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Conférence faite au Musée de Téhéran
par Mr. le docteur Reza-zadeh Chafagh
Professeur à l’Université et membre de l’Académie Iranienne
(Notes prises et traduites par P. Behnam)
7 Farvardin 1318
28 Mars 1939
Je vais vous parler aujourd’hui des monuments de l’époque achéménide, non pas du point de vue de leur technique, mais du point de vue de la place qu’ils occupent dans l’histoire et la civilisation de notre pays. Je vais vous montrer des pierres qui parleront à vos âmes d’une civilisation qui a été la plus grande de son époque.
La civilisation veut dire au sens général du mot l’installation de l’homme dans la cité. Mais dans un sens plus spécial, elle veut dire la conquête de l’homme sur la nature. Avant qu’il ne soit installé, l’homme était soumis à la nature. La famine, l’abondance, la guerre, les saisons et les événements de différentes sortes l’obligeaient à émigrer d’un endroit à un autre et réglaient sa façon de vivre.
Du jour où il s’installa dans les villes, il secoua le joug des forces de la nature. On peut donc définir la civilisation de la façon suivante : la soumission de la nature à l’intelligence humaine.
Dans un autre sans, la civilisation a pour but d’atteindre la beauté. On distingue trois facultés principales dans l’âme humaine : l’intelligence, le sens pratique et le sens esthétique. La première de ces facultés est celle qui créé la science, la seconde nous donne les lois et la morale, la troisième produit les arts. On peut trouver la trace de ces trois facultés dans la civilisation antique de l’Iran. Les anciens iraniens cultivaient et appréciaient la science. La religion de nos ancêtres était, à part le judaïsme, la seule qui se rapprochât du monothéisme ; ses préceptes moraux ont été la cause principale de la grandeur des empires achéménide et sassanide. Cette religion est le reflet d’une pensée vive et d’une culture bien développée.
Du point de vue de l’art et de la beauté, les Iraniens se sont également placés au premier rang avec les grecs et les Egyptiens. Le nombre des productions artistiques de nos ancêtres a été sûrement très grand ; elles ont pour la plupart disparu. […]
Sur l’ordre de notre Grand Souverain, le gouvernement a commencé ces derniers temps à restaurer nos monuments historiques et à veiller à leur conservation. C’est l’un des plus grand services rendus au relèvement de notre prestige national.
Le peu de monuments qui nous reste de l’époque achéménide est une preuve certaine du goût artistique de nos ancêtres. Je n’ai pas l’intention de vous énumérer ici tous les monuments de l’époque achéménide que nous possédons, ni de faire un inventaire des bas-reliefs de Persépolis. Je passerai devant vos yeux seulement quelques exemples, mais je vous montrerai comment les artistes iraniens ont pu donner une âme à ces blocs morts.
Le goût artistique est un privilège propre à certains peuples ou à certaines races de l’humanité. Les Iraniens étaient parmi ces privilégiés. Les faits historiques et les documents archéologiques nous prouvent que des peuples aryens, venant du nord et descendant par le couloir de la Caucasie vers 1500 avant J.C. se sont installés sur le plateau de l’Iran, notamment dans le nord-ouest et le sud-ouest.
Parmi ces peuples se trouvaient les "Mades" qui ont formé la "Madai" et les Perses qui se sont installés au sud de Madai en "Parsua". Jusqu’à ces derniers temps, nous avions l’habitude de prononcer le nom des souverains achéménides et des lieux géographiques de cette époque à la façon dont les auteurs grecs nous les faisaient connaître. Maintenant, la découverte de documents écrits de l’époque achéménide nous montre la prononciation exacte des mots. C’est de notre devoir de les prononcer maintenant en vrai persan et non en grec ou en latin. C’est ainsi qu’il faut appeler la capitale des "Mades", Hecmatane et non "Ecbatana". Il en est de même pour les enseignements historiques. Jusqu’ici nous possédions deux sortes d’enseignements : l’épopée nationale et les documents grecs. Notre épopée nationale est d’un grand secours pour éclaircir certains points de notre histoire, mais elle ne peut être utilisée comme document historique.
Quand aux documents grecs, ils ne constituent pour la plupart qu’un panégyrique à la gloire des Grecs et ayant servi à ce qu’on pourrait appeler aujourd’hui "leur propagande". Nous devons, pour faire notre histoire, nous servir de documents authentiquement iraniens, tout en mettant à profit les deux premières sources pour éclaircir les points obscurs.
Pour l’histoire des Mades, nous n’avons pas actuellement d’autres ressources que de nous reporter aux auteurs grecs. Les renseignements fournis par ces derniers ne sont pas très abondants sur l’Empire des Mades. Ils nous font pourtant voir dans cet Empire éphémère un Etat bien organisé par un peuple très civilisé.
C’est ainsi que Polybe nous apprend l’existence à Hacmatana, d’un palais grandiose, unique à l’époque, composé de grandes salles aux colonnes nombreuses et ornées de reliefs en pierre d’une beauté extraordinaire. Le palais était entouré de tours et fortifications ayant servi à sa défense. Nous ne possédons pas encore beaucoup d’objets Mades mais des fouilles réalisées récemment à Hacmatana seront sûrement fructueuses au point de vue des renseignements qu’elles pourraient nous fournir sur ce peuple.
L’Empire Hakhamaniechi appelé par les Européens "achéménide", succéda à celui des Mades. C’est l’apogée de l’art et de la civilisation iraniennes. Quatre vingt dix -neuf pour cent de ses traces ont disparu à la suite de guerres, des invasions et d’événements de différentes sortes. Les guerres terminées, ce sont des chercheurs de trésors ou des collectionneurs étrangers qui ont complété l’œuvre de dévastation.
Pourtant, ce qui nous reste de l’art de cette époque nous fait voir la grandeur de cette civilisation. Il a été découvert à Persépolis il y a quelques années 29 000 pièces de documents écrits en langue Azanite et vieux Perse. Ces documents sont en ce moment dans les mains de savants linguistes qui les étudient afin de découvrir la clef de leur lecture. Quand ils seront traduits, nous aurons probablement beaucoup plus de renseignements sur la civilisation de cette époque.
Les monuments qui nous restent de la période Achéménide sont de deux sortes :
l-les palais et habitations.
2- les tombes monumentales
Les palais se distinguant à leur tour en Apadana et en Tachara.
L’Apadana est le palais ou le souverain recevait. Le mot est probablement dérivé de Abada-ni". Tachara, qu’on peut rapprocher du mot actuel de Tedjir, est la demeure privée.
Ce qui restait de l’Apadana de Suse, où les souverains passaient les mois d’hiver, a été transporté au Musée du Louvre à Paris, où ils ont la place d’honneur dans le département oriental. Les fouilles se poursuivent en ce moment à Suse, cette vieille capitale Elamite où l’on a trouvé une civilisation remontant à plus de 3 000 ans avant J. C. Il ne faut pas croire que les monuments achéménides se réduisent à quelques constructions. Ce sont seulement ceux que le hasard a bien voulu nous laisser comme échantillon de cette civilisation. Tout le reste a disparu.
En général, les constructions de cette époque se composent d’un squelette en pierre et de matières de remplissage en briques cuites et crues. Ces derniers matériaux ont complètement disparu et c’est ce squelette en pierre qui se présente aujourd’hui à nos yeux, fier et majestueux, parmi les nombreuses ruines de Persépolis.
Avant Persépolis, les souverains achéménides ont fait des constructions à un endroit appelé Pasargade (aujourd’hui la plaine de Morghab) situé à 80 kilomètres au nord-est de Persépolis.
Ces constructions remontent aux environs de 559 avant J. C. Elles ne sont pas nombreuses, on peut compter parmi les plus importantes le tombeau de Kouroch le Grand, et une grande terrasse qui devait supporter un palais resté probablement inachevé. Une caractéristique de la construction de cette terrasse est que pour joindre les grandes masses de pierre taillée, on ne s’est servi d’aucune espèce de mortier, ni autre matière de jointure.
On a également trouvé à Persépolis un relief (en iranien "peykar", de même racine que picture) représentant un homme ailé accompagné de l’inscription suivante : "Je suis Kouroch Hakha-menchi". On pense que cette inscription culturelle a rapport à toute la construction et non pas à la figure représentée.
Pasargade est probablement un mot composé de "Parsa" et "Gada". Gada, actuellement prononcé "Gada" voulant dire capitale ou trône, Pasargade pourrait donc avoir le sens de "capitale de la Perse".
Persépolis est situé à 80 kilomètres environ au sud de Pasargade. C’est un endroit élevé et agréable pour l’habitation placé sur la rive droite du Polvar. Sur l’autre rive sont placées les ruines de Naghshé-Rostam et celles de Hadji-Abâd.
Persépolis est l’endroit qui contient le plus grand nombre de monuments achéménides. C’est probablement son climat doux qui l’a fait choisir comme capitale de cette province.
Les parties les plus importantes de ces ruines sont :
1- Les escaliers qui conduisent au palais. Ils sont assez larges pour permettre à dix cavaliers de les monter de front. Le palais lui-même est placé sur une hauteur. Il s’appuie d’un côté à la colline sur laquelle il est posé et sur les trois autres côtés il est soutenu par des murs très épais en pierre contenant un noyau de matériaux de remplissage.
C’est seulement par les escaliers qu’on peut avoir accès au palais.
2- Les génies gardiens de la porte : ce sont des taureaux ailés placés de chaque côté de l’entrée de la porte. L’idée est prise chez les Assyriens, mais nous verrons que l’artiste iranien les a représentés d’une façon tout à fait différente, les a en quelque sorte humanisés.
3- Les fenêtres et le squelette de la construction. Un fait important dans la construction de ce palais est le choix des grands blocs, leur transport et la mise en place avec le peu de moyens qu’ils avaient en leur possession à cette époque. Ils ne se sont pas du tout servis de mortier pour joindre les morceaux de pierre, et ces derniers restent en place par la seule force mécanique et leur pesanteur.
Les lignes architecturale de ce palais sont composées uniquement de verticales et d’horizontales ; le système de voûtement n’était, pas encore généralisé bien qu’il était déjà connu à cette époque. Le palais est composé principalement de portes d’entrée ou propylées, de chambres et de grandes salles. Ces dernières sont pourvues en général de grands portiques ou "levan", soutenus par de nombreuses colonnes où le souverain recevait en audience.
Parmi les constructions du palais de Persépolis se trouve la salle d’audience de Xerxès. Ce palais majestueux a été incendié par Alexandre qui dans un moment d’ivresse et sur la demande d’une courtisane athénienne prit une torche et mit le feu aux tentures de la grande salle où il donnait un festin. Ce geste fut imité par les assistants, puis par les soldats, et en un clin d’œil tout le palais se réduisit en cendres et seules les parties que nous voyons maintenant restèrent debout. On voit aujourd’hui les traces de cet incendie et des morceaux de poutre réduits en charbon, recueillis dans les fouilles, sont les témoins vivants de cet acte de barbarie.
Plus tard l’ambitieux conquérant, épris de cette belle civilisation, fût à son tour conquis. Il finit par préférer les Iraniens aux Grecs et considéra l’Iran comme sa seconde patrie. Il avait dans l’intention de fondre les civilisations grecque et iranienne en une seule et donner au monde la paix que seuls les souverains achéménides avaient jusqu’alors réussi à lui procurer. Malheureusement non seulement il ne pût réussir dans son dessein, mais il créa en plus une anarchie générale qui a bouleversé le monde pendant plus de trois siècles.
Les auteurs grecs ont appelé plus tard la grande capitale des Achéménides "Persépolis" (avec un "e" au lieu d’un "o") ce qui voudrait dire "la ville destinée à tomber en ruines". En réalité, cette ville fut appelée dès le commencement "Persopolis", ayant le sens de la "ville de Perse". Plus tard, elle fut connue sous le nom d’Estakhr.
Du grand palais de Suse il nous reste de belles briques émaillées représentant en grandeur naturelle des soldats de la garde du corps de Darius. Elles sont pour la plupart exposées au Musée du Louvre.
A Bissotoun, Darius le Grand s’est fait sculpter à flanc de rocher, en train de châtier les chefs des brigands insoumis qui troublaient la paix intérieure. On pense reconnaître parmi eux l’usurpateur Smerdis. Ce relief marque la fin des troubles causés par l’absence de Cambyze et l’unification du pays par Darius 1er.
On voit souvent représenté, planant sur la tête du souverain, en signe de protection, le symbole de Dieu Ahuramazda. Cette représentation est d’influence égyptienne. Il faut penser que c’est un symbole et non la représentation de la divinité.
Un sujet que les Achéménides ont pris des Assyriens, mais qu’ils ont transformé selon leur goût consiste dans les taureaux ailés représentés à l’entrée des portes. Les Assyriens donnent en général cinq pattes à leurs taureaux afin de représenter le mouvement. L’artiste iranien a bien compris qu’il valait mieux imiter la nature et s’est libéré aisément des conventions. Il l’a représenté seulement avec quatre pattes. Malgré leur dimension, ces taureaux ont plus de liberté d’allure, moins de poids apparent que leurs congénères assyriens. Bref, ces taureaux paraissent plus vivants tout en restant aussi majestueux que leur prototype.
Un autre motif souvent représenté dans la sculpture achéménide est celui qui figure le roi sur son trône. C’est également un sujet d’inspiration assyrienne, mais ce qui est tout à fait nouveau est que le trône du roi est placé sur une grande estrade divisée en plusieurs étages. A chaque étage, des petits personnages debout, les bras levés, soutiennent la travée supérieure. Ces petits personnages symbolisent les nations de l’Empire et de ce fait le bas-relief acquiert une signification toute particulière ; c’est une véritable apothéose du monarque.
Nous savons par les textes que les Iraniens étaient des archers très habiles. Ces archers sont représentés sur les murs et les escaliers du palais de Persépolis et sur celui de Suse. On y voit également des files de gardes du corps du souverain, composées de Mèdes et de Perses et des représentants de différents peuples soumis, apportant au souverain des présents. Les représentants de chaque peuple sont figurés avec leur costume spécial, leur caractéristique ethnique. Ces bas-reliefs nous font ainsi connaître les différentes nationalités de l’empire.
L’existence des tombes rupestres nous prouve qu’à partir de Darius, le mode d’exposer les morts dans les tours spéciales n’était pas nécessairement de règle. Les derniers rois achéménides ont tous possédé des tombeaux rupestres.
On a souvent dit que les Iraniens n’ont fait que continuer la tradition assyrienne et chaldéenne en ce qui concerne leur art et leur architecture. Il n’en est rien. Dans la construction achéménide, la colonne en pierre a pris une très grande importance. Nous ne connaissons pas en Assyrie des salles comparables aux apadana achéménides. Le rôle de ce nouvel élément prend une telle place dans l’architecture que l’aspect et les plans des constructions sont tout transformés par rapport à ceux des époques précédentes.
L’imitation dans l’art est de deux sortes : l’imitation aveugle et l’adaptation intelligente et éclairée. C’est dans le dernier sens qu’il faut employer le mot imitation quand on parle de l’imitation assyrienne ou chaldéenne. G. Rawlinson l’avait prophétisé avant que l’art achéménide soit tout à fait connu et exploré, et Clément Huart en parlant de l’art achéménide emploie l’expression d’ "une imitation ingénieuse". On peut imiter quelqu’un ou quelque chose tout en y mettant la marque de sa propre personnalité. D’autre part, un grand nombre de monuments achéménides sont entièrement de création iranienne.
1- Le tombeau de Kourosh à Pasargade est un des monuments de ce genre.
2- Pour la première fois les Mèdes se libérèrent des conventions assyriennes, ils ont construit de grandes salles soutenues par de nombreuses colonnes.
3- Le palais de Persépolis a une noblesse et une grandeur qui étaient inconnues des Assyriens. C’est un palais grandiose ; un ordre parfait et une discipline intelligente se dégagent de son plan. Il n’y a pas de mouvements inutiles et sans proportions dans ses bas-reliefs. Son art est un art de cour. On voit sur la figure des soldats, représentés sur les bas-reliefs, une noblesse de caractère qui les distingue de ceux des soldats assyriens qui trahissent la férocité.
4- Les figures animales dans l’art assyrien ne jouent pas un rôle important, elles sont indépendantes de l’architecture. Dans l’art achéménide, au contraire, les animaux représentés font partie de l’architecture.
5- La façon, de représenter les plis des vêtements est un signe de progrès et d’originalité dans l’art des Achéménides. D’autre part, dans l’art de Persépolis, chaque peuple est représenté avec son propre costume, ses propres caractères ethniques. L’artiste assyrien au contraire ne distingue pas les nationalités, ce qui le conduit à une monotonie fatigante.
La disposition des escaliers à Persépolis est également une invention purement iranienne, de même que l’emploi des chapiteaux à têtes d’animaux. […]
Il ne faut pas seulement que nous connaissions notre vraie histoire, mais il faut aussi que nous l’enseignions également à nos paysans, aux illettrés et à ceux qui pensent encore que le palais de Persépolis est fait par Djamshid qui a régné pendant plus de 1000 ans. Il faut aussi que nous nous efforcions par tous les moyens de conserver les monuments qui ont fait la gloire de nos ancêtres et qui portent encore la renommée de notre pays dans les coins les plus reculés du monde. Il faut que nous apprenions à nos paysans que ces monuments sont sacrés et qu’ils doivent par tous les moyens veiller à leur conservation.
Quand des fouilles scientifiques auront mis à jour, surtout dans la région de l’est (la Médie) et le nord-ouest (Bakhtar) des documents qui permettront d’éclaircir certains points encore obscurs de notre histoire, notre passé montrera avec plus d’éclat et de force que avons derrière nous une histoire et une civilisation qui datent depuis plus de 3000 ans et que depuis 3000 ans, ces terres nous appartiennent. […]