N° 43, juin 2009

Mollâ Sadrâ, symbole de l’unité culturelle iranienne*


Karim Modjtahedi


Si déjà depuis le XIIème siècle les noms de Fârâbi, d’Avicenne, de Ghazâli et un peu plus tard celui d’Averroès ont été prononcés couramment en Occident, sans parler des véritables œuvres avicennisantes, voire un ou plusieurs auteurs connus sous le nom de pseudo-Avicenne et de toute une tradition assez prolongée dite averroïsme latin, par contre, Mollâ Sadrâ et quelques autres ne font que récemment partie de ceux dont on parle en Occident.

Pour la première fois, c’est un français, le Comte de Gobineau, qui s’est intéressé à cette philosophie à la fois très islamique - chiite - et très iranienne, en l’évoquant assez longuement dans son fameux livre, Les religions et les philosophies dans L’Asie centrale. [1]

Gobineau, en évoquant l’effervescence d’une culture archéologique, littéraire et philosophique sous la dynastie des Safavides au XVIIème siècle, parle d’un Mollâ natif de Shirâz, nommé Mohammed fils d’Ibrâhim.

Adonné principalement aux recherches philosophiques, écrit Gobineau, ce personnage devint assez tôt fameux. Tout le monde se pressa à son cours, tout le monde voulut l’entendre ; les rois lui prodiguèrent leur estime, les peuples leur vénération, et c’est encore lui qui, après avoir fourni à l’ère des Safavides cette élévation philosophique indispensable à toute grande époque, a maintenu jusqu’à nos jours son autorité sous le nom célèbre de Mollâ Sadrâ, ou comme on l’appelle plus couramment, Akhound, le maître par excellence. [2]

Dans son livre, Gobineau a consacré une dizaine de pages à Mollâ Sadrâ : par moment, on reconnait son style de romancier. Par exemple en ce qui concerne le dialogue de Mollâ Sadrâ avec son père et surtout celui qu’il a eu à Ispahan avec Mir Fendereski, l’un des métaphysiciens les plus subtils de l’époque. Le vrai mérite de Mollâ Sadrâ, ajoute encore Gobineau, c’est d’avoir ranimé, rajeuni, à l’époque où il vivait, la philosophie antique.

Selon lui, depuis Mollâ Sadrâ, la trace de la science n’a plus été perdue, ni effacée : elle est constamment restée visible sur le sol, et malgré les circonstances, la flamme de la torche a tenu bon, elle a vacillé sous le vent, mais ne s’est point éteinte. Rien de plus équitable que de conserver beaucoup d’estime et de reconnaissance pour le grand esprit qui avait su si bien l’allumer. [3] La pensée de Mollâ Sadrâ fut par la suite réellement introduite en France et dans le monde entier par le Professeur Henry Corbin.

En Iran même, Mollâ Sadrâ peut être considéré comme un symbole de l’unité culturelle iranienne. Cette question peut tout d’abord être abordée en évoquant un fait historique : l’invasion mongole en Iran ; quand Houlagou Khân vers le milieu du XIIIème siècle, réussit à la fois à provoquer la chute d’Alamout, de la commanderie ismaélienne et celle de Bagdad, la capitale des califes Abbassides. Il abolit ainsi les deux pôles actifs d’un antagonisme presque bicentenaire. Cet événement a contribué à libérer la pensée ésotérique qui ne se limitait d’ailleurs pas aux cadres idéologiques ismaéliens, luttant contre les califes, en la rendant intensément vivante, quoique toujours cachée. Cette pensée retrouve très tôt son chemin et son authenticité. A ce sujet, il ne s’agit pas bien évidemment de l’histoire au sens habituel du mot mais plutôt d’une tradition spirituelle qui s’actualise à chaque fois dans une conscience donnée où l’expression de son visage personnel se trace peu à peu. En ce sens, l’ésotérisme de Mollâ Sadrâ pourrait être compris comme une vision parfaitement cohérente et libérée de tout engagement idéologique de type ismaélien, qui s’enracine dans son passé le plus lointain et harmonise les traditions les plus disparates.

Au fond, nous sommes en face d’un événement intérieur à l’âme, voire d’une intrigue, qui la fait en quelque sorte s’éveiller au fur et à mesure à elle-même, comme une monade leibnizienne tout au début de son aperception, ou simplement comme un grain de blé au moment de devenir un souffle de vie.

Il va sans dire que la théorie de l’âme chez Sadrâ joue ici un rôle essentiel. Toute sa philosophie essaie de penser l’origine de l’âme et de tracer la direction ultime de son mouvement. L’homme découvre son chemin en apprenant à connaître son âme et par ce même fait, il devient non seulement un animal pensant, mais surtout un homo-viator en quête de son origine et de son rang spécifique dans d’échelle des êtres.

L’idée de l’âme dans la pensée de Mollâ Sadrâ n’indique pas un élément extérieur à la matière première ; on ne saurait pas vraiment parler d’une chute antérieure, mais dire seulement qu’elle y retrouve sa vraie racine, son substrat, sa base, voire un support d’où elle pourrait prendre son élan.

La théorie de l’âme chez Mollâ Sadrâ est beaucoup plus originale que l’on ne pourrait le croire au premier abord. L’âme n’est pas une lumière déchue dans le corps mais en un sens le corps lui-même, évidemment dans la mesure où il a la possibilité d’évoluer graduellement. II s’agit en quelque sorte de la matérialité de l’âme, de même que d’une certaine spiritualité de la matière.

Au fond, la matière première fait partie du contenu latent de l’âme et grâce à l’idée de la transsubtantiation - essentielle à la philosophie de Mollâ Sadrâ - on serait tenté de dire, suivant une formule du regretté Professeur Corbin, que l’âme évolue par un corps résurrectionnel, comme si la matière devait en un sens se spiritualiser et l’esprit par le même coup se matérialiser.

Cette théorie va permettre à Mollâ Sadrâ de préserver entièrement la cohérence de sa philosophie, en acceptant la priorité foncière de l’existence sur l’essence. Mais il ne faut pas oublier que les degrés de l’être et ceux de la connaissance à chaque étape s’unissent et au travers de cela, sur le plan existentiel, les degrés de la pénétration correspondent aux degrés de la perfection. Autrement dit, l’existence chez Mollâ Sadrâ correspond à la lumière dans la philosophie de Sohrawardi, ce qui en un sens signifie que l’existence est avant tout une présence. La priorité revient à chaque étape à un degré de cette présence. Une pénétration graduelle, partant d’une intuition vague et terne qui se précise au fur et à mesure, comme une lampe dont la lumière s’intensifie en se projetant de plus en plus haut. En ce sens, on devrait même dire que l’âme n’est autre que le degré même de son intensité.

En outre, de nos jours, il ne faudrait plus oublier que l’âme n’est pas seulement végétative, animale, intellectuelle, ou même résurrectionnelle, mais aussi et peut être avant tout, culturelle. L’âme saisit le critère de sa valeur à travers une culture donnée et s’exprime par les moyens traditionnels de cette culture.

En ce sens, nous arrivons au cœur de notre sujet, car toute culture a d’une certaine manière un aspect équivoque et toute définition que l’on pourrait à la rigueur en donner se confond avec le degré de compréhension que l’on a de cette culture.

L’origine de la culture iranienne est très ancienne et ses éléments assez divers. Nous pouvons parler de son aspect islamique ainsi que de ses aspects anté-islamiques ; d’une source philosophique hellénisante très iranisée et d’une sagesse autochtone sortant des anciennes religions iraniennes : mythes, hymnes, et épopée qui ont survécu à l’islamisation et font partie intégrante de cette culture. L’épopée de Ferdowsi [4] en est un exemple vivant. Sur le plan philosophique, on pourrait parler par exemple d’Avicenne, à la fois péripatéticien et illuminatif et surtout de Sohrawardi qui fait revivre une tradition plus que millénaire. Sur ce plan, Mollâ Sadrâ, tout en étant plus modéré, connait une réussite d’autant plus grande, en arrivant à harmoniser non seulement les divers aspects des traditions philosophiques existantes, mais aussi les diverses disciplines considérées habituellement comme séparées, à savoir, la théologie, les lois religieuses, le mysticisme et enfin la philosophie.

II réussit à mettre sur pied une Sagesse Divine qui s’inscrit au cœur même de la culture iranienne, réelle et vivante.

Par ailleurs, il va sans dire qu’un philosophe n’est pas celui qui choisit un certain nombre de catégories en cours, pour faire un philosophème abstrait, par lequel, il dote ses adeptes d’une dialectique formelle qui leur donne une assurance intellectuelle provisoire ou autre. De toute façon, toute quête d’unité et d’harmonie sur le plan humain, reste seulement le but d’un effort perpétuel et un philosophe est toujours invité à continuer son chemin et à redoubler d’effort. En ce sens, Mollâ Sadrâ reste le maître incontestable et d’ailleurs incontesté, de toute une génération zélée et pleine de courage qui essaie de continuer dignement son travail, en espérant une nouvelle renaissance philosophique.


* Exposé fait au Congrès international de Mollâ Sadrâ, le 24 mai 1999.

Notes

[1Paru à Paris en 1865, chez Perrin.

[2Gobineau, Joseph Arthur, Les religions et les philosophies dans L’Asie centrale, Perrin, 1865, pp.65-66.

[3Ibid, p.73.

[4Voir à ce sujet Modjtahedi, Karim, "Ferdowsi et Sohrawardi", Revue de Téhéran, No. 42, Mai 2009.


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