|
Le réalisme est l’observation du réel au travers de la recherche de faits véridiques qui forment la base du travail du romancier réaliste. À partir de 1850, ces idées, revendiquées haut et fort par un groupe d’écrivains et d’artistes, vont constituer le programme d’une école. Le chef de file est Champfleury qui demande au romancier de peindre « l’homme d’aujourd’hui dans la civilisation moderne. » [1] La représentation du monde contemporain doit être à la fois impartiale et complète, comme si l’écrivain se contentait de photographier la réalité.
Ces théories révèlent bien la mentalité d’une époque, mais aucune des grandes œuvres dites « réalistes » ne répond au programme de Champfleury. Avec beaucoup plus de subtilité, Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean, écrit : « Le réaliste, s’il est artiste, cherchera, non pas à nous montrer la photographie banale de la vie, mais à nous en donner la vision plus complète, plus saisissante, plus probante que la réalité même ». [2]
Le mouvement trouve aussi à s’exprimer sur le plan de la peinture. En 1850, le peintre Gustave Courbet [3], soutenu par son ami Champfleury, présente au public scandalisé le tableau Un Enterrement à Ornans. L’œuvre apparaît immédiatement comme un manifeste du réalisme en peinture. Rien de moins romantique, en effet, que la façon dont cette vaste toile traite le thème romantique de la mort : dans le cadre banal d’un cimetière de campagne, le clergé, la famille du défunt, les villageois qui assistent à l’enterrement sont fixés sans complaisance, avec leurs visages ingrats, leurs vêtements grossiers, leurs attitudes sans grandeur.
Dans ce parcours, Guy de Maupassant a une place particulière. Digne élève de Flaubert, il était issu de la petite noblesse terrienne, ce dont il était d’ailleurs assez fier. C’est cette aristocratie normande que l’on retrouve dans Une Vie. Son enfance fut marquée à la fois par le contact direct, intime avec la nature, et par la mésentente de ses parents qui finiront par se séparer en 1860.
Sur ses influences littéraires et philosophiques, on peut dire qu’un jeune écrivain, surtout peu sûr de lui comme le fut Maupassant à ses débuts, subit, plus ou moins consciemment, l’influence d’écrivains connus et patentés dans lesquels il peut se reconnaître des maîtres. Ce fut le cas pour l’auteur d’Une Vie, en particulier avec celui qui fut son modèle spirituel, Gustave Flaubert.
Les liens étroits qui ont uni Flaubert et Maupassant sont connus. L’auteur de Madame Bovary se plaisait à nommer Guy son « disciple » [4] et H. Taine, critique du XIXe siècle, le reconnaît comme le « vrai et unique successeur de Flaubert » [5]. Flaubert a encouragé les premiers essais poétiques de Maupassant mais a vite compris que sa voie propre était la prose.
Si Maupassant doit énormément à Flaubert, il doit également une grande partie de son succès à Zola. C’est en effet la publication de Boule-de-Suif en 1880 dans Les Soirées de Médan, recueil collectif de cinq nouvelles consacrées à la guerre de 1870, dirigé par Zola, qui va donner à la carrière littéraire de Maupassant une impulsion décisive et le lancer définitivement dans le monde des lettres et du journalisme. La nouvelle Boule-de-Suif, selon Flaubert, « écrase le volume » [6] et est un « chef d’œuvre » [7].
ہ partir de 1883, Maupassant est influencé par Schopenhauer, philosophe pessimiste et l’une des sources du nihilisme européen, d’un nouveau mal du siècle après 1870. Dans ce monde désespéré, les personnages sont voués à la répétition et à la déchéance, ils ne peuvent échapper aux lois héréditaires : la vie n’est pas enrichissement, mais déperdition et série de morts symboliques. Sur ce thème et le plan humain, Maupassant s’attache particulièrement aux femmes, souvent victimes, avec une place notable faite à la figure de la prostituée. Le thème de la famille et de l’enfant lui est également cher, avec la question de la paternité ainsi que le choix des détails de la vie quotidienne et le comportement des personnages. Quant aux effets de langue pittoresques, ils sont partout présents, simultanément avec la présence de la menace ou de la disparition. Ce regard pessimiste et angoissé sur la vie, les hommes et surtout les femmes, et cette vision noire des rapports sociaux et personnels, permet en particulier l’usage du registre tragique, qui marque tous ses romans, y compris le premier, Une Vie.
« Une Vie, c’est le premier roman de Guy de Maupassant. Ce titre, pour ne tenir qu’en deux mots, le résume cependant tout entier : « Une Vie »… c’est en effet l’histoire de toute une existence, année par année, jour par jour, presque heure par heure. En réalité, toutes les femmes croiront plus ou moins avoir été l’héroïne du roman, retrouveront leurs propres émotions et seront particulièrement attendries […] La part de l’éloge faite, et elle doit être très large, Une Vie encourt quelques blâmes. On fait assez grand cas de Guy de Maupassant pour lui dire toute la vérité. Le but du romancier n’est point de raconter une histoire, de nous amuser, de nous attendrir mais de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements. Par-ci, par-là, le canevas de son œuvre, si net, et si heureux dans sa simplicité, est chargé de quelques arabesques nuisibles. […] Mais ce ne sont là que des imperfections secondaires. L’effet général est très grand, et le style emporte tout. On vient, en somme, d’éprouver une grande satisfaction à savourer trois cents pages de cette prose qui paraît plus que jamais « franche, souple et forte ». Exubérance de santé, style chaud comme du sang, phrase musclée et d’aplomb, attaches solides d’aplomb, attaches solides d’athlète, on a retrouvé tout Guy de Maupassant qui a commencé comme élève de Zola et vient de sortir d’un bond de l’école. Telle est, comme on sait, la poétique du naturalisme, qui nous présente les gens qui passent sans se croire tenus de nous dire d’où ils viennent et où ils vont. On ne s’habituera jamais à cela ; mais on n’en déclare pas moins que la série de tableaux que fait défiler devant nous Maupassant est l’œuvre d’un coloriste et un styliste bien remarquable. » [8]
Une Vie est une leçon sur la déception féminine : « La vie humaine est la plus douloureuse forme de vie : elle va de la souffrance à l’ennui… La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. » [9] Cette vision désabusée de l’existence n’est-elle pas celle du romancier lorsqu’il suit pas à pas la vie de son héroïne, oscillant de la souffrance à l’ennui ? La souffrance est, si l’on excepte les rares moments de bonheur du début de l’ouvrage, omniprésente tout au long du roman : souffrance physique lors de la naissance difficile de Paul, assimilé à une forme de mort.
Mais c’est surtout la souffrance morale qui est ressentie, d’autant plus fortement que les illusions de l’héroïne ont été plus grandes. C’est ce hiatus béant entre la réalité et l’espérance qui marque toutes les étapes de la vie de Jeanne. Première désillusion : celle du mariage, lorsqu’elle s’aperçoit que l’amour conjugal est loin de ses rêveries de jeune fille. Autre déception lorsqu’elle comprend que le mariage n’est jamais qu’une forme de solitude à deux. Si la souffrance ponctue ainsi les grands moments de l’existence de Jeanne, le reste de sa vie est occupé par l’ennui.
On peut certes opposer à cette obsédante réalité les quelques moments de joie, voire de bonheur, qu’a pu connaître Jeanne. Mais sauf de rares instants vécus dans leur plénitude -comme l’épisode du val d’Ota en Corse – cette félicité est toujours vécue selon les modes du rêve – de la « rêvasserie » dit l’auteur avec quelque accent péjoratif – et du souvenir. Toujours en avant ou en arrière de l’instant présent, Jeanne ne peut donc que vivre ailleurs. Pour conclure ce parcours, laissons une nouvelle fois la parole à Schopenhauer : « Aussi, au lieu de nous occuper sans cesse exclusivement de plans et de soins d’avenir, ou de nous livrer, à l’inverse, aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le présent seul est réel, que seul il est certain et qu’au contraire l’avenir se présente presque toujours autre que nous le pensions et que le passé lui aussi a été différent… » [10] Ou encore : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit. » [11]
Le critique de l’époque temps se demandait, lors de la publication du roman : « Pourquoi (son) tableau est-il si violemment passé au noir ? » [12] À cette question, on a opposé la formule finale du livre qui, dans la bouche de Rosalie, donne le point d’orgue de l’ouvrage. Faut-il en conclure avec Henri Troyat que ce propos résume « la philosophie du livre » ? On pense qu’il convient d’être plus réservé sur ce point. Ajoutons, en outre, que cette belle formule est empruntée à Flaubert qui écrit, dans une lettre à l’auteur datée du 18 décembre 1878 : « Les choses ne sont jamais aussi mauvaises ni aussi bonnes qu’on croit. » [13] Par ailleurs, constatons que ce dénouement n’en est pas un ; une autre vie de Jeanne va commencer. Au lecteur de parachever l’œuvre entreprise. Maupassant ne cherche-t-il pas, avant tout, à nous donner à « penser » à nous-mêmes ? « Forcer à comprendre le sens profond et caché des événement » ? [14]
Or, ce premier roman de Maupassant avoue, pour les trente ans de l’auteur, presque tous ses thèmes obsessionnels. Le mépris du père, le dégoût de la maternité, le pessimisme fondamental, l’amour du pays natal, l’amour de l’eau, la hantise de la mort, la bâtardise, la découverte de l’impureté de la femme dans la mère, n’auront qu’à se développer. Aveu implicite d’une incomplète liquidation du complexe d’Œdipe, Une Vie ne pouvait pas s’arracher aisément des entrailles d’un auteur qui, de surcroît, apprenait en le composant le difficile métier de romancier. Le Maupassant du premier roman paie Une Vie avec sa vie.
En réalité, dans Une Vie, l’art du romancier s’invente à mesure, devant nous. Sa principale originalité formelle est de ne pas alterner les descriptions et l’action, comme le faisait couramment le roman du temps, mais de les imbriquer étroitement. Les paysages et les décors y sont vus par un personnage en proie à une émotion ou engagé dans une action, un personnage en mouvement. La jeune Jeanne traverse ainsi avec son père la campagne, pour aller s’installer au château des Peuples, planté sur la falaise, près d’Yport. Toute la Normandie de Guy enfant passe par les yeux de cette petite sœur de la Bovary.
Ainsi, Une Vie, est considérée comme un des chefs-d’œuvre de la production romanesque de Maupassant et l’on y voit s’affirmer le plus nettement son triple héritage. À Balzac, Maupassant emprunte l’époque de la Restauration et la personne de la femme qui rêve d’amour, puis connaît l’échec du mariage, sa suite de souffrances et d’humiliations. Comme Zola, l’auteur de La Joie de vivre, il veut écrire un roman naturaliste, c’est-à-dire tout explorer et tout dire, en particulier ce qui concerne la sexualité, ce qui unit l’amour physique et la mort. De Flaubert, il retient une certaine manière d’approcher les réalités de la nature, des désirs qui s’usent et du temps qui, alternant drames et répits, s’enlise : Jeanne fait l’apprentissage prosaïque du désabusement et de la destruction des rêves. Une Vie, comme L’ةducation sentimentale ou Madame Bovary évoque une dégradation, une course à l’anéantissement, et dénonce l’exaltation romantique.
* Maître assistant du Département de Langue et de Littérature françaises, Université Azâd Islamique d’Arâk.
[1] Échelard, Michel, Histoire de la littérature en France au XIXe siècle, Paris, 1999, p. 119.
[2] Maupassant, Guy de, Pierre et Jean, Ed. Folio, Paris, 1998, p. 14.
[3] Peintre, lithographe et dessinateur français (1819- 1878). Ardent défenseur du réalisme, il cherchait à s’inspirer des événements contemporains et rendre compte de la réalité sociale.
[4] Troyat, Henri, Maupassant, Ed. Flammarion, Paris, 1989, p. 20.
[5] Ibid., p. 21.
[6] Idem.
[7] Idem.
[8] Schmidt, Maupassant et l’autre, Ed. Gallimard, Paris, 1977, p. 127.
[9] Calais Étienne, Une vie de Guy de Maupassant, Ed. Nathan, Paris, 1994, p. 50.
[10] Fermigier André, Une Vie de Maupassant, Ed. Folio, Paris, 1999, p. 68.
[11] Idem.
[12] Ibid., p. 52.
[13] Ibid., p. 53.
[14] Idem.