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Au Journal de Téhéran
La linguistique indo-européenne et les langues iraniennes
Docteur R. Abrahimiân
26 Ordibehesht 1318
17 Mai 1939
Dès l’Antiquité, les Grecs et surtout les Indous ont fait d’importantes recherches dans le domaine de la linguistique. Les premiers philosophes grecs s’intéressaient aux rapports entre la phonétique et la sémantique, c’est-à-dire la signification des mots.
Aristote, qui avait déterminé les parties du discours, niait le lien entre ces deux sciences. Les stoïciens s’occupaient du genre des mots et cherchaient à établir quel était le rapport existant entre le genre grammatical et le genre naturel.
C’étaient là des questions philosophiques et en même temps linguistiques, mais la pensée grecque était impuissante à résoudre ces problèmes, car on ignorait les principes de l’évolution des langues et leur étude comparée.
Les anciens livres sacrés des Indous ont de bonne heure donné lieu aux Indes à une grande activité linguistique. On connaît 5 volumes du dictionnaire explicatif de Yaski et surtout la fameuse grammaire de Parini du IVe siècle av. J.-C., dans laquelle les questions phonétiques et morphologiques sont analysées à merveille.
Au Moyen Age, aucun progrès n’a été fait dans l’étude de la linguistique. On ne faisait à cette époque que des manuels de grammaire, comme celui de Donate et les lnstitutiones Grammatical de Priscian.
Au début de l’ère chrétienne, la connaissance de l’hébreu, c’est-à-dire d’une langue sémitique se différenciant entièrement des langues européennes, ne favorisa nullement l’éclaircissement des questions linguistiques. La question fut au contraire obscurcie par l’idée erronée de la provenance supposée de toutes les langues de l’hébreu.
L’évolution rapide de la science philologique ne commença qu’au XIXe siècle. L’étude du sanscrit a beaucoup contribué à son progrès. L’opinion exprimée par l’orientaliste anglais William Jones en 1786 que le sanscrit, par les racines des verbes et par les formes grammaticales avait une proche parenté avec les langues grecque et latine, joua un rôle important dans ce développement.
Mais le vrai fondateur de la linguistique comparée fut Franz Bopp. En 1816, il publia un ouvrage sur le système des conjugaisons de la langue sanscrite comparé à celui du grec, du latin, du persan, des langues germaniques. Ainsi, par une étude composée des conjugaisons de ces langues, Bopp prouva la parenté de cinq langues principales de la famille indo-européenne. Cette étude marque une date dans la science de la linguistique comparée.
En 1833, Bopp publia sa Grammaire comparée du sanscrit, du grec, du latin, du lithuanien, du gothique et de l’allemand, où il expliqua comparativement les sons et les formes de 7 langues et cet ouvrage fit époque dans cette branche de la science.
En même temps que Bopp, Jacob Grimm et Wilhelm Von Humboldt publièrent deux livres, le premier sur l’histoire de la langue (allemande), et le second sur la psychologie.
Vers le milieu du XIXe siècle, le plus renommé linguiste fut August Schleicher. Bien des savants ont procédé à des innovations dans le domaine de la linguistique ; ils appartiennent tous au groupe des néogrammairiens. Ce sont Leskien, Brugmann, Osthoff, Paul en Allemagne et quelques-uns dans d’autres pays, parmi lesquels il faut mentionner A. Meillet en France.
Grâce aux travaux de ces savants, la science linguistique a été beaucoup approfondie.
Les langues ont été divisées en familles, parmi lesquelles la plus importante est la famille indo-européenne, qui comprend les langues suivantes : le hittite, les langues aryennes ou indo-iraniennes, grecques, italiques, celtiques, baltiques, slaves, albanaises, arméniennes et tokhariennes.
Toutes ces branches ne sont pas de même valeur du point de vue de leur importance pour la science. Parmi celles-ci la place la plus importante incombe au hittite, à des langues indo-iraniennes, au grec et à l’italique.
Naturellement la branche indo-iranienne nous intéresse plus particulièrement. Elle comprend deux groupes : le groupe de l’Inde et celui de l’Iran. Il n’existait pas plus de différence, dans l’Antiquité, entre ces deux groupes qu’il n’en existe de nos jours entre le français et le provençal.
A cette époque reculée les Iraniens et les Indous s’appelaient Aryens. Le mot "arya" s’est conservé jusqu’à nos jours dans la nomination du pays (et du peuple) Iran, qui n’est qu’un génitif pluriel "ariyanam", devenu en pahlavi "Aeran" et aujourd’hui Iran.
Autrefois, le mot "aryen" était employé pour toute la famille des langues indo-européennes, mais c’était là une erreur puisque aucune langue sauf la langue indo-iranienne n’a eu le terme "aryen".
Les Aryens font leur apparition dans l’histoire au second millénaire av. J.-C. dans des régions voisines de l’empire Assyro-Babylonien et leurs dieux Indra, Mithra sont adorés par des peuples non indo-européens, comme des Mitannis. Ensuite, au cours des siècles, les Iraniens et les Indous se divisent en deux groupes, dont l’un se dirige vers les Indes et l’autre reste en Iran.
Le groupe indien : Les textes de ce groupe, qui ne peuvent être datés (védiques) remontent à une très haute antiquité et les phénomènes de leur langue sont très anciens, en général plus anciens que ceux des autres langues indo-européennes.
Le mot "véda" signifie connaissance et est apparenté aux mots "oida", "video", "vêdênie", "gitem" des langues grecque, latine, slave et arménienne. Les védas sont partagés en quatre livres dont le Rig-véda (véda des chants) est le plus ancien. La base de la langue du Rig-véda forme le dialecte du Pendjab qui diffère du dialecte sur lequel est fondé le sanscrit, langue d’une vaste littérature dont les règles ont été analysées ainsi que nous l’avons mentionné plus haut, par Panini.
Les troisièmes et quatrièmes langues des Indous sont le Pali et le Prakrit, toutes deux avec un mélange des dialectes populaires.
Le groupe iranien : La langue iranienne est un ensemble de toutes les langues historiques et de dialectes qui ont été parlés et qu’on parle aujourd’hui en Iran.
On connaît quatre langues iraniennes littéraires dont les deux plus anciennes sont la langue de l’Avesta et celle des inscriptions cunéiformes, une langue intermédiaire, le pahlavi, et une plus récente, le farsi, c’est-à-dire la langue littéraire actuelle de l’Iran.
Les dialectes iraniens modernes forment quelques groupes. 1) Les dialectes centraux : Kachani, Gabri, Bakhtiari et ainsi de suite. 2) Les dialectes caspiens : Guilaki, Mazandarani, Talechi, Tati. 3) Quelques dialectes de Pamir et 4) les grands dialectes en dehors des frontières de l’Iran. Afghani, Baloutchi, Kurdi, Ossète.
La langue des inscriptions (vieux perse) : Des deux langues écrites anciennes, celle des inscriptions comporte des dates précises. Ce sont des inscriptions de Cyrus (539-529), de Darius (522-486) et de leurs successeurs jusqu’à l’an 318 av. J.-C.
On comptait environ 40 inscriptions en tout à Bissotoun, à Persépolis, à Naghché Rostam, à Hamadan, à Suse, à Van, à Suez, mais dans les derniers temps les fouilles effectuées mirent à jour de nouvelles inscriptions. Plusieurs d’entre elles ont été gravées en trois langues (vieux perse, Babylonien et élamite) ; on y joignait parfois une traduction en égyptien, ce qui faisait une quatrième langue.
Les inscriptions les plus longues étaient gravées sur des rochers comme celles de Darius le grand à Bissotoun, à Nagché Rostam et ailleurs et des inscriptions courtes étaient tracées sur des édifices et sur des vases.
La plus longue inscription est celle de Darius le grand, qui se trouve à Bissotoun près de Kermanchah. Bissotoun est un grand rocher dont le nom primitif était Bahistan comme l’affirme Diodore de Sicile ("to Bagistanon oros" c’est-à-dire la montagne de Bahistan). Bahistan signifie le domicile des Dieux.
Cette inscription se trouve à une hauteur de 500 pieds et contient 414 lignes gravées en cinq colonnes. C’est la plus longue inscription du monde entier.
Jusqu’au déchiffrement des inscriptions hittites, elle fut considérée comme la plus ancienne inscription indo-européenne.
Dans l’Europe du temps de Diodore de Sicile, on croyait que les inscriptions étaient l’œuvre de Sémiramis, reine légendaire d’Assyrie et de Babylonie. Le premier savant qui a commencé à déchiffrer les inscriptions, était Grotefend, un Allemand, qui exposa les résultats de ses recherches à l’Académie des Sciences de Gِttingen en 1802. Dès cette date jusqu’au jour où Rawlinson déchiffra définitivement la grande inscription de Bissotoun, s’écoula 40 ans et dans ce temps, beaucoup de grands savants ont travaillé dans ce domaine. Ce sont : St-Martin, Lassen, Burnouf, Oppert et Hinks.
Rawlinson, en 1834-46, copia et déchiffra l’inscription de Bissotoun. En 1847, il fit un alphabet de la langue des inscriptions. Depuis lors jusqu’à nos jours, plusieurs savants ont fait publier le texte de bien des inscriptions (Benfey, Oppert, Spiegel, Kossowicz, Tolman, Weissbach et Bang, King et Tompson, Meissbach).
Les textes en cette langue qui sont arrivés jusqu’à nous et qui comportent environ 450 à 500 mots différents suffisent à nous en donner une idée assez précise.
Elle était assez cultivée et riche. La richesse des formes grammaticales était énorme et ne le cédait en rien au sanscrit ni à la langue de l’Avesta. Mais dans les dernières inscriptions, du changement et du désordre commencent à apparaître dans les formes.
Un autre dialecte ancien iranien est la langue de l’Avesta, le dialecte du nord-est ou bien du nord-ouest de l’Iran.
On a beaucoup écrit sur le mot "Avesta", mais l’opinion la plus plausible semble être celle d’Andreas. A son avis, le mot "Avesta" serait le mot pahlavi "upastak-upasta", qui signifie "originel", "texte". Les écrivains grecs et arabes ont beaucoup exagéré dans leurs récits les proportions quantitatives de l’Avesta. Tabari, par exemple, parle de 12000 peaux de vaches, sur lesquelles aurait été écrit ce livre.
D’après le Dinkard, pendant la campagne d’Alexandre de Macédoine un exemplaire de l’Avesta fut brûlé, et l’autre serait tombé entre les mains des Grecs, c’est pourquoi les prêtres zoroastriens avaient été contraints de restaurer le texte de l’Avesta.
Le travail de rédaction semble avoir eu lieu sous l’Arsacide Vologas et avoir été complété sous Ardachir Babakan, Chapour I et Chapour II Sassanides. West évalue le contenu de l’Avesta sous les Sassanides à 345 700 mots, dont 83 000 sont arrivés jusqu’à nos jours.
L’Avesta d’aujourd’hui se compose des livres suivants : le Yasna, le Vispéred, le Vendidad ou Videvdad, les Yachts et le Khorda Avesta. Les textes de l’Avesta peuvent être groupés en deux catégories au point de vue de la langue : la langue des Gathas laisse deviner une origine très ancienne, les autres textes sont rédigés en une langue plus récente.
Ce sont des savants français qui entreprirent l’étude de l’Avesta et travaillèrent avec le plus grand succès dans ce domaine.
Il est généralement connu, comment Anquetil du Perron se mit en route en 1755 pour les Indes, et après bien des aventures arriva là bas, étudia les langues de l’Avesta et du Pahlavi et en 1792, rentra à Paris en rapportant avec lui 180 manuscrits.
En 1771, il fit publier le résultat de ses recherches ; Zend-Avesta en 3 volumes. Ses grands continuateurs furent des Français : Burnouf et Darmesteter, mais beaucoup d’autres savants participèrent aux études avestiques.
L’Avesta fut d’abord écrit avec l’alphabet araméen très pauvre qui subsiste jusqu’à nos jours en alphabet pahlavi ; puis on a inventé un alphabet spécial de 48 lettres.
Les formes grammaticales de l’Avesta sont aussi riches que celles du sanscrit et du vieux perse.
Le pahlavi (pehlevi, pehlvi). Depuis la chute de l’empire achéménide jusqu’à la fondation de la puissance sassanide la langue perse ancienne cesse d’être employée dans les inscriptions. Une langue nouvelle, plus récente et moins archaïque la remplace. C’est la langue pahlavie.
Déjà Moïse de Chorène dit que le mot pahlavi signifie parthe. En effet, il existe le mot Parthova (vieux perse), d’où dérivent palhav et en deçà pahlav(i). En pahlavi, il y a des inscriptions à partir de l’époque d’Ardachir Babakan (226-241), fondateur de la dynastie Sassanide. Il existe aussi une littérature mazdéenne dont les débris furent découverts en l’Asie centrale.
A l’époque sassanide, on écrivit des commentaires sur l’Avesta dont la langue était vieille est devenue incompréhensible.
Le pahlavi du nord-ouest dont on a une idée par quelques inscriptions et par des textes manichéens, à des rapports avec des parlers parthes qui n’étaient pas très éloignés de la langue avestique.
Le pahlavi possède une littérature assez vaste principalement de caractère religieux. Les livres les plus connus sont Dinkard, Bundahichn, Menovi Khrad, Arta Viraf namak, etc. Il y a aussi des traductions des textes avestiques et des livres laïcs comme Karnamaki Artashir Babakan, Aiatgari Zariran, Farhangi Pahlavik, etc.
Le pahlavi a un alphabet araméen très imparfait qui rend la lecture des textes bien difficile. De très grandes difficultés sont attachées aux houzvariches, c’est-à-dire à la lecture des mots qu’on fixe en langues sémitiques, préférablement en araméen, mais on les prononce en pahlavi ou iranien.
Au IIIe siècle après J.-C., le pahlavi avait déjà perdu non seulement ses formes, mais aussi les catégories grammaticales anciennes et était devenu plus proche de la langue nouvelle iranienne-farsi, que du vieux perse.
Le farsi moderne. - Après la période Sassanide jusqu’au commencement du IXe siècle, on écrivait en pahlavi ou bien en arabe. Pour la première fois depuis l’époque d’Abbas de Merve (+815-16)), Hanzala et d’autres auteurs commencèrent à publier leurs ouvrages en iranien c’est-à-dire en farsi moderne.
C’était une langue qui avait accueilli des milliers de mots arabes et était devenue très riche. En même temps, elle avait perdu beaucoup d’anciennes formes grammaticales.
Sous la plume de Roudaki, vrai fondateur de la littérature de la période après l’islam et de ses successeurs Daqiqui, Onsori, Farrokhi, Manoutchehri, Ferdowsi et de plusieurs autres grands écrivains, la langue nouvelle est devenue harmonieuse, colorée, gracieuse et souple, c’est la même langue que nous parlons aujourd’hui et qui est la plus précieuse, la plus belle perle de culture de notre grande patrie l’Iran.