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En septembre 1991, avec l’éclatement de l’URSS, le Tadjikistan, de République soviétique qu’il était, accéda à l’indépendance ; une indépendance inattendue et source de conflits, même si elle était inévitable. Laissé aux mains de politiciens formés à attendre des ordres du Comité central de Moscou dans quelque domaine que ce soit, ce pays appauvri et affaibli par plusieurs décennies de dictature "prolétarienne" sombra en 1992, malgré les efforts désespérés des plus conscients pour l’éviter, dans une guerre civile qui dura cinq ans, causa la mort d’environ 50 000 personnes, le déplacement d’un million de citoyens (sur un total de 5,7 millions de personnes) et des pertes matérielles évaluées à 7 milliards de dollars.
Une médiation de l’ONU aboutit à un cessez-le-feu fragile en octobre 1994 et, grâce à la médiation des Iraniens et des Russes, les parties belligérantes signèrent finalement un traité de paix à Moscou le 27 juin 1997. Ce traité conduisit à la création d’une commission nationale de réconciliation, la CNR, rassemblant des membres de diverses factions, c’est-à-dire de l’OTU (l’Opposition Tadjike Unifiée) et du gouvernement, ce qui mena finalement à l’obtention par le Parti du renouveau islamique d’un certain nombre de postes ministériels. La Russie et la Force de maintien de la Paix de l’ONU jouèrent dans cette commission un rôle de médiateur, en tentant d’éviter un nouvel essor du conflit au souvenir toujours vivace.
Le mandat de la MONUT expira en mai 2000 et le bureau d’appui des Nations Unies pour la consolidation de la paix qui l’avait remplacé ferma également ses portes en juillet 2007, dix ans après. Aujourd’hui, on peut dire que la situation politique est désormais stable.
Mais il ne faut pas se tromper, le chemin de la reconstruction se promet déjà d’être ardu et long.
Le Tadjikistan a reçu en héritage de sa guerre civile et de son existence en tant que République Socialiste Soviétique une économie extrêmement faible à reconstruire, en dépit des rivalités de clan et d’une corruption endémique affaiblissant le système. En outre, les infrastructures du pays, déjà vétustes sous le régime soviétique, ont été davantage détériorées lors de la guerre civile et malgré les investissements, en particulier étrangers, ce secteur nécessite une profonde rénovation. L’accès aux services, même fondamentaux tels que la santé et l’éducation, dont la qualité a baissé en raison du manque de spécialistes, est précaire et peu équitable bien que de récents changements tendent à prouver une volonté de réforme. Une certaine augmentation de la criminalité dans le domaine du trafic de drogue est également à remarquer, faisant craindre la transformation du Tadjikistan en un autre pays de transit pour la drogue afghane dont la production a énormément augmenté après les événements du 11 septembre 2001 et l’arrivée des troupes américaines dans le pays.
Plus grave encore, la pauvreté générale dans ce pays qui détient le plus faible PIB par habitant (287 dollars en 2004) des quinze ex-républiques soviétiques. Bien entendu, malgré le bilan économique général négatif, il faut établir quelques nuances. Depuis la fin de la guerre, de réels efforts visant à remettre sur pied l’économie défaillante nationale sont à signaler au Tadjikistan. On peut citer en la matière, la Stratégie nationale de développement et de la réduction de la pauvreté, qui s’étend sur deux ans (de 2007 à 2009) et qui devrait permettre la réalisation des objectifs du développement du Millénaire d’ici 2015. Le Forum sur le développement qui s’est tenu en juin 2007 a mis l’accent sur la nécessité de donner la priorité aux secteurs de la santé et de l’éducation, le soutien aux PME et IDE, le développement prioritaire de l’industrie énergétique et la mise en œuvre de réformes économiques.
Aujourd’hui, les principales exportations sont celles de l’aluminium, (75% des exportations) et le coton (9% des exportations), auxquelles s’ajoutent les exportations de fruits frais ou secs.
Il est d’ailleurs à noter que malgré les problèmes, l’économie tadjike a enregistré depuis la fin de la guerre civile une croissance moyenne annuelle de 9% et le taux d’inflation est resté stable. C’est dire que le Tadjikistan dispose d’un potentiel économique réel et avec le soutien et l’intérêt que le gouvernement accorde de plus en plus au développement des infrastructures, en particulier celle de l’hydroélectricité et la construction routière. Les partenaires économiques tels que la Russie, l’Iran et la Chine s’impliquent de plus en plus dans les projets de construction. A titre d’exemple, plus de 80 accords de collaboration économique ont été officialisés entre l’Iran et le Tadjikistan, parallèlement à la croissance rapide des échanges. Cela n’a rien d’étonnant car même si la Russie est encore le principal partenaire économique de son ex-protégé, le Tadjikistan se rapproche de plus en plus de l’Iran et de l’Afghanistan, avec lesquels il partage une langue commune : le persan.
En effet, la quasi-totalité du pays aujourd’hui nommé Tadjikistan a été de très longs siècles durant, considéré comme l’une des provinces les plus importantes de l’Empire perse, préislamique puis le monde persan musulman. Ce serait une aberration de vouloir considérer le Tadjikistan, dont le nom même signifie le pays des Perses, les Tadjiks, comme distinct de l’ensemble du monde persanophone et l’échec éclatant des Soviétiques dans leur tentative d’annihilation de l’identité parfaitement persane des Tadjiks est le meilleur exemple de cette affirmation. C’est en effet au Tadjikistan que la première dynastie a parlé le persan dari, le persan moderne aujourd’hui encore en vigueur dans tous les pays persanophones.
Il serait certainement exagéré de dire que les Tadjiks ont été les meilleurs défenseurs de la langue persane, leur passé récent le démontre clairement mais il ne faut pas oublier que les Tadjiks sont les protecteurs et les porteurs principaux de la culture et de la langue persane dans la Transoxiane et l’Asie centrale. Leur passé historique le prouve amplement.
Dans la Grande Encyclopédie de l’Islam, le mot "tadjik" est ainsi défini : "Aujourd’hui, le mot tadjik introduit les Iraniens de l’est, par opposition aux Iraniens du pays nommé Iran. Une ligne fictive reliant Astarâbâd à Yazd sépare artificiellement, selon les traditions géographiques anciennes des arabisants, le monde tadjik ou persanophone du monde où la langue arabe possède une nette influence." Certains historiens considèrent les Tadjiks comme la plus ancienne des ethnies aryennes et prétendent que ce fut sur le territoire sogdien, -qui est celui de l’actuelle république tadjike-, que pour la première fois, les Aryens, pensant à la postérité, marquèrent le temps de leurs vestiges et " le monde de leur empreinte ". Le regretté Saïd Naficy, un des chercheurs littéraires les plus actifs et les plus éminents de l’Iran faisait remarquer à ce propos : "Il y a au nord du pays qui est aujourd’hui le nôtre, l’Iran, un territoire auquel nous, Iraniens, sommes particulièrement attachés. Cet amour d’ailleurs n’est pas nouveau. On peut lire dans le divin Avestâ qu’entre le Syr-Daria et l’Amou-Daria, il existe une terre paradisiaque où vécurent nos ancêtres. Cette affirmation a été aujourd’hui confirmée par les recherches des historiens et des archéologues qui, en effet, ont découvert les premiers vestiges de la civilisation irano-aryenne dans cette région, qui fut des siècles durant considérée comme l’Eden sur terre par les premiers Iraniens."
Dans la mythologie et dans l’histoire antique de la Perse, la Transoxiane et la Bactriane sont des régions importantes. Y régnèrent avant l’islam les dynasties achéménide et sassanide, dont les Grands et les Nobles appréciaient particulièrement la fertilité du sol et la douceur du climat. Ces mêmes raisons poussèrent les Persans musulmans à y bâtir des cités si merveilleuses que leur nom fait encore rêver aujourd’hui. Qui n’a pas entendu parler de Samarkand, de Boukhara et de la mystérieuse Ferghana ?
Après la conquête de la Perse sassanide par les musulmans, ce fut en cette région comprenant la Bactriane, le Khârazm, la Transoxiane et le Grand Khorâsân que la civilisation persane se redressa devant la culture arabe. C’est dans cette région que virent le jour les premières dynasties iraniennes musulmanes, les Samanides et les Safârides, originaires du Sistân.
Le règne des Samanides ne dura que près de deux siècles, de 819 à 1005, mais il fut extrêmement fructueux dans l’émergence d’une identité iranienne et musulmane "moderne", indépendante de l’identité arabe ou zoroastrienne préislamique. Les méthodes dont usèrent les Samanides pour recréer, probablement sans le vouloir, cette identité iranienne, furent simple. Ignorant l’arabe, ils ordonnèrent l’officialisation de la langue persane dari. Cela suffit pour que le persan survive à l’impact de la langue arabe, contrairement à tous les autres pays qui furent sur le chemin des Arabes et qui perdirent leur identité et leur langue propre pour devenir des nations arabes. Mais les Samanides furent finalement vaincus par ceux-là même qu’ils avaient pris pour esclaves, c’est-à-dire les Turkmènes qui fondèrent la dynastie ghaznévide. Chose étrange, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ces Turcs n’essayèrent pas d’imposer leur langue aux Persans, à tel point que même les souverains évitaient de parler en turc devant un Persan. C’est pourquoi une dualité bizarre fut la condition pendant plusieurs siècles des dynasties turco-iraniennes : l’administration de l’Empire était aux mains des Persans, l’armée aux mains des Turcs, ainsi, la langue administrative était le persan et l’arabe, et la langue militaire était le turc.
Le résultat de cette étrange situation ne se fit pas attendre : le persan se renforça de jour en jour et la somptueuse littérature persane dari émergea de ce territoire gouverné par des Turcs. Ainsi, le Tadjikistan fut le lieu de naissance de grands hommes de lettres, historiens, poètes et savants parmi lesquels l’on peut nommer Roudakî, Jâmî, Avicenne, Nâsser Khosrow, ’Omar Khayyâm, Adîb Sâber Termezî, Nezâmî Arouzî Samarghandî, Kamâl Khojandî, qui furent et sont les joyaux humains que se partagent tous les persanophones.
Les plus vieux textes disponibles sur ce que fut l’Empire perse montrent déjà l’antagonisme qui opposait les Perses "civilisés" aux peuplades turcophones de la région, antagonisme symbolisé par les incursions turkmènes dans les territoires iraniens. Ces incursions appartiennent aujourd’hui au passé mais leur virulence laissa une empreinte durable dans la conscience collective non pas uniquement persane, mais même européenne, puisque les dernières vagues de la plus terrifiante de ces incursions, l’inhumaine invasion moghole, atteignit l’est de l’Europe.
L’on peut comprendre dans ces conditions à quel point le rôle des Tadjiks, en tant qu’Iraniens les plus proches des frontières turques, est important en tant que rempart défensif contre ces intrusions. La Transoxiane et le Tadjikistan actuel faisaient partie de ces terres d’Iran situées dans l’Asie centrale qui subissaient le plus violemment ces attaques incessantes et pourtant, jamais la résistance obstinée de ce peuple devant l’oppression ne cessa et le dernier exemple en date est l’annexion de ce pays par la Russie d’abord tsariste puis soviétique, et la transformation du Tadjikistan en une république soviétique. En tant que république soviétique, le Tadjikistan subit une vague forcée de russification du langage. Encore une fois, la République tadjike sut préserver, mieux que les autres républiques soviétiques, sa langue et sa culture originelles. En effet, les Tadjiks montrèrent vite de l’aversion face aux changements linguistiques dont ils furent menacés par l’Union Soviétique russe. La langue persane, que l’on appelle au Tadjikistan "la langue ancestrale" fut durant cette période le symbole le plus important et l’instrument principal de la préservation du patrimoine national et de la résistance face à l’invasion de la culture russe. Des siècles durant, les Tadjiks avaient su préserver cette langue face à tous leurs voisins turcophones et cette fois, il fallut résister aux Russes. Il est très étrange de noter à quel point le persan symbolise mieux l’identité nationale pour un Tadjik que pour un Iranien. Cela provient sans doute de l’adversité perpétuelle et permanente à laquelle furent soumis les Tadjiks et la nécessité pour eux de préserver leur langue coûte que coûte.
La langue persane qui est commune au Tadjikistan ressemble beaucoup au persan dari de l’Afghanistan. En la matière, le poète, grammairien et chercheur iranien Maître Mâlek-o-Sho’arâ Bahpar affirmait : "Le Persan dari était à l’origine le langage des Persans de la Transoxiane, de Samarkand et de Boukhara vivant dans la région du Tadjikistan."
En réalité, le persan en vigueur au Tadjikistan est un persan ayant subi peu de modifications en comparaison du persan de l’Iran et proche du dari originel. Cette particularité est le résultat de la domination artificielle du russe, de l’enclavement du Tadjikistan entre des pays majoritairement turcophones et sans aucun débouché vers la haute mer. Cela ne signifie pas l’absence de toute modification de la langue mais plutôt l’influence, surtout dans les zones périphériques et proches des frontières, des langues des pays voisins. Il est à remarquer que les différences, peu notables au demeurant, qui existent entre le tadjik des deux villes ouzbek de Samarkand et Boukhara, et le tadjik du Tadjikistan résulte de la séparation de ces deux villes tadjikes persanophones et leur annexion forcée par les Russes à l’Ouzbékistan. Il existe aujourd’hui quatre dialectes tadjiks principaux : le tadjik du nord, utilisé à Samarkand, Boukhârâ, Ferghanâ, Ouratoubé et Panjkesht, le tadjik du sud parlé dans le Badakhshan, le Koulâb et Dehneguin, le dialecte du sud est et le dialecte du centre, parlé dans les régions du Zarafshân. La différence entre ces dialectes réside essentiellement dans les différences de phonétique.
Jusqu’en 1928, le tadjik s’écrivait comme le persan d’Iran et d’Afghanistan avec l’alphabet farsi, mais en 1928, l’alphabet latin remplaça le farsi qui, selon les linguistiques russes et certains russophiles acharnés, n’étaient pas une langue moderne et scientifique. Les linguistes russes firent d’ailleurs de leur mieux pour "assainir" le tadjik de ses rajouts non russes. Une décennie plus tard, Staline imposait l’alphabet cyrillique aux langues des républiques soviétiques. Beaucoup de Tadjiks protestèrent d’abord contre l’alphabet latin, puis contre l’alphabet cyrillique car ils voyaient dans ce changement la perte de l’identité nationale et religieuse. Quoiqu’il en soit, un demi-siècle durant, l’alphabet cyrillique resta celui du persan tadjik, d’autant plus que dans les années soixante dix, la russification s’intensifia et le tadjik fut peu à peu retiré du programme des écoles et des universités. A la fin des années quatre-vingt, alors que l’URSS se rapprochait de sa fin, non seulement les minorités vivant au Tadjikistan n’avaient plus aucun contact avec le persan tadjik, mais les Tadjiks eux-mêmes ne reconnaissaient plus leur langue, au grand dam des intellectuels patriotes qui tous pourtant avaient été éduqués dans la langue russe, qui dominait sans rival.
Avec la venue au pouvoir de Gorbatchev et le lancement de la perestroïka, le climat changea. L’on assista à un renouveau de l’intérêt officiel porté à la langue nationale et le 22 juillet 1989, peu de mois avant l’éclatement de l’URSS, une loi nommée Loi sur la langue de la RSS du Tadjikistan fut adoptée par le Parlement tadjik malgré l’opposition des députés russophones. Cette loi qui comportait 37 articles proclamait dans son premier article l’officialisation du tadjik (le mot fârsî étant mis entre parenthèses) mais accordait au russe dans son article 2 le statut de " langue des communications interethniques", qui signifiait que le russe pouvait être employé dans tous les secteurs de la vie administrative et sociale.
Cette loi était l’aboutissement de plus de deux décennies de tentative de retour aux sources. En effet, dans les années soixante dix, de nombreux philologues tadjiks, comprenant l’urgence du sauvetage du persan tadjik, se consacrèrent à l’étude du persan d’Iran et du dari d’Afghanistan et constatant que ces langues avaient suivi une modernisation et une évolution normale, puisèrent dans leur terminologie pour enrichir le persan tadjik et le sauver d’une disparition imminente. Ce fut une bouffée d’air frais pour les Tadjiks et ces études ayant donné un nouvel essor au développement du tadjik, les intellectuels et les membres de la nouvelle élite politique surent créer l’impulsion nécessaire qui permit la promulgation de la loi citée plus haut.
Cela dit, depuis 1940, toute la presse écrite du Tadjikistan, parue en langue persane, est écrite avec l’alphabet cyrillique. Aujourd’hui les Tadjiks parlent persan mais beaucoup d’entre eux demeurent incapables de lire l’écriture des autres pays persanophones. Après l’indépendance de 1991, la langue ancestrale (le persan) devint langue officielle et toute la population, y compris la minorité russe, eut un délai de dix ans pour apprendre cette langue. La langue persane fut placée en tête des programmes du gouvernement tadjik. Ainsi, divers comités et centres d’enseignement et de recherche littéraire et linguistiques ont vu le jour. Parallèlement à l’enseignement de l’écriture farsi, ces centres se consacrent à l’enrichissement du vocabulaire du persan tadjik par la recherche d’équivalents persans pour les termes russes qui monopolisent les domaines techniques, scientifiques, administratif, etc. En plus du persan tadjik régional, les Tadjiks ont accordé une énorme importance à la régénération de la langue persane standard. Les lettres persanes sont enseignées depuis 1932 dans les universités tadjikes mais ce n’est réellement que depuis l’indépendance que ce sont les Tadjiks eux-mêmes qui se consacrent à ce domaine. La haute école de Douchanbé, l’Académie des Sciences, l’Université du Tadjikistan et les Grandes Ecoles de Khojand et Koulâb sont quelques uns des prestigieux centres d’enseignement du tadjik.
Cela dit, malgré les efforts effectués depuis plus de deux décennies dans la voie de la régénération du persan, cette langue s’est tellement affaiblie que même de nos jours, beaucoup de lettrés et d’hommes de sciences ressentent le besoin d’utiliser le russe pour ordonner leur pensée scientifique. En réalité, les problèmes linguistiques posés par cet appauvrissement et ce manque de transformations qui garantit la survie d’une langue, plongent leurs racines dans un ensemble de problèmes largement plus politiques et sociaux que linguistiques :
L’un des plus durables et plus profonds manques qui affectent le persan du Tadjikistan est le désir des dirigeants communistes et leurs volontés, pendant toute la durée du communisme, d’étiqueter le tadjik, pour des raisons bien évidemment politiques, comme une langue indépendante du persan pratiqué en Iran et en Afghanistan. Ces "spécialistes et linguistes" fondaient leur argumentation sur les différences phonétiques et usuelles, littéraires et parfois grammaticales pour décréter que le persan du Tadjikistan était une langue indépendante, ceci alors que la linguistique ne valident pas uniquement ces conditions. Le fait est que le persan du Khojand est à une différence d’accent près celui de Shiraz et un Iranien et un Tadjik n’ont absolument pas besoin de dictionnaires ou même d’efforts particuliers pour se comprendre l’un l’autre. Aujourd’hui, la mode des jeux politiciens en matière de linguistique est passée, mais des vestiges de cette mentalité demeurent encore, bien que les efforts faits en la matière soient indéniables et qu’un réel progrès soit visible dans toutes les couches de la société. Cela dit, les préjugés sont tenaces, et même au cœur des universités et des centres littéraires, les étudiants préfèrent travailler sur des auteurs originaires de ce qui est aujourd’hui le Tadjikistan. Cela va même plus loin, en ce sens qu’un étudiant de Khojand va absolument choisir Kamâl Khojandî, un étudiant de Samarkand, Roudakî, et un étudiant de Koulâb, Seyed ’Alî Hamedânî, ce qui enserre bien évidement les limites de la recherche littéraire au Tadjikistan entre des barrières extrêmement rigides, moins aptes à permettre une réelle renaissance de la littérature, que ce soit dans l’écriture et la création d’œuvres nouvelles ou dans le domaine de la recherche littéraire.
Que ce soit aux temps premiers de l’occupation tsariste ou tout au long de ce que fut l’histoire de l’Union soviétique et en son sein, celle de la République soviétique du Tadjikistan, les Russes se sont toujours comportés, non seulement avec les Tadjiks mais avec tous les peuples qu’ils avaient pris sous leur coupe, avec une hauteur et un paternalisme dépréciatif certain, reniant la valeur des plus élémentaires bases culturelles de leurs protégés au nom d’un soi disant intérêt supérieur, en réalité pour détruire l’individualité de chaque pays, une individualité culturelle dont le plus brillant éclaireur et moyen de transmission est la langue. Cette domination donna naissance à un certain esprit d’autodépréciation chez tous les peuples "soviétiques" ayant accepté de considérer l’élément russe comme supérieur. Et les problèmes où se débattent encore après plus de quinze ans d’indépendance, -officielle du moins- des ex-républiques soviétiques montrent la profondeur de la dépendance de ces pays à la Russie. Malheureusement, dans une certaine mesure, cette dépendance existe toujours. Il est devenu impératif pour les universitaires tadjiks de cesser de se mettre en marge de la culture persane, au nom d’une culture tadjike indépendante. Le Tadjikistan est un membre éminent et incontournable du trio persanophone et de la zone culturelle persane.
Il est intéressant de revenir ici sur les pressions exercées par les Russes pour la destruction du patrimoine littéraire et linguistique des Tadjiks. Le persan, le farsi, qui a toujours été ainsi nommé depuis qu’il existe et dont on peut suivre l’évolution sur les tablettes antiques achéménides, qui a également été depuis sa création la langue des Tadjiks de Khiva à Boukhara en passant par Samarkand, changea insidieusement de nom sous le joug des Russes tsaristes d’abord, soviétiques plus tard. Le rôle des Britanniques, qui venaient d’arracher l’Afghanistan à l’Empire persan par la force des armes, et qui étaient donc obligés d’installer des frontières imaginaires entre les persanophones des différentes régions, - unique chose qui pouvait leur garantir la préservation de leur domination dans la région-, n’est pas non plus négligeable. L’étrange ballet des négociations russo-britanniques dans la voie de l’annihilation du patrimoine persan et du sens de fraternité qui existait entre les persanophones, Tadjiks, Afghans ou Iraniens offre un grand intérêt, bien qu’il soit en grande partie aujourd’hui encore occulté par la vérité officielle. Les Russes allèrent si loin dans leur logique de séparation qu’ils changèrent même le nom de la région, qui, de Transoxiane, devint le Turkestan : le sens du néologisme est clair, "Pays des Turcs", il s’agissait de nier l’identité persane de la région. Mais là encore, de nombreux citoyens tadjiks refusent toujours d’affronter la réalité de cette négation. A l’heure où, après dix pénibles années de reconstruction suivant une demi décennie de guerre civile et plus de soixante ans d’une désastreuse soviétisation, les Tadjiks tentent de reconstruire une identité fragmentée, oubliée, dispersée et fragile, les russophiles et anglophiles acharnés sont légion.
L’influence de la langue russe durant ces décennies soviétiques fut si grande que non seulement beaucoup de mots remplacèrent le tadjik, mais qu’aujourd’hui, le tadjik est en quelque sorte devenu, en particulier dans les milieux non littéraires et superficiellement cultivés, une traduction du russe, c’est-à-dire une construction russe de mots persans ou russes, à tel point que beaucoup de phrases communément utilisées sont grammaticalement fausses.
Pour Esfandiâr Adîneh, auteur, chercheur et journaliste tadjik, les solutions à mettre en œuvre sont simples. Elles sont celles que proposent toute la nouvelle génération des lettrés et des patriotes tadjiks :
1) Il faut que les Tadjiks cessent de parler d’une langue "tadjike". Pour Adîneh, il n’y a qu’une seule langue et c’est le persan.
2) Il faut remanier les lois de manière à ce que le persan redevienne l’unique langue officielle et non plus une langue qu’on soutient officiellement mais qui perd du terrain face au russe, qui est la langue principale des transactions.
3) Il faut que l’écriture en vigueur en Iran et en Afghanistan soit réintroduite au Tadjikistan.
En réalité, avec l’officialisation du persan tadjik par la Constitution votée au printemps 1992, la tadjikisation ne cesse de s’accélérer. Malgré les difficultés existantes, en particulier la nécessité de garantir les droits " linguistiques " des minorités ethniques telles que les Russes, les Ouzbeks, les Tatares, etc., le processus de retour au persan est tout à fait visible. Deux facteurs paraissent essentiels dans ce retour, l’un est la fin de la guerre en Afghanistan et la libéralisation des échanges avec ce pays, l’autre l’augmentation des échanges avec l’Iran dans quelque domaine que ce soit. L’Iran est désormais l’un des partenaires principaux de l’économie tadjike, ceci d’autant plus que la barrière de langue n’existe pas. Cela dit, ce n’est pas uniquement dans le secteur économique qu’un rapprochement est visible mais beaucoup plus dans le domaine culturel, où la croissance rapide de l’intérêt des Iraniens pour le Tadjikistan et l’Afghanistan se marque par la mise en service de médias, chaînes de radios et de télévision, chaînes satellites, sites internet, programmes d’échanges universitaires, collaboration cinématographique, fondation d’associations littéraires et linguistiques, etc. Aujourd’hui, les Iraniens veulent connaître leurs frères et il est hors de doute que pour beaucoup d’Iraniens, le Tadjikistan demeurera toujours une terre édénique, où ils se trouvent un grand nombre de leurs profondes racines.