidentale. De ses séjours en Afghanistan, Ella Maillart a noirci de nombreuses pages sur lesquelles elle s’exalte devant les peuples nomades et les kouchis afghans, et où elle stigmatise le progrès occidental à destination de l’Orient : "Joie, oui, et paix ! Paix des troupeaux trottant au pied du château où, dès le 17ème siècle, un roi commençait une campagne en faveur du pashto, langue des tribus afghanes ; paix de la terre cédant son blé d’or aux paysans vêtus de blanc ; paix d’un monde stable qui ne sait rien de la semaine de quarante heures ou du ministère des loisirs, ni rien des rotatives inondant le monde de journaux innombrables."
Les tourments de l’esprit poétique se calquent sur la géographie afghane faite de paysages écorchés, de terres saignées sous la sangle d’un hiver effroyable succédant à la sécheresse d’un été. Gaston Bachelard parle d’une poétique de l’espace. Peut-être la géographie de l’Afghanistan recèle-t-elle les clés d’une géographie sentimentale incarnée.
Ebauche de réponse sous-jacente à l’œuvre littéraire d’Anne-Marie Schwarzenbach, cette écrivaine d’origine suisse, au caractère torrentueux décrit "l’Orient [comme] le désert, l’infinie solitude du soleil levant, la steppe épineuse de la réflexion". L’Afghanistan, "Suisse de l’Asie" comme on aimait surnommer le pays à l’époque, évoquait chez elle des paysages familiers, "ces visions qu’ont les enfants d’une terre immense et magnifique, visitée par les anges de Dieu". Elle y contemple "des horizons vides", suit les promesses du "bleu impérissable de la mosquée de Gohar Shad" à Herat. Qu’est-ce qui l’a poussée sur ces chemins d’Afghanistan ? Elle répond sans détour : "La nostalgie de l’Absolu est sans doute la véritable motivation de tout voyageur." L’errance dans un désert permet de sonder le caractère, détecter les failles et les vides du paysage intérieur. Pour Anne-Marie, c’est dans le désert du Turkestan qu’elle rencontre cet Absolu. "Cris de détresse, cris d’angoisse, pas de réponse." Car dans ce lieu où elle est impitoyablement renvoyée à elle-même, dans cet exil au Turkestan, sur cette "terre de promesses", les frontières entre réalité et vision semblent s’estomper. La vie d’Anne-Marie était constituée essentiellement de voyages et comme vie et voyage étaient placés sous l’injonction de l’écriture, elle considéra "la poétisation de ses impressions d’Afghanistan comme étant peut-être l’unique résultat de ce voyage". (Lettre d’AS à Otto Kleiber, 20 décembre 1939).
Anne-Marie Schwarzenbach a voyagé en Afghanistan il y a maintenant plus d’un demi-siècle. Place désormais à une littérature plus contemporaine. Ecrire l’Afghanistan tel qu’il est n’est pas tâche facile pour un romancier. Le pays se meut dans une série de paradoxes, "avec son double héritage de splendeur et de violence, avec sa double apparence d’apaisement et de sauvagerie et son double habit d’ombre et de lumière, terre de mystère où les minarets de l’Islam s’enracinent dans les fondations des temples bouddhiques, où les ennemis d’hier se révèlent les alliés et les frères d’aujourd’hui, où les neiges éternelles couronnent des versants fichés dans des déserts de sable, où les grelots mortifères des pavots scandaleux caressent les murs d’une mosquée dans laquelle un soldat de Dieu appelle les croyants à la pureté", écrit l’écrivain Sylvain Tesson dans une préface. Mais sous des regards aiguisés et des plumes acérées d’écrivains tels que Yasmina Khadra ou Olivier Weber, les pourtours de l’Afghanistan du début des années 2000 pointent et se dessinent. Dans Le Faucon afghan, Weber entremêle son regard de journaliste à celui de romancier : "À la tombée du jour, on peut observer dans Ghazni un curieux mouvement de foule. D’un côté les cohortes de volontaires qui se rendent à la mosquée, de l’autre les récalcitrants, les hésitants que viennent fouetter les miliciens du Vice et de la Vertu, nerf de bœuf en main. "Allez, tas d’hypocrites, filez à la prière", hurle un taliban aux gestes secs, haut comme trois pommes, avec quelques poils de barbe se battant en duel, visiblement heureux d’un tel pouvoir pour son jeune âge et qui semble particulièrement habile dans le maniement de la cravache. Lorsque je lui demande pourquoi il lui faut obliger tant de gens, pourtant bons musulmans, à se rendre obligatoirement à la mosquée, il répond : "Mais vous vous rendez compte, ils continuent de faire des affaires pendant qu’on prie..." Et il ordonne d’un geste rageur à un commerçant de clore son étal d’épices multicolores, pendant que son compère, guère plus âgé que lui, et sans doute tout aussi illettré, hurle davantage."
Bibliographie sur l’Afghanistan et le voyage
Allix, Stéphane, Afghanistan, Visions d’un partisan, Préface de Sylvain Tesson, Transboréal, 2003.
Bouvier, Nicolas, L’Usage du Monde, 1963.
Ermakov, Oleg, Un Hiver en Afghanistan, Editions 10/18, 1997 ; Récits afghans, Albin Michel, 1991.
Goethe, Le Divan ; Les Affinités électives ; Paix de l’âme chez le voyageur.
Hosseini, Khaled, Les Cerfs-volants de Kaboul, Belfond, 2005.
Khadra, Yasmina, Les Hirondelles de Kaboul, Julliard, 2002.
Kessel, Joseph, Les Cavaliers, Gallimard, 1967.
Maillart, Ella, La Voie Cruelle, 1947.
Newby, Eric, Un petit tour dans l’Hindou Kouch, 1958.
Onfray, Michel, Théorie du voyage, Poétique de la géographie, Livre de poche, 2007.
Polo, Marco, Le Devisement du Monde.
Ponfilly, Christophe, Lettre ouverte à Joseph Kessel sur l’Afghanistan, Bibliophane-Daniel Radfort, 2002.
Roumi, Le Livre du Dedans.
Schwarzenbach, Anne-Marie, Où est la terre des promesses ? ; Visions d’Afghanistan.
Urbain, Jean-Didier, L’idiot du voyage, Payot, 2002.
Weber, Olivier, Le Faucon afghan, Robert Laffont, 2001 ; Le Grand Festin de l’Orient, Robert Laffont, 2004 ; Routes de la Soie, la Mémoire retrouvée de l’Afghanistan, Mille et une nuits, 2004.