|
orsque le petit réveil émet sa sonnerie, Lalla Gaïa ne dort pas vraiment. Depuis longtemps déjà, elle écoute le sanctuaire… Elle avait laissé ouverte la fenêtre de sa chambre donnant par bonheur directement sur le Haram [1] de l’Imâm Rezâ, et écouté, alors qu’il faisait encore nuit, le chant d’un homme qui du haut de l’un des minarets d’or, faisait s’écouler une mélodie s’accordant à merveille à ce moment précédant l’aube. Au ciel profondément noir répondaient le jaillissement des lumières des cours aux corniches chargées de spots puissants, le torrent d’illuminations libéré par d’immenses lampadaires ainsi que le flamboiement rougeoyant de la coupole d’or du tombeau, tempéré par le bleu mat de la grande coupole de la mosquée de dame Gohar Shâd. Les vers d’une ode d’amour, posés sur un flot lancinant, semblaient onduler comme un serpent coloré et sonore, absorbé par le rythme lent et régulier de son glissement, caressant le marbre des fontaines, frôlant les calligraphies de faïence, s’enroulant autour des minarets rutilants, puis des coupoles aux tailles et aux couleurs variées, redescendant le long des portails monumentaux, se faisant plus feutré au niveau des tapis, touchant les tchadors des femmes veillant, des hommes silencieux, accomplissant côte à côte (on ne voit cela que dans les sanctuaires, qui ne sont pas régis comme des mosquées) les onze cycles de la prière de la nuit… Après avoir empli l’ensemble des volumes du lieu, l’écoulement sonore allait par les portes du sanctuaire, s’élargissait à la mesure des avenues, se scindait au gré de la multitude des ruelles, franchissait les toits, les terrasses, allant jusqu’à se glisser dans les chambres d’hôtels notamment, par les fenêtres ouvertes… Lorsqu’il s’est arrêté, le bourdonnement des transformateurs, des énormes ampoules électriques, des chaufferies et des conditionneurs d’air a repris, même s’il ne s’était en réalité pas interrompu. Puis était venu l’heure de l’appel à la prière de l’aube, suivi par le bruissement de centaines de pas rapides, celui des fidèles de l’aurore…
Il est maintenant temps de se lever, tandis que les musulmans commencent à retourner dans la ville, une fois leur prière accomplie.
Lalla Gaïa prend une douche, comme le lui a conseillé Hosayn. Il ne s’agit pas ici de se laver, ni de se réveiller, mais de se purifier, car on ne rend pas visite à l’Imâm Rézâ sans s’être au moins purifié le corps. Ensuite, une fois auprès de lui, on demande par son intercession la purification du cœur… Hosayn est au rendez-vous. Il tient à s’arrêter dans une échoppe voisine de l’hôtel, dont il connaît le tenancier, afin de boire un gobelet de lait chaud et de manger une part de ce gâteau blanc que l’on propose aux quatre coins de l’Iran, le plus souvent avec des milk-shakes. Ces vendeurs de lait chaud et de douceurs sommaires sont les premiers à soulever leur volet de fer, aux alentours du sanctuaire, juste après la prière du matin. Avant eux, des marchands à la sauvette font déjà bouillir le lait dans de grandes marmites d’aluminium, une heure avant l’appel à la prière, pour ceux qui vont au Haram à la fin de la nuit. Lalla Gaïa prend un lait bouillant elle aussi, bien sucré, afin de ne pas avoir le ventre vide. Hosayn lui remet un tchador emprunté à l’une de ses sœurs. Il est obligatoire d’en avoir un pour entrer. Heureusement, c’est un tchador arabe, doté de manches, car le tchador iranien, sans manches, ne convient guère aux débutantes… Les premières fois qu’on le porte, on est bien plus préoccupée par le fait de le maintenir en place que par toute autre chose… Lalla Gaïa ajuste le vêtement noir face au petit miroir surmontant le lavabo de l’échoppe. Elle se dit qu’il doit faire bien chaud sous un tel tissu au milieu de la journée ! Mais pour le moment, dans la fraîcheur du petit matin, c’est plutôt réconfortant. Et ainsi couverte, elle se sent plutôt en sécurité : il ne reste plus grand-chose de ce qui la caractérise, la voilà quasiment semblable aux autres et ce qui l’étonne, c’est qu’au lieu de s’en sentir frustrée, elle en ressent une profonde tranquillité… Pendant ce temps, le sanctuaire achève presque de se vider. C’est le moment de la journée où il s’y trouve le moins de monde. On sent que le lever du soleil se rapproche, les spots et les lampadaires s’éteignent. L’or des minarets et de la coupole semblent frémir, avant de s’embraser de nouveau, cette fois au feu d’un nouveau jour.
Il faut d’abord passer au contrôle, à la fouille. On passe sous un grand tapis suspendu puis des femmes à l’air sévère vous inspectent les vêtements (pour les hommes, ce sont des hommes…), traquant la nourriture, les appareils photo, voire des objets dangereux… Elles peuvent aussi vous demander si vous êtes musulmane, car les salles du sanctuaire même sont interdites aux non-musulmans… Mais dans le cas de Lalla Gaïa, son tchador et son air concentré donnent le change… De l’autre côté du contrôle, elle retrouve Hosayn. Ils traversent ensemble une très grande cour, toute neuve, dont les mosaïques n’ont pas encore toutes été posées. Lalla Gaïa, au fur et à mesure qu’elle avance, se voit touchée par une impression totalement inconnue ! Il lui semble que son ouïe se bouche légèrement et progressivement, que l’air se fait plus lourd, plus dense, comme si elle venait d’entrer dans un sas de compression. Assurément, elle ne se sent pas comme elle se sentait dans la rue, il y a encore deux minutes ; c’est comme si elle avait traversé une membrane isolante et se trouvait maintenant dans un environnement confiné. S’il lui semble qu’elle perçoit moins nettement ce qui l’entoure, elle se trouve en revanche beaucoup plus sensible à ce qu’elle ressent à l’intérieur. Elle regarde Hosayn. Il lui sourit. Ressent-il la même chose qu’elle ? Elle n’ose lui poser la question. Alors elle se contente de le suivre…
Ils passent par une première porte, à double-battants, grands ouverts. Dans l’embrasure se tient un homme portant l’uniforme des gardiens du sanctuaire. Il maintient debout de sa main droite une sorte de sceptre d’argent monté sur une canne noire. Les gens passant à sa hauteur touchent la boule d’argent ouvragé qui semble être de facture ancienne, puis se passent la main sur le visage. Le gardien reste impassible. Ensuite, un couloir débouche sur une cour magnifique, de taille moyenne, au centre de laquelle trône une réplique du Dôme du rocher de Jérusalem, et qui est en fait une fontaine à laquelle les pèlerins viennent boire. Face à ces merveilles, Lalla Gaïa ne réagit pas vraiment, car cette impression de confinement qu’elle ressent croît en intensité. Il lui semble se mouvoir dans une bulle, tandis que jamais son cœur ne lui avait paru si grand ouvert ! Un autre couloir longeant une mosquée à gauche, et des salles fermées à droite, les mène dans une grande cour, extraordinaire, au centre de laquelle s’étale un grand bassin pour les ablutions et sur laquelle s’ouvre l’immense portail de la mosquée de Dame Gohar Shâd, surmontée par l’énorme coupole bleue qui vue de l’extérieur avoisine la coupole d’or du cœur du sanctuaire. La coupole d’or justement, se trouve face à eux, et sa proximité indique qu’ils sont maintenant très proches du mausolée même. Lalla Gaïa ne dit rien, elle suit Hosayn. Ils traversent la cour et s’arrêtent dans une alcôve qui se trouve face au mausolée. A l’intérieur, le secteur est celui des hommes. Hosayn demande à Lalla Gaïa de l’attendre là quelques instants. Puis il se met en quête d’une dame plutôt âgée qui accepterait de conduire Lalla Gaïa jusqu’à l’emplacement de la tombe de l’Imâm, au nouveau du sous-sol, là où la foule est moins dense et où les comportements sont moins sujets à effrayer une personne venant pour la première fois… Pendant ce temps, Lalla Gaïa ne parvient pas à quitter la tombe des yeux. Elle la contemple à travers une vitre donnant sur une pièce dans laquelle des gens étudient le Coran, de l’autre côté passe un couloir duquel un escalier conduit à une grande salle où une multitude d’hommes debout récitent des invocations. En fait, ils demandent à l’Imâm la permission d’entrer dans le saint des saints, où une foule compacte se presse autour de la tombe, comme des abeilles autour de leur reine. L’amoncellement des corps (les hommes et les femmes sont séparés par des panneaux de verre), les centaines de mains qui se tendent vers la tombe, implorantes, assoiffées, désespérées, le spectacle fascine Lalla Gaïa autant qu’il l’effraie. Elle ne se voit pas vraiment se lancer dans une telle mêlée ! Ce qui d’ailleurs nuirait certainement à l’état inconnu qui continue à s’emparer d’elle. En elle s’est opéré comme une scission. D’une part, elle observe les gens, ce qu’ils font, s’interroge, et d’autre part, elle a l’impression d’être elle-même reliée de l’intérieur avec la source de toute cette agitation, et cette source lui inspire une paix profonde, un silence plein qu’elle voudrait ne jamais avoir à rompre…
[1] Le sanctuaire.