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Monsieur Javâd Aghili a réuni, dès sa jeunesse et tout au long de sa vie, une importante collection de tableaux de style salle de café (Naghâshi ghahveh-khâneh). Il possède environ 300 toiles, dont une partie est exposée dans sa galerie de Téhéran. Lui-même peintre de talent, il nous a montré, lors de notre visite, quelques-uns des nombreux portraits qu’il a exécutés dans ce même style ghahveh-khâneh.
Il possède en outre quatre peintures de café sur toile vernie après peinture, appelées pardeh, ou peintures de rideaux. Peintes à Mashhad, la plus ancienne date de 1942. Bien dans la tradition chiite, elles représentent les scènes d’Achoura, le martyre de l’Imam Hossein à Kerbala. Les pardeh étaient utilisées encore récemment, par un narrateur, le naqqâl, dans une forme très populaire de théâtre de rue. Assisté d’un jeune garçon, le naqqâl s’installait soit dans la rue, soit dans un café. Il masquait l’immense peinture derrière un rideau qu’il tirait au fur et à mesure de son récit, pour dévoiler les scènes les unes après les autres. Il les décrivait par de longs récits épiques agrémentés de poésie. Après chaque récit, le public venu l’écouter devait donner quelques pièces de monnaie pour que la scène suivante soit dévoilée et contée à son tour. Chaque séance durait interminablement, pour le plus grand plaisir du public.
Cette école a vu le jour en Iran sous les dynasties zand et qâdjâre dès le XVIIe siècle. Ces peintures sont nées de l’imagination de leurs auteurs et de leur attachement à la tradition iranienne des récits religieux et mythologiques. Les thèmes illustrés peuvent être folkloriques, religieux, épiques ou littéraires. Le peintre de café s’inspire aussi bien des poètes comme Ferdowsi, Nezâmi, Attâr que des récits et contes religieux du Coran ou du mysticisme soufi. Il met également en scène des événements du folklore et de la vie quotidienne comme des cérémonies de mariage ou des scènes de salles de café.
Ce mouvement artistique montre la proximité des relations qui existent entre littérature, peinture et théâtre sacré, le ta’zieh iranien. La victoire du juste et de ses valeurs est le thème principal de ces œuvres. Elles mettent en scène des personnages réels ou légendaires, héros, rois ou guerriers, liés aux événements d’Achoura, aux narrations du Shâhnâmeh de Ferdowsi ou d’autres légendes ou poèmes épiques. Ces personnages sont représentés, accompagnés des accessoires symboliques qui permettent au spectateur de les identifier aisément (les médailles des militaires, les plumes des personnages sacrés, le lion de l’Imam ’Ali, les animaux amis de Madjnoun, etc.) L’exécution et le choix des détails, oiseaux ou autres animaux symboliques par exemple, sont très précis et rigoureusement codifiés.
Les peintres préparent leurs couleurs à partir de matériaux naturels, végétaux ou minéraux, comme l’huile de lin, le lapis-lazuli et toutes sortes de pigments. Ils préparent eux-mêmes leur support qui peut être une toile, un mur ou encore une étoffe. L’œuvre peut être également peinte sous verre ou encore sur bois et céramique.
Sur le plan de la composition, les différentes scènes d’un même récit sont représentées sur un support unique, exécutées l’une après l’autre. L’histoire est déroulée chronologiquement. Les personnages les plus importants apparaissent plus grands que les autres, sans souci de la perspective, chère aux peintres occidentaux.
Parmi les maîtres de cette école artistique, on peut citer, outre Javâd Aghili : Hossein et Ali-Rezâ Ghoullar-Aghâssi, Mohammad Modabber, Abbâs Blokifar, Hassan Esmâïlzâdeh, Hossein Hamedâni, Fathollah Ghoular-Aghâssi, Mohammad Hamidi, Ahmad Khalili. Parmi les contemporains : Ali-Akbar Lerni et Mohammad Farâhâni.
D’après Hadi Seif, auteur d’un ouvrage sur la peinture de café, c’est après la deuxième Guerre Mondiale et la crise socio-politique en Iran, que cet art a commencé à passer de mode. Les changements liés à la vie moderne - l’apparition de la radio en est un élément - contraignirent les peintres et narrateurs à s’orienter vers d’autres activités.
De nombreux témoignages de cet art s’offrent à la vue du voyageur en Iran. C’est ainsi qu’on peut encore voir quelques cafés et restaurants traditionnels, décorés de fresques murales de type ghahveh-khâneh. Citons, parmi d’autres, le célèbre café Azari, la sofreh-khâneh du parc Shahr, le restaurant Dizi, à Téhéran ; le restaurant traditionnel situé près de la mosquée Sheikh Lotfollah, à Ispahan.
Les musées iraniens exposent également de belles peintures de style ghahveh-Khâneh. Signalons, notamment :
- au Musée des Beaux-arts de Sa’ad Abâd de Téhéran, deux œuvres de Ghoullar-Aghâssi : L’Imam Hossein reçoit des musulmans et La Tragédie de Kerbala,
- au musée Rezâ Abbâsi de Téhéran, La Tragédie de Kerbala, de Mohammad Modabber.
Certains mausolées sont décorés de fresques murales de style ghahveh–khâneh. C’est le cas du mausolée de Hârun Velâyat à Ispahan, où l’on peut admirer des fresques qâdjâres représentant anges et imams.
Quelques initiatives sont régulièrement prises pour la préservation, la renaissance et la promotion auprès du public de ce patrimoine artistique unique, typiquement iranien. En voici quelques exemples :
Javâd Aghili propose que l’Université des Beaux-arts de Téhéran intègre ce style artistique dans son enseignement. Par ailleurs, il est tout à fait disposé à mettre sa collection à la disposition des musées étrangers intéressés même si la spécificité des sujets traités, en relation étroite avec la tradition iranienne (contes et légendes classiques, littérature persane, religion chiite et mysticisme soufi) rendent ces oeuvres difficilement accessibles à un public étranger non initié à cette culture. Une partie de sa collection a déjà été présentée avec succès dans plusieurs expositions à Chicago et Boston, aux Etats-Unis.
Hadi Seif s’est appliqué pendant des années à retrouver des artistes encore vivants, a réussi à faire connaître leurs oeuvres et a créé un atelier au Centre Culturel de Niâvarân à Téhéran pour leur permettre de travailler.
Le musée Felestin de Téhéran a organisé dans ses locaux, lors des dernières fêtes d’Achoura, un atelier réunissant quelques peintres de café réputés qui y créèrent des œuvres originales.
Le Musée d’Art Contemporain de Téhéran possède dans ses collections un grand nombre de ces toiles, acquises dès l’ouverture du musée en 1977.
Le centre d’artisanat de Sâzmân-e mirâs-e farhangui, l’Organisation nationale du patrimoine culturel, de l’artisanat et du tourisme, situé non loin de la tour Azâdi à Téhéran, présente également aux visiteurs des maîtres et leurs œuvres. Nous avons eu la chance d’y voir en janvier 2007 (mois de Bahman 1386) Ostâd Mohammad Farâhâni y exécuter quelques-unes de ses toiles.
Ce style intéresse un public d’amateurs et de collectionneurs, nombreux et enthousiaste, en Iran comme à l’étranger. En témoigne l’intérêt que lui porte le marché de l’art international qui met en vente régulièrement des peintures ghahveh-khâneh qâdjâres du XIXe siècle, à un prix équivalent à celui offert pour les très prisées miniatures indiennes de la même époque. En Iran, de nombreux ateliers d’artistes proposent des copies de très bonne qualité pour des prix plus modiques.
L’étonnant portrait de style ghahveh-khâneh de l’Impératrice Farah Diba, exposé dans une salle Sâhebqarâniyeh au Palais de Niâvarân, est là pour nous rappeler que ce style, loin d’être désuet, peut nous surprendre par sa modernité.
Sources :
1. Seif Hadi, The Visionary Painters of the Noble Folk : The Sore-Hearted Painters, Tehran, The Institute for Children and Young Adults, 1383 (2004).
2. La peinture de café : respect des croyances religieuses et traditionnelles - Ettela’at, Sup. culturel n° 6, page 2.
3. Kazem Chalipa & Ali Rajabi, Hasan Ismâïlzâdeh – Coffee house School Painter, Nazar Research and Cultural Institute, Tehran, 2007.