N° 41, avril 2009

La modernisation de la police (nazmieh) sous la dynastie qâdjâre


Hoda Sadough


Les Qâdjârs régnèrent sur l’Iran de 1786 à 1925. Confrontés depuis le XIXe siècle aux ambitions territoriales des grandes puissances, cette période fut marquée par des crises constantes, un déclin économique, une augmentation de l’ingérence étrangère, ainsi que la concession de monopoles à la Russie et la Grande-Bretagne. Elle évoque en général l’image de souverains peu respectueux des intérêts nationaux qui, pour satisfaire leurs désirs mondains, n’hésitaient guère à dilapider les biens communs et les recettes nationales.

Ce fut sous cette même dynastie néanmoins, que le pays s’ouvrit pour la première fois à la modernité. L’engouement pour la découverte des pays de l’Europe de l’époque et le développement des échanges culturels et commerciaux se multipliaient à mesure que les voyages des couches aisées et cultivées de la société s’accroissaient. Etudiants, professeurs, ingénieurs, officiers, et bien sur des rois entourés de leur cour se rendaient en Occident pour découvrir le monde "moderne". Dans le domaine culturel, cette tendance permis notamment un développement culturel et artistique très riche.

Hauts fonctionnaires de la police (nazmieh) à la fin de la période qâdjâre

Les premières tentatives de modernisation du pays commencèrent sous Nâsser-ed-Din Shâh qui régna de 1841 à 1896. Esprit intelligent et cultivé malgré certaines tendances autocratiques, Nâsser-ed Din Shâh encouragea l’étude et l’acquisition des sciences modernes, accueillit les étrangers dans sa capitale, importa des techniques modernes comme la photographie, réforma l’ةtat en créant des ministères. Les trois voyages qu’il effectua en 1873, 1878 et 1889 en Europe le convainquirent d’entamer un vaste processus de modernisation de la Perse comprenant entre autres l’établissement d’un code civil, l’organisation d’un système fiscal moderne, l’harmonisation administrative ainsi que la réforme de l’armée nationale.

Au retour de son deuxième voyage en Europe en 1878, Nâsser-ed-Din Shâh, émerveillé par l’ordre et la paix civiles des villes européennes, envisagea de réformer l’administration civile de Téhéran et la police - appelée à l’époque "nazmieh" - qui était largement désorganisée.

A l’époque, chaque ville était divisée en plusieurs circonscriptions dont l’ordre étaient assuré par un gouverneur. Les gouverneurs eux-mêmes dépendaient du edâre-ye farmândâri, équivalent de la préfecture actuelle, qui était gérée par Bigler Beygi, le gouverneur général, ce qui explique pourquoi ce bureau était appelé autrefois "la cour de Beygi". Le soir et la nuit, la sécurité était assurée par des règlements particuliers dont certains n’étaient pas sans rappeler les lois martiales appliquées lors d’un état de siège.

A quatre heures du matin, les gouverneurs effectuaient un rappel en tambourinant et en claironnant des toits des maisons. Cette sommation signifiait l’interdiction de sortir des maisons à l’exception de ceux qui avaient acquis d’avance le permis de circulation délivré par le gouverneur. Ce permis consistait en un mot de passe appelé "nom du soir".

A chaque soir du calendrier avait été attribué une ville particulière qui constituait le nom du soir. A une heure précise, le code nocturne était transmis discrètement aux patrouilles. Tout passager se trouvant sur les trottoirs pendant les heures interdites était interpellé pour le contrôle de vérification du mot de passe. Au cas où celui-ci l’ignorait, l’agent prononçait le mandat-d’arrêt et le conduisait sur le champ à la gendarmerie pour identifier son identité. Si par hasard le coupable était riche, l’affaire se résolvait discrètement par le partage d’un pot de vin entre les officiers. [1]

La classe dirigeante et leurs proches disposaient du droit de connaître le code nocturne. Le nom du soir était déterminé par l’Emir du soir, connu populairement sous "Mirshâb", qui comptait à l’époque parmi les fonctions honorables, respectées et lucratives. [2] Cette position faisait l’objet d’un grand respect au sein de la société et comme son nom l’indique, l’Emir du soir était le gouverneur nocturne de la ville. D’après les documents de l’époque dont nous disposons sur le maintien de l’ordre et de la sécurité par les agents des établissements tels que la cour de Beygi et le edâre-ye farmândari, il s’avère qu’à l’encontre de l’exigence populaire, ces derniers étaient eux-mêmes les principaux perturbateurs de l’ordre public.

Les gouverneurs par ailleurs semblaient être par nature impitoyables, atroces et oppresseurs.

Dans son ouvrage intitulé Histoire sociale de l’Iran à l’époque qâdjâre, Charles James Wills, s’exprime sur le comportement tyrannique des gouverneurs avec les coupables ou plutôt ceux ainsi jugés en apparence : "En Iran, reconnaître sa culpabilité signifiait se trouver dans la pire des situations. Dès l’arrestation, le coupable était conduit à la gendarmerie où il devait remettre son argent et ses vêtements. Enchaîné au cou et aux pieds, il était enfin enfermé dans un cachot semblable à une niche.

Le gouverneur et le commissaire de police de toute ville décrétaient des ordres inflexibles et sans pitié envers les coupables. Ils battaient le pauvre délinquant et le privaient souvent de nourriture. Si celui-ci était aisé, il jouissait d’un traitement de faveur tant qu’il en avait les moyens financiers. Dès que ses ressources financières s’épuisaient, il était traité comme tout autre transgresseur de la loi.

Si le gouverneur soupçonnait le coupable d’avoir quelque fortune cachée, il lui garantissait sa liberté à condition de partager ses biens. Quand le prisonnier refusait de coopérer, on le soumettait au gouverneur général pour subir un alourdissement de peine. En résumé, l’injustice et la tyrannie régnaient à tel point qu’on extorquait même le pétitionnaire." [3]

Au cours de son deuxième voyage en Europe, Nâsser-ed-Din Shâh conclut de réformer les forces de sécurité de son pays en transplantant les modes d’administration européens. Le Shâh demanda de l’aide au gouvernement autrichien pour fonder le bureau central de la police de Téhéran. Après avoir étudié attentivement la demande, l’Autriche envoya en mission un jeune italien issu d’une famille aristocrate qui avait de bonnes connaissances à ce sujet. Il se nommait le Comte Antoine de Montfort.

Vue extérieure des locaux centraux de la police de l’époque (nazmieh), place Sepah, Téhéran

Arrivé à Téhéran, le comte effectua plusieurs études dans la capitale. Il présenta quelque temps après un rapport au souverain dans lequel il était indiqué que Téhéran retrouverait la paix et l’ordre par la mise en service de quatre-cents agents de police "pions" et soixante agents de "police montée". [4]

Amin-od Dôwleh rapporte ses souvenirs politiques :

"A l’arrivée du comte et de son corps diplomatique et militaire, le Shâh prescrivit à Amin-ol-Molk de faire part de la demande du roi au sein du parlement ministériel au sujet de la désignation d’un budget et d’un endroit convenable pour la fondation de la préfecture, ainsi qu’un habitat confortable pour les Autrichiens où ils puissent pratiquer leur coutume.

Au dire d’Etemâd-o-saltâneh, le bureau de la police fut établi dans la capitale au gré de sa majesté impériale par le régent, son excellence Amir Kabir et sous la présidence du comte de Montfort." [5]

Les ravitaillements et les processions préliminaires une fois achevés, le panneau de la première préfecture de police de Téhéran fut installé en 1878, où était gravé l’inscription suivante : "Bureaux de la police capitale et de la mairie". Nasser-ed-Din Shâh se rendit sur place le jour de l’inauguration afin d’en proclamer officiellement l’ouverture. Pour la première fois le mot "police"fut introduit officiellement dans le vocabulaire persan et fut très tôt adopté et employé par la nation.

Comme l’inscription du panneau l’indiquait, la préfecture et la mairie se trouvaient dans le même établissement, ce qui signifiait que le comte était à la fois maire de Téhéran et président de la préfecture. Le comte fut quelque temps après surnommé Nâzem-ol-Mamâlek qui signifie "celui qui ordonne des royaumes" et désigné comme commandant de l’armée.

En 1879, le comte présenta au Shâh un statut connu sous "carnet des lois du comte". Peu après l’approbation du statut au sein du parlement, les bureaux de la police capitale et de la mairie furent supplantés par le ministère de l’ordre public.

Kâmrân Mirzâ, fils du Shâh et ancien gouverneur de Téhéran, ne supportait guère l’ascension de son successeur qui avait mis un terme à l’extorsion et au rançonnement du peuple. Il se mit alors à diffamer le comte en discréditant ses démarches et les démontrant futiles et sans valeur. Des conspirations se mêlèrent aux instigations des courtisans mécontents de leurs revenus modestes, et entraînèrent éventuellement la destitution du comte.

Dès lors, l’administration du ministère de l’ordre public fut livrée au contrôle des militaires iraniens, jusqu’à l’arrivée des commissaires suédois en 1915 à l’époque d’Ahmadshâh. Ces derniers réorganisèrent à nouveau l’armée par la prise d’importantes initiatives, parmi lesquelles ont peut citer :

- La réorganisation du commissariat et le renvoi des éléments non-conformistes voir opposants.

Peu avant leur arrivée, le commissariat se trouvait dans une situation de trouble. Certains fonctionnaires conservateurs, refusant d’admettre la mainmise étrangère, démissionnèrent. D’autres restés encore fidèles aux commandants iraniens se mirent à comploter contre les nouveaux commandants. Ce courant d’opposition interne était par ailleurs renforcé de l’extérieur. La politique de lutte contre la corruption au sein d’un établissement autrefois source de revenus illégitimes pour les anciens hauts responsables signifiait une grande perte. Les commissaires suédois, conscients de l’importance de cette crise, commencèrent à mettre en place des enquêtes sur le personnel qui eurent pour effet l’expulsion de 60 membres opposants.

- La création de centres de formation policière

En deuxième lieu, les Suédois mirent en place deux centres d’enseignement professionnel. Les nouvelles recrues devaient désormais suivre non seulement des stages préliminaires, mais également une formation professionnelle. Cette formation devint en outre obligatoire aux anciennes forces.

- La division de Téhéran en dix arrondissements et la création d’un commissariat dans chaque arrondissement

En outre, l’une des activités des officiers suédois fut la création du bureau de la police criminelle, appelé à l’époque "bureau de la sécurité" (en persan : tâhmînieh).

Ce bureau était chargé de former le personnel en lui apprenant les dernières méthodes d’investigation criminelle. La police criminelle a pour la première fois procédé à la classification des crimes et chaque antenne était spécialisée dans un ou plusieurs crimes spécifiques. Pour la première fois, les techniques d’empreintes digitales et d’anthropométrie furent utilisées dans des crimes tels que meurtre, vol, port-d’arme, escroquerie, viol ainsi que des problèmes liés à l’identification judiciaire des accusés. Pendant leur présence en Iran, les officiers suédois ont donc procédé à une importante réorganisation des instances de la police.

Notes

[1Mortezâ Seifi Qomi Tafreshi, Nazm va nazmieh dar dore-ye qâdjâr (Ordre et administration policière de l’époque qâdjâre), p. 37.

[2Maleki, Hossein, Tehrân dar gozargâh-e târikh-e Irân (Téhéran à travers l’histoire), p. 258.

[3Ibid.

[4Ibid. p. 269.

[5E’temâd-ol-Saltâneh, Mohammad Hassan Ibn Ali, Târikh-e Montazam-e Nâseri (Recueil historique de Nâseri), Vol.3. p. 2022.


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