N° 42, mai 2009

Ferdowsi et Sohrawardi*


Karim Modjtahedi


Au premier abord, il ne semble pas facile de rapprocher les noms d’un grand poète épique tel que Ferdowsi [1] et d’un grand mystique tel que Sohrawardi [2], ce qui en effet apparait peu conforme aux consignes courantes utilisées dans nos manuels généraux de littérature persane. Mais le fait est là et Sohrawardi s’est profondément intéressé à l’épopée du Livre des Rois (Shâhnâmeh) de Ferdowsi et en a donné des commentaires à propos des gestes de certains des héros qui s’y trouvent. Ces commentaires, tout en restant brefs, pénètrent au plus profond du texte de l’épopée de Ferdowsi et essaient d’atteindre l’âme même du livre. En réalité, Sohrawardi procède par une sorte d’herméneutique qui n’est pas comme il l’emploie, une simple intériorisation subjective, mais plutôt une actualisation réelle. En effet, c’est par un véritable acte de dévoilement qu’il essaie de saisir la signification de la légende comme surgissant du plus profond du héros épique. C’est l’image réelle de sa dimension spirituelle qui est à la fois convoitée et concrétisée. De ce fait, sous la plume de Sohrawardi, l’épopée héroïque ne s’achemine pas seulement vers l’épopée mystique, mais celle-ci s’en distingue dès le début, comme cet élan intérieur qui en garantit la vie réelle voire la possibilité de sa pérennité qui la situe d’une certaine manière au-dessus des événementiels terrestres.

La naissance de Zâl, attribué à Mir Mossavar, Shâhnâmeh de Shâh Tahmâsb, 1ère moitié du XVIe siècle, Musée Iranien d’Art Contemporain

Il va sans dire qu’un grand génie tel que Ferdowsi et une œuvre monumentale telle que le Livre des Rois ne se laissent découvrir que par paliers, en profondeur, étape par étape, allant d’une simple appréciation du rythme poétique - déjà profondément épique rien que par sa forme - aux vastes tableaux, tellement colorés et vivants, qu’ils se représentent mentalement d’eux-mêmes, illustrant des scènes héroïques où toutes les gammes des passions de l’âme humaine semblent se côtoyer, et enfin ayant atteint une dimension profondément morale, aboutit à une élévation presque supra-terrestre. Ceci pour dire qu’en Iran depuis plus de mille ans, la lecture du Livre des Rois n’est pas seulement un véritable phénomène socio-culturel, dans le sens d’une auto-affirmation nationale et populaire, mais une véritable institution d’éducation physico-morale, par laquelle une grande spiritualité semble se réaliser au cœur même de l’épopée héroïque pour la transformer en épopée mystique. Ceci, loin de signifier le mélange malheureux des genres littéraires qui obéiraient à des normes différentes, permet en réalité d’envisager l’aspect spirituel du véritable héros et l’esprit héroïque du véritable mystique. De toute façon, sur les deux plans, il s’agit de cet Homo Viator qui puise tout son courage pour ranimer et actualiser cet élan intérieur qui lui est en réalité comme un dépôt existentiel.

Bien que Sohrawardi ne soit pas le premier à commenter les héros du Livre des Rois et qu’il fasse lui-même partie d’une lignée traditionnelle qui le précède (surtout parmi les poètes), nous pourrions cependant avancer l’idée que dans cette voie, nul n’est allé aussi loin que lui.

Sâm rend visite à Zâl dans le nid du Simorgh, attribué à Sâdeghi, Shâhnâmeh de Shâh Ismâ’îl II, 1576, Musée Rezâ Abbâsi

C’est à la suite des recherches effectuées par le regretté H. Corbin, éminent orientaliste et grand philosophe français, que nous sommes devenus sensibles à l’importance de l’œuvre de Sohrawardi ainsi qu’à toute son ampleur. C’est encore H. Corbin qui d’une manière explicite a attiré notre attention sur l’originalité du commentaire que Sohrawardi a donné des héros de Ferdowsi, et c’est également dans ce même esprit que nous allons parler de ce commentaire.

Si l’on exclut le cas de Kay Khosrow qui disparait dans la "haute montagne" après s’être purifié à une mystérieuse "Source de vie", comme suggérant sa naissance au monde de la lumière et dont Sohrawardi, à la quatrième parabole du récit intitulé "La langue des fourmis" (Loghât-e mûrân) rédigé en persan, analyse le symbolisme du thème de la coupe (Jâm) qui lui appartenait, c’est surtout le cas de la naissance de Zâl et celui de la mort d’Esfandyâr qui font chez lui l’objet d’une herméneutique spirituelle dont lui seul connait le secret.

Ferdowsi a raconté l’histoire de la naissance de Zâl dans la partie de son livre qui est consacrée au règne de Manutchehr. Nous savons qu’il s’agit d’un enfant né à la chevelure blanche (un albinos, dirions-nous peut-être aujourd’hui), ce qui horrifie son père Sam qui, redoutant une humiliation sociale, l’abandonne dans le désert. Le Simorgh prend alors soin de l’enfant, lequel est évidemment par la suite rendu à son père, en obtenant en outre l’avantage de pouvoir se faire secourir par le Simorgh tout au long de sa vie.

Dans un petit récit visionnaire également rédigé en persan qu’il a intitulé "’Aql-e Sorkh" (titre que H. Corbin a ingénieusement traduit en français par "L’Archange empourpré" [3]), Sohrawardi, sans répéter en détail toute l’histoire de Zâl mais en utilisant un langage à la fois simple et profond - qui est d’ailleurs en soi un texte littéraire d’une grande beauté - essaie d’en saisir le symbolisme. La blancheur de la chevelure de l’enfant Zâl est son signe d’origine : il descend ici-bas du monde des êtres de lumière. Au fond, à travers le destin de Zâl, c’est tout l’être humain qui est appelé à se reconnaître en redécouvrant son origine supra-terrestre. C’est également en approfondissant ce même symbolisme que nous pourrions mieux comprendre la signification de la mort d’Esfandyâr.

Selon la légende telle que Ferdowsi la reprend, une grande rivalité confronte les deux héros à savoir Esfandyâr et Rostam, fils de Zâl. Rostam qui, dans son apparition dans le Livre des Rois, passe pour un héros exceptionnel, a une force physique hors-pair, mais malgré maints efforts, il n’arrive pas à bout d’Esfandyâr qui, de son côté, est également un chevalier d’une haute bravoure. Afin de permettre la victoire de son fils Rostam, Zâl en appelle à l’aide du Simorgh qui leur apprend le moyen par lequel Esfandyâr pourrait être terrassé.

Le meurtre de Siyâvash, artiste inconnu, Shâhnâmeh de Bâysonghori, 1429, Palais du Golestân

Sohrawardi reprend également ce thème dans le récit précité à savoir "L’Archange empourpré", en l’évoquant cependant d’une manière un peu moins explicite que dans le cas précédent. D’après lui, le Simorgh intervient de toute façon dans la mort d’Esfandyâr en ce sens que celui-ci meurt physiquement par un éblouissement devant la lumière. Mais Simorgh n’est pas le symbole de la mort, il est celui de la vie, plus précisément celui de la lumière. A lui seul, le Simorgh constitue au fond tout le symbolisme. C’est par son intermédiaire que toute âme personnelle se rattache à son origine éternelle ; cette intervention illustre le moment de la fusion unitive vers laquelle chaque âme s’achemine. C’est aussi évidemment par cela même que les deux thèmes de la naissance de Zâl et de la mort d’Esfandyâr entrent en rapport, car dans les deux cas, l’évènement mystique reste le même. Il s’agit de découvrir le sens de l’intervention du Simorgh, apparemment si différente dans les deux cas. En réalité, c’est cette intervention qui remplit ce grand hiatus qui semble, sur tout un autre plan, exister entre l’attitude héroïque et la quête mystique. C’est justement à travers ce même thème que l’épopée héroïque de l’Iran s’achemine vers l’épopée mystique. En réalité, en ce sens là, on pourrait dire que le destin de Zâl et celui d’Esfandyâr se complètent réciproquement.

D’une manière générale, dans le Livre des Rois, Sohrawardi s’est intéressé aux deux moments où l’on pourrait trouver à la fois le commencement et la fin de l’âme par le fait qu’elle prenne conscience d’elle-même comme lumière. "De la naissance de Zâl, écrit H. Corbin, sous la protection du Simorgh, jusqu’à la mort d’Esfandyâr en extase suprême qui met fin à son combat terrestre, le Simorgh impose sa mystérieuse présence" [4].

Par ailleurs, il va sans dire que dans le cas des écrits sohrawardiens, on ne peut pas parler d’un exposé doctrinal du type conceptuel, utilisable au niveau du programme d’un enseignement officiel, mais seulement en quelque sorte d’une historiosophie dans le sens où Schelling, philosophe allemand, emploie ce mot. Car dans ses commentaires, Sohrawardi se base toujours sur l’acceptation d’une finalité qui oriente le destin du héros, sans laquelle le véritable aspect du geste héroïque effectué par celui-ci risque de rester ignoré, ainsi que la signification profonde qu’une conscience attentive devrait normalement y trouver. En réalité, il s’agit toujours d’un événement que le récit, sans nous le donner d’emblée, nous invite à en rendre le dénouement intérieurement réel. C’est pourquoi, sans la participation active et profonde du lecteur, le récit risque de rester muet et de ne rien révéler de son sens caché, et ceci pour la plus forte raison que Sohrawardi a donné volontairement un aspect voilé à ses récits.

En dernier lieu, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que l’interprétation de Sohrawardi, tout en restant très originale, ne porte aucunement préjudice à l’universalité de Ferdowsi, et tout au contraire, on pourrait même dire qu’elle la garantit en réalité, car dans le commentaire de Sohrawardi, d’une manière générale, l’accent est surtout mis sur l’élan spirituel de l’âme humaine et non sur la psychologie limitée d’un personnage qui risque d’être saisi par le profane comme essentiellement mythique, sinon fictif.

Sohrawardi a sûrement su rendre un plus grand hommage à Ferdowsi que nous ne pouvons peut-être le faire aujourd’hui par nos manuels habituels qui écrivent exclusivement les légendes d’une manière extérieure.

* Nous remercions le Docteur Modjtahedi qui a eu l’amabilité de donner ce texte à la Revue de Téhéran pour sa première publication.

Notes

[1Aboul al-Ghâssem Ferdowsi, 329/330- 409/410 H.L., grand poète épique de l’Iran.

[2Shihâboddin Yahyâ Sohrawardi mourut en martyr à Alep en 587 H. L. - 1191 A.C.). Il est le fondateur iranien de la théosophie orientale des lumières (Hikmat al-Ishrâq).

[3Corbin, Henry, En Islam iranien - Aspects spirituels et philosophiques, Vol. IV, Paris, N.R.F., 1971.

[4Ibid, Vol. II, p. 236.


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1 Message

  • Ferdowsi et Sohrawardi* 3 août 2012 13:39, par chris

    Bonjour, bonsoir,

    ...et merci à la Revue de Téhéran et au Docteur Modjtahedi pour avoir mis en ligne ce texte.

    Interpellé par les textes de Sohrawardi, via les traductions de H.Corbin (ne maîtrisant hélas pas l’arabe...), c’est la première fois que j’entends le nom de Ferdowsi...

    ..pour ceux que cela intéresserait, sachez qu’une ébauche illustrée du merveilleux texte universel "le Bruissement de l’aile de Gabriel" de Sohrawardi existe sous forme de BD, élaboré dans le souci du texte original afin de le rendre plus accessible aux petits comme aux grands...

    http://fr.calameo.com/read/000913704b6fb3caf654e

    Bien à vous !
    Chris

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