|
"Le réel est idiot"
Entretien avec Clément Rosset, philosophe et écrivain français
Clément Rosset (Carteret, France, 1939) compte parmi les philosophes et essayistes qui se sont le plus distingués lors de ces dernières décennies. Après avoir étudié à l’Ecole Normale Supérieure, où il fut l’étudiant de Louis Althusser et Jaques Lacan, il obtint l’agrégation de philosophie en 1965. Il a enseigné la philosophie durant les deux années suivantes à l’Université de Montréal avant de s’installer à Nice, où il a également enseigné la philosophie jusqu’à sa retraite vers la fin des années 1990. Eloigné du monde académique et de ce qu’il appelle la "grandiloquence de la pensée", Rosset consacre désormais son temps à ses préoccupations concernant nos efforts à échapper au réel par l’intermédiaire des duplicités illusoires du monde. Son œuvre contient une trentaine de livres, tous publiés sous forme de brèves études et des essais sur des thèmes variés. Le plus populaire d’entre eux est probablement Le Réel et son Double [1], traitant d’une manière originale du caractère illusoire de nos représentations. Ce philosophe postmoderne a publié plusieurs études sur Arthur Schopenhauer, qui demeure une référence constante à travers ses œuvres. Outre un livre rédigé en anglais, Joyful Cruelty (Odeon, 1993), la majorité de ses écrits, tels que Schopenhauer : philosophe de l’absurde (1967), Le réel, l’imaginaire et l’illusoire (2000) ou encore Fantasmagories (2006) ont été rédigés en français. [2]
|
Farzaneh Pourmazaheri : Comment définissez-vous le réel et comment le distinguez-vous des termes comme la réalité, la vérité, etc.?
Clément Rosset : La réalité est un mot commun qui n’est pas forcement réel. Pour moi, le réel en tant qu’un terme philosophique est celui qui désigne tout à fait ce qu’il y a d’effectivement réel ; alors que la réalité peut entretenir des doutes, et peut être une suite du réel. Quant à la vérité, elle est aussi un problème philosophique, pourtant elle ne m’a jamais intéressé. Je laisse à chacun trouver sa vérité.
Afsaneh Pourmazaheri : Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est l’oracle et la relation qu’il entretient avec le temps ?
C.R. : L’oracle est ce qu’on prévoit et prédit d’un événement futur. Il s’agit d’un effort pour se précipiter vers un fait ultérieur. L’oracle a toujours raison et les efforts que l’on fait pour éviter l’oracle ne font que précipiter sa vérité. C’est ce qui arrive à Œdipe. Ce que cela exprime pour moi est que le réel exclut le possible ; qu’il n’y a pas de possible et que le possible est une idée imaginaire et illusoire.
F.P. : Le réel s’oppose-il au désir ? Le concevez-vous comme quelque chose d’amer dans la vie humaine ; comme une pensée tragique ?
C.R. : Non, pas du tout. Le désir n’est nullement contraire au réel. Depuis Platon, certains pensent que ce que l’homme désire se situe au-delà de la réalité.
Au contraire, moi je pense personnellement que nous pouvons trouver en ce monde de quoi satisfaire tous nos désirs. Il n’y a donc pas d’opposition entre le réel et le désir.
A.P. : Le double du réel est-il notre imagination et/ou notre perception du monde matériel ?
C.R. : Ce n’est pas la perception matérielle, ce n’est pas non plus notre imagination. Pour moi, le double du réel c’est plutôt l’illusion. L’imagination n’est pas du tout contraire au réel, tandis que ce qui est illusoire, c’est le double. Autrement dit, la forme la plus fondamentale de l’illusion n’est pas l’imaginaire. Pour moi, l’imagination est effectivement la faculté de doubler, de manière fantasmatique, le réel. J’admire chez l’homme la faculté anti-perceptive. Par cette faculté, l’homme peut voir par exemple un verre d’eau et dire que c’est une poupée. Je suis très étonné par cette étrange faculté humaine !
F.P. : De quelle manière l’être humain peut-il se rapprocher du réel ? Le suicide, la folie, l’ivresse… ?
C.R. : La folie est le contraire du réel, il n’existe pas de rapport entre eux. Le suicide est une manière définitive de quitter le réel. En ce qui concerne l’état d’ivresse, disons qu’il y a une certaine lucidité chez un ivrogne, mais on n’a pas besoin du tout de boire pour appréhender la réalité. En tout cas, il n’y a aucun moyen de percevoir le réel. Il y a certes des moyens de fuir le réel, mais il n’y a aucune loi permettant d’être dans le réel. C’est quelque chose de difficile et cruel en soi comme la mort, la maladie, etc.
F.P. : Peut-on finalement percevoir le réel ?
C.R : C’est très compliqué… la perception, l’intelligence, et la conception du réel en soi est vraiment difficile. On peut sentir un roman, un livre et comme disait Kant nous pouvons avoir plus ou moins le sentiment du réel, mais jamais nous ne pouvons le percevoir.
A.P. : Quel art est le plus susceptible de nous rapprocher du réel ? Quelle sera donc la position des sciences ?
C.R : Selon Schopenhauer, c’est la musique. Et je pense aussi que c’est la musique, mais je pense également que tous les arts nous conduisent près du réel, mais celui qui nous en rapproche le plus pour moi est la musique. Quant aux sciences, les mathématiques n’ont pas de rapport avec le réel, mais la physique est évidemment une étude qui se rapproche du réel. Pourtant, il faut mentionner que cette science sert à maitriser le réel, à le mesurer, et ce n’est peut-être pas pour le concevoir. C’est une connaissance utilitaire qui mesure, mais elle n’est pas une connaissance philosophique. En fait, ce que j’entends par le réel n’est pas une connaissance ni scientifique, ni philosophique.
F.P. : Pourquoi le réel est-il idiot ?
C.R : C’est très simple ; idiot, en grec idiotês, ne signifie pas crétin, imbécile, mais évoque le sens de particulier, singulier. Le sens du mot est resté dans la langue moderne quand on parle d’un idiome, d’une langue particulière. Beaucoup de philosophes sont d’accord avec l’idée que le réel est un objet singulier. En réalité, il n’y a pas deux choses pareilles, par conséquent, quand je dis que le réel est idiot, je veux dire que le réel est singulier. Je parle de la singularité. Cette pensée est également très forte chez Leibniz, le philosophe allemand. Selon lui, il n’y a pas deux brins d’herbe pareils.
A.P. : L’hypnotisme, le rêve et la rêverie éloignent de la conscience du réel ; peuvent-ils effacer l’illusion ou bien le double du réel ?
C.R. : Si un être humain ne peut pas vivre sans illusion, il lui vaut mieux s’illusionner que de désespérer et mourir. Mais à ce propos, je ne recommande rien et je ne dis pas ce qu’il faut ou qu’il ne faut pas. Je constate certaines choses pour moi-même, et à mon avis, on est plus heureux et on vit mieux sans illusion. Mais je crois que ce n’est pas possible pour tout le monde !
F.P. : "Le langage est la source de malentendu". Que pensez-vous de cette phrase ?
C.R. : Je ne suis pas de cet avis, parce que le langage en soi n’égare pas. Cependant, il est vrai qu’un certain usage du langage peut servir à l’illusion. Je citerai un mot de Marcel Aymé, l’écrivain français, qui dit : "Les mots ont le pouvoir d’effacer toute l’évidence". En ce sens, le langage peut servir d’arme à l’illusion. De même, le philosophe anglais Austin a montré par exemple que certains mots remplacent des choses. Par exemple quand je dis : "Je te baptise", tu es baptisée. C’est un verbe performatif. Le mot est un acte. Par conséquent, les mots ou bien le langage peuvent effectivement servir l’illusion et l’égarement. On peut parfois l’utiliser pour promouvoir certaines formes de fanatisme, de propagande… il peut même nous faire perdre la tête !
A.P. : Quelle est l’attitude de la philosophie de l’absurdité de Camus et la philosophie heideggérienne de l’être à l’égard du réel ?
C.R. : Camus n’est pas un philosophe. Je ne pense pas qu’il manque d’un sens du réel et je crois qu’il était quelqu’un d’assez réaliste. Camus est un essayiste et un romancier qui n’est pas du tout opposé au réel et n’est pas utopique. Quand à Heidegger, je pense que son problème est bien un problème du réel, mais il se situe dans un être qui est au-delà de toute réalité. Par conséquent, dans un sens, il recherche le réel, mais dans un autre sens, on peut dire qu’il se situe loin du réel en le remplaçant par une notion de supra-réel. Personnellement, je ne suis pas complètement d’accord avec la pensée de Heidegger. Evidemment, sur certains points il a dit des choses d’une extrême justesse, mais je n’accepte pas sa théorie générale.
Bibliographie (non exhaustive) des œuvres de Clément Rosset :
1960, La Philosophie tragique ;
1962, Le monde et ses remèdes ;
1965, Lettre sur les chimpanzés : plaidoyer pour une humanité totale ; Essai sur Teilhard de Chardin ;
1967, Schopenhauer : philosophe de l’absurde ;
1976, Le réel et son double : essai sur l’illusion ;
1978, Le réel : traite de l’idiotie ;
1979, L’objet singulier ;
1985, Le philosophe et les sortilèges ;
1988, Le Principe de cruauté ;
1991, Principes de la sagesse et de la folie ;
1995, Le choix des mots ;
1997, Le démon de la tautologie ;
1999, Loin de moi : étude sur l’identité ;
2000, Le réel, l’imaginaire et l’illusoire ;
2001, Le régime des passions et autres textes ;
2001, Propos sur le cinéma ;
2001, Écrits sur Schopenhauer ;
2004, Impressions fugitives : l’ombre, le reflet, l’écho ;
2006, Fantasmagories ;
2008, Nuit de mai ;
2008, L’Ecole du réel.
[1] Rosset, Clément. Le Réel et son double (essai sur l’illusion), traduction espagnole, ed. Tusquets Editores, septembre 1993, p. 9
[2] Voir la bibliographie à la fin de l’entretien.