N° 43, juin 2009

L’empreinte de la culture populaire dans le Masnavi de Djalâl al-Din Roumi


Mehrân Afshâri
Traduit par

Babak Ershadi


Mowlânâ Djalâl al-Din Roumi (1207-1273) composa son Masnavi pour enseigner les principes de la sagesse à ses disciples et adeptes dont la plupart était issue des couches inférieures de la société. C’est la raison qui explique en grande partie l’usage très fréquent, dans cet ouvrage, des allusions et des allégories provenant de la culture populaire, accessibles et compréhensibles par le plus grand nombre. Nous pouvons donc trouver, dans cet ouvrage, l’empreinte des croyances et us et coutumes, ainsi que du mode de vie et du quotidien des différentes couches de la société à l’époque de Roumi. Dans le présent article, nous étudierons la présence et l’influence de la culture populaire dans l’ouvrage de ce grand maître à penser.

1- Les croyances superstitieuses

1-1- Les démons et les fées

Les deux mots persans div (démon, دیو) et pari (fée, پری) sont utilisés depuis l’Antiquité, et sont également présent dans les textes zoroastriens en persan moyen et dans l’Avesta. [1]

Dans des textes en persan moderne, les deux termes sont utilisés pour désigner leur signification ancienne (pari : fée, div : démon), bien que dans certains textes, les deux termes ont trouvé une nouvelle signification : celle de djinn (جن). [2] La notion de djinn fut introduite dans la culture et les croyances des Iraniens à travers la culture arabe, le Coran et les hadiths du Prophète de l’islam.

Dans le Masnavi, les deux termes div (démon) et pari (fée) n’ont pas été utilisés dans leur signification exacte, mais comme des synonymes de djinn.

1-1-2-

« La fée (pari) se nourrit d’odeurs,

« Tandis que les anges se nourrissent de spiritualité. »

(Livre VI, p. 146, vers 3179)

Ce vers nous apprend que selon les croyances populaires, les djinns ne se nourrissent pas en mangeant comme des humains, mais en sentant les odeurs. [3]

1-1-3-

« Toi, capricieux ! Tu dois comprendre s’il y a quelqu’un dans cette maison.

« Là, il n’y a que des démons (div) et des fées (pari),

« N’y perds donc pas ton temps,

« Et n’y gâche point ta vie. »

(Livre VI, p. 47, vers 854-855)

En effet, les gens croyaient que les maisons vides et abandonnées étaient habitées par des djinns (div et pari). Dans les vers ci-dessus, le poète fait allusion à cette croyance populaire.

1-1-4-

« Grâce à sa magie, il emprisonne les démons (div) dans des bouteilles,

« Grâce à ses sages lois, il apaise les troubles. »

(Livre VI, p. 75, vers 1498)

« Il faut que les démons (div) et les fées (pari) soient emprisonnés dans une bouteille,

« Pour qu’ils puissent entrer dans la ville de Babylone. »

(Livre III, p. 28, vers 471)

Dans ces deux vers, le poète fait allusion à une croyance populaire selon laquelle les humains peuvent emprisonner les djinns dans une bouteille. En effet, c’était les magiciens qui étaient censés pouvoir emprisonner les djinns dans une bouteille. Dans Les Mille et Une Nuits, nous lisons que le prophète Salomon emprisonna dans une gourde un djinn qui était devenu rebelle. Il invoqua le nom de Dieu pour boucher la gourde et donna l’ordre aux autres djinns de la jeter à la mer. [4]

1-1-5-

« L’homme hanté par une fée (pari),

« Perd ses facultés humaines.

« Il ne dit que ce que la fée lui dicte,

« Et il ne fait que ce que la fée lui inspire. » (Livre IV, p. 105, vers 2113-2114)

« Suis-je devenu fou ou suis-je hanté par un démon (div),

Qui me tape sur la tête ? »

(Livre III, p. 97, vers 2026)

Les démons et les fées
Illustrations : Ali Bouzari

Les Arabes croyaient notamment que les épileptiques étaient habités par des djinns. Selon cette croyance populaire, le djinn tombait amoureux de la personne qu’il habitait, et faisait d’elle l’objet de ses désirs charnels. Les gestes et les délires du malade épileptique au moment de la crise étaient attribués ainsi aux djinns. [5] Les malades mentaux étaient également considérés comme atteints par les djinns, d’où l’usage, en arabe, du mot madjnoun (fou, مجنون) qui est un dérivé du mot djinn. De la même façon, le mot persan divâneh (fou, دیوانه) est un dérivé du mot div (démon).

Compte tenu de ces croyances populaires, Djalâl al-Din Roumi s’est servi du mot pari (fée) dans les deux premiers vers ci-dessus, et du mot div (démon) dans le dernier vers, en tant que synonyme du mot djinn. Dans ces vers, il fait ainsi allusion à l’influence maléfique des djinns sur les personnes atteintes de troubles mentaux.

1-2- L’émeraude aveugle le serpent et le dragon

« Un ami malveillant est un ennemi de ta raison,

« Tout comme l’émeraude qui aveugle le dragon.

« Si tu écoutes les conseils de l’ami malveillant,

« Il aveuglera ta raison et te nuira. »

(Livre V, p. 129, vers 2640-2641)

Dans ces vers, la raison a été comparée avec le dragon, et l’ami malveillant à l’émeraude. Tout comme l’émeraude qui était censée aveugler le serpent ou le dragon, l’ami malveillant peut aveugler la raison.

1-3- Hâtef ou Soroush : l’ange messager

« Le juge, qui était coincé dans le coffre, criait :

« Porteur ! Porteur !

« Le porteur a regardé à gauche et à droite,

« Sans trop savoir d’où venait cette voix.

« Est-ce un ange messager (hâtef) qui m’appelle ?, se disait-il.

« Est-ce une fée (pari) cachée quelque part qui m’appelle ?, se demandait-il.

« La voix devenant plus haute et plus pressante,

« Le porteur a compris qu’elle n’était certainement pas celle d’un ange messager. »

(Livre VI, p. 202, vers 4505-4508)

« Une nuit, il fit un rêve.

« Mais son rêve ne fut, en fait, qu’un message vrai et secret.

« L’ange messager lui dit : Ô malheureux !

« Va chercher la lettre auprès des scripteurs. »

(Livre VI, pp. 92-93, vers 1915-1916)

L’émeraude aveugle le serpent et le dragon

« Le mot arabe hâtef (ange messager, هاتف) signifie littéralement « la personne dont on entend la voix et que l’on ne voit pas ». Quant aux Iraniens, ils croyaient que l’ange messager descendait du ciel, pendant la nuit, pour parler aux humains, pour leur révéler des secrets ou leur donner des conseils. Les Iraniens l’appelaient Soroush (سروش), nom d’un des grands dieux de la religion zoroastrienne. [6] Dans la légende de Samak Ayâr, nous lisons : « Rouzafzoun le suppliait en pleurant. Yazdânparast dit : Ô Rouzafzoun ! Cette nuit, Soroush (ange messager) est descendu pour m’indiquer le chemin. Il m’a dit de te dire que tu devras te rendre près de la fontaine. » [7] Le plus grand poète lyrique persan, Hâfez (v. 1320-v. 1389) a écrit :

« Donne-moi du vin, car cette nuit Soroush (ange messager) est venu du monde des secrets,

« Me dire que Dieu gratifie toutes Ses créatures de Sa clémence, sans aucune discrimination. » [8]

Dans des vers du Masnavi, le mot hâtef a été toujours utilisé en tant que substitut au terme persan "Soroush".

2- Les us et coutumes et les pratiques populaires

2-1- Chasser les djinns et le diable

« Lorsque le démon (div) t’a déjà volé toute l’existence,

« A quoi bon de dire ‘A’ouz’ ou de lire Le Prologue. »

(Livre VI, p. 34, vers 557)

Dans ce vers, le poète fait allusion à la pratique de ses contemporains, comme d’ailleurs les nôtres, de dire « A’ouz » (J’invoque Dieu pour qu’Il me protège contre le diable banni اعوذ بالله من الشیطان الرجیم) ou de lire la première sourate du saint Coran, Le Prologue, afin de chasser les djinns ou le diable.

2-2- Dire « Allahu Akbar » au moment d’abattre un animal

« Comme tu dis « Allahu Akbar » au moment d’abattre un animal,

Tu devras invoquer le nom de Dieu au moment de tuer tes désirs charnels. »

(Livre III, p. 103, vers 2146)

L’art d’élever et de dresser les oiseaux

Dans ce vers, Roumi nous rappelle la pratique rituelle d’abattre un animal pour en consommer la viande, en invoquant le nom de Dieu, en disant ‘Allahu Akbar’ (Dieu est le plus grand الله اکبر).

A l’époque du poète, les bouchers devaient effectivement respecter un pacte dit « Pacte des bouchers » lequel précisait expressément la nécessité de cette pratique rituelle. [9] En faisant allusion à cette pratique religieuse, Roumi appelle les disciples à invoquer le nom et la grandeur du seigneur pour sacrifier leurs désirs charnels.

2-3- Brûler les herbes aromatiques pour éloigner les mauvais esprits

Tout comme à l’époque actuelle, les Iraniens brûlaient de l’esfand (اسفند), mélange d’herbes aromatiques pour éloigner le mauvais œil ou les mauvais esprits dont l’équivalent en français est la rue sauvage. Dans plusieurs vers du Masnavi, Roumi fait allusion à cette pratique ancienne, issue des croyances populaires.

« Nous nous sommes réunis gais et joyeux,

« Brûle donc de l’esfand pour éloigner le mauvais œil. »

(Livre VI, p. 50, vers 950)

J’ai brûlé de l’esfand pour éloigner le mauvais œil,

« Mais le mauvais œil m’a pourtant frappé. »

(Livre VI, p. 130, vers 2813)

2-4- L’encens de bois d’aloès et de sucre

« Les uns ont préparé un encens de bois d’aloès et de sucre,

« Les autres ont couvert la terre de tapis. »

(Livre IV, p. 21, vers 265)

Dans ce vers, le poète rappelle une tradition iranienne qui consistait à brûler le bois d’aloès en tant que substance aromatique avec du sucre. Hâfez en a fait allusion dans de nombreux vers :

« Nous mélangeons le vin et l’eau de rose dans la coupe,

« Nous mettons du bois d’aloès et du sucre dans l’encens. » [10]

2-5- L’art d’élever et de dresser les oiseaux

2-5-1- La fauconnerie

Les faucons étaient dressés pour la chasse. La fauconnerie, c’est-à-dire l’élevage et le dressage des faucons pour la chasse, est une pratique orientale très ancienne. Les rois aimaient avoir un faucon sur leur bras gauche lorsqu’ils allaient à la chasse.

Pour dresser les faucons, les fauconniers utilisaient souvent un chaperon ou des œillères en étoffe ou en cuir pour empêcher les faucons de voir leur environnement. Au moment de la chasse, on enlevait le chaperon ou les œillères. Le faucon s’envolait, repérait la proie, la chassait et revenait s’installer sur le bras de son maître.

« Pour vous approcher des gens qui connaissent les secrets,

« Vous devez vous libérer comme le faucon qui se libère de ses œillères.

« Le chaperon et les œillères le font sourd et aveugle,

« Et il en souffre énormément.

« Les œillères empêchent le faucon de voir,

« Elles l’empêchent de s’envoler vers ses congénères.

« Lorsque le faucon brise ses liens avec ses congénères, il mérite le bras du roi.

« C’est à ce moment-là que le fauconnier enlève ses œillères. »

(Livre IV, p. 163, vers 3333-3336)

Selon Roumi, le fauconnier met un chaperon et des œillères sur la tête du faucon afin de l’habituer à la solitude et à briser les liens avec ses congénères. Selon une croyance populaire, c’était à ce moment-là que le faucon méritait le bras d’un roi.

2-5-2- Dresser les perroquets

« On place un miroir devant le perroquet,

« Le perroquet voit donc sa propre image devant lui.

« Le maître (dresseur) se cache derrière le miroir,

« Et il se met à parler et à prononcer des mots.

« Le petit oiseau regarde le miroir et il écoute la voix,

« Il croit donc que ces paroles sont celles du perroquet qu’il voit dans le miroir.

« Le perroquet croit qu’il apprend la parole de son congénère,

« Et il ne sait pas que le maître rusé se cache derrière le miroir.

« Le maître réussit donc à apprendre à parler

« A l’oiseau qui naturellement n’apprend que de ses propres congénères. »

(Livre V, p. 73, vers 1432-1436)

Dans ces vers, Roumi décrit la méthode utilisée à son époque pour dresser les perroquets dans le but de leur apprendre à imiter les paroles humaines : le dresseur mettait un miroir devant l’oiseau et il se cachait derrière le miroir. Le dresseur se mettait à parler pour que le perroquet croie que les paroles provenaient de l’image qu’il voyait dans le miroir. En effet, les contemporains de Roumi pensaient que le perroquet n’apprenait que de ses congénères. Cette méthode permettrait dès lors au dresseur de tromper l’oiseau et de lui apprendre à imiter les paroles humaines. Hâfez a fait allusion, lui aussi, à cette méthode du dressage des perroquets :

« On me tient devant un miroir, tout comme un perroquet,

« Je ne dis donc que ce que le maître de l’éternité m’apprend. » [11]

Il est à noter que Roumi et Hâfez appellent « maître » le dresseur des perroquets.

3- Les différents groupes sociaux :

3-1- Les chiites de Kâshân

Au VIIe siècle de l’Hégire (XIVe siècle après J.-C.), les habitants de la ville de Kâshân étaient majoritairement chiites. On disait, à l’époque, que si les boulangers de Kâshân comprenaient qu’un dénommé Omar était sunnite, ils s’abstenaient de lui vendre du pain.

« Si tu t’appelles Omar, aucun boulanger de Kâshân ne te vendra alors du pain,

« Même si tu es prêt à payer cent pièces pour un pain.

« Si tu dis à un boulanger de Kâshân que tu t’appelles Omar,

« Et si tu lui demandes de te vendre généreusement du pain,

« Il te dira d’aller en chercher ailleurs, chez un autre boulanger de la ville,

« Et que ce dernier te donnera un pain d’une plus grande qualité ! »

(Livre VI, p. 148, vers 3230-3232)

3-2- Les alaouites

Les alaouites (علوی ها) sont les descendants de l’Imâm Ali et de Fâtimah, la fille bien-aimée du Prophète Mohammad. Dans son ouvrage, Roumi témoigne du grand respect que ses contemporains accordaient aux alaouites, en faisant allusion aux titres de distinction que les gens adressaient aux descendants des Imâms. Parmi ces titres, « prince » (shâhzâdeh شاهزاده), « maître » (seyyed سیّد) ou « noble » (sharif شریف). Aujourd’hui, dans le persan moderne, le titre « maître » (seyyed) est toujours réservé aux descendants des Imâms. Dans certaines régions iraniennes, les descendants des Imâms (imâmzâdeh امامزاده) sont appelés souvent « prince » (shâhzâdeh).

« Il est un prince (shâhzâdeh), un sultan,

« Il est un maître (seyyed), car c’est un descendant de la famille du Prophète. »

(Livre II, p. 100, vers 2181)

Pour les musulmans, c’était une obligation religieuse et morale d’aider les Alaouites nécessiteux. Dans le Masnavi, Djalâl al-Din Roumi relate l’histoire du très généreux Sadr Bokhâri (صدر بخاری, originaire de la ville de Boukhara) qui était enclin à donner plus qu’il n’était tenu de le faire. Roumi raconte ainsi ses gestes charitables envers les démunis, entre autres les alaouites.

« A Boukhara, il y avait une âme grande et noble,

« Qui faisait des œuvres bonnes envers les nécessiteux.

« Il dépensait généreusement son or pour aider les gens,

« Et il y consacrait une grande fortune.

« Il cachait l’or qu’il donnait dans un bout de papier pour ne pas vexer les gens,

« Il était donc très généreux et très charitable.

« Pour pouvoir rendre service à tout le monde,

« Chaque matin, il choisissait un groupe de gens.

« Un jour, il se consacrait à aider les malades.

« Le lendemain, il donnait généreusement de l’or aux veuves.

« Un jour, il rendait service aux alaouites nécessiteux,

« Le lendemain, il aidait les religieux pauvres et malheureux.

« Un jour, il était généreux et noble avec les plus démunis,

« Le lendemain, il aidait les honnêtes débiteurs incapables de rembourser leurs dettes. »

(Livre VI, p. 172, vers 3813-3821)

3-3- Le chrétien et le prêtre

Dans le Masnavi, Roumi évoque le sacrement de la confession, bien connu à l’époque, selon lequel le chrétien avouait ses péchés, et le prêtre lui donnait l’absolution à l’issue de la confession :

« Le chrétien faisait l’aveu devant le prêtre,

« Des péchés qu’il avait commis pendant un an.

« Le prêtre écoutait sa confession,

« Et le chrétien recevait l’absolution du prêtre pour le pardon du Seigneur. »

(Livre V, p. 157, vers 3259-3260)

3-4- L’abus du haschisch

Le haschisch était une drogue consommée depuis très longtemps en Iran et dans les pays voisins. [12] La consommation excessive de haschisch créant un état d’ivresse, la personne sous l’effet de la drogue était atteinte de rires irrépressibles. Roumi en fait allusion dans ces vers :

« La femme ne pouvait plus s’arrêter de rire.

« Il essayait en vain de contenir ses fous rires,

« Elle riait tout comme les personnes qui avaient fumé du haschisch,

« Ses rires irrépressibles allait certainement lui nuire. »

(Livre V, p. 190, vers 3951-3952)

3-5- Les agents des mœurs

Dans son ouvrage, Roumi évoque à plusieurs reprises les mauvais comportements des agents des mœurs (’avân ·H¼–). Ces agents étaient chargés d’appliquer les châtiments corporels décidés par la justice aux condamnés. Dans ces vers, Roumi parle de la brutalité et de la stupidité de ces derniers :

« Une vingtaine de voleurs étaient là,

« En train de se partager leur butin.

« Un mouchard les a dénoncés

« Et les agents des mœurs se sont rendus sur les lieux.

« Après un jugement des plus sommaires,

« Ils ont procédé à l’amputation de leur pied gauche et de leur main droite.

« Par erreur, ils ont amputé le pauvre Sheikh de sa main droite,

« Et ils voulaient ensuite l’amputer du pied gauche.

« Mais soudain un cavalier est arrivé,

« Pour leur dire de cesser leurs mauvaises actions.

« Il leur dit que la pauvre victime était un grand Sheikh, un homme de Dieu,

« A qui ils avaient cruellement coupé une main.

« Les agents dirent à leur chef,

« Ce qu’ils avaient commis par cruauté et ignorance.

« Leur chef se prosterna à terre devant le Sheikh,

« Pour s’excuser en jurant qu’il n’en savait rien. »

(Livre III, p. 82, vers 1680-1687)

Parmi les agents des mœurs si cruels et brutaux, certains ne se repentaient qu’au moment de passer de vie à trépas, d’où l’expression "se repentir comme un ’avân", c’est-à-dire trop tard.

« Il ne s’est repenti que trop tard,

« Comme un ’avân qui se repentit à l’heure du trépas. »

(Livre I, p. 119, vers 2449)

Dans le Livre IV du Masnavi, Djalâl al-Din Roumi relate qu’un jour, un homme demanda à Jésus quelle était la chose la plus dure au monde. Le Christ répondit : « La colère du Seigneur. » « Comment se mettre à l’abri de la colère divine ? », lui demanda l’homme. Jésus lui répondit : « Pour se mettre à l’abri de la colère de Dieu, il faut apprendre à retenir sa colère. » Après avoir raconté cet épisode, Roumi revient ensuite sur l’histoire de l’agent des mœurs :

« Il devient ainsi l’incarnation de la colère,

« Sa colère dépasse de très loin la cruauté.

« Peut-il espérer la clémence ?

« Pour cela, il lui faudra se repentir. »

(Livre IV, p. 14, vers 116-117)

3-6- Les hors-la-loi

Les « hors-la-loi » (’ayyâr عیّار) étaient des voleurs qui détroussaient les riches et défendaient les pauvres. [13] Dans son Masnavi, Roumi critique les actes de ces justiciers populaires :

« Ils volent la bourse des gens,

« Et cherchent ensuite des pauvres pour leur donner l’argent volé. »

(Livre V, p. 18, vers 211)

3-7- Les gardiens de nuit

Le chrétien et le prêtre

Le mot « ’assas » (uv–), pluriel en arabe, est utilisé en persan au singulier et veut dire « gardien de nuit ». [14] Les gardiens de nuit se vêtaient entièrement de noir, tout comme les voleurs, mais contrairement à ces derniers, ils assuraient la sécurité des citadins. [15] Il est à noter que certains hors-la-loi (’ayyâr) se sont mis au service des gouverneurs des villes et ont rejoint les rangs des gardiens de nuit. [16]

« Rares sont ceux qui puissent comprendre cette douleur,

« Et ils doivent se cacher et se déplacer discrètement comme des gardiens de nuit. »

(Livre IV, p. 111, vers 2234)

Le gardien de nuit

Dans ce vers, Roumi fait allusion au comportement très discret des gardiens de nuit, notamment lors de leurs patrouilles dans la ville afin de pouvoir surprendre les voleurs. Le récit de « Hossein Kurde » parle longuement de ces gardiens de nuit à l’époque de la dynastie safavide. [17]

3-8- Les mendiants

Il y avait deux types de mendiants : les mendiants professionnels et les derviches qui vivaient intentionnellement dans la pauvreté pour purifier leur âme de toute dépendance matérielle, et qui mendiaient occasionnellement à titre d’aumône. [18]

3-8-1- L’appel à la prière de l’aube

A l’aube, des mendiants frappaient aux portes pour appeler les gens à la prière de l’aube, surtout pendant le mois de Ramadan. Les gens ouvraient la porte et donnait l’aumône aux mendiants. [19]

« Un mendiant appelait à la prière de l’aube,

« En frappant à la porte d’un riche.

« Il était minuit lorsqu’il frappait à la porte,

« Et un passant lui a dit :

« Ce n’est pas encore le temps d’appeler à la prière de l’aube,

« A minuit, il vaut mieux laisser les gens dormir. »

(Livre VI, p. 46, vers 851-853)

3-8-2- Les derviches mendiants

Le charmeur de serpent

Pour purifier leur âme et pour réduire au minimum la dépendance vis-à-vis de la vie matérielle, certaines confréries soufies appelaient leurs adeptes à pratiquer la mendicité pendant un certain temps. Les derviches mendiants tenaient à la main un panier. Ils demandaient aux gens de mettre de l’argent ou de la nourriture dans leur panier, ce qu’ils appelaient « les choses pour Dieu » (shay’-Allahشی ء الله) [20]

Dans le Masnavi, Djalâl al-Din Roumi relate l’histoire du grand sheikh Mohammad Sarrazi qui dit à l’un de ses disciples :

« Pendant un temps, tu devras mendier, et demander aux riches des pièces d’or,

« Que tu devras donner ensuite aux derviches nécessiteux. » (Livre V, p. 130, vers 2683)

Le derviche a pris son panier et s’est mis à mendier en criant : « Les choses pour Dieu » :

« Le derviche, tenant son panier à la main, marchait dans la rue,

« Criait : Les choses pour Dieu ! Que Dieu vous en récompense !

« Il criait : Le trône du Seigneur est très hautement placé dans le ciel,

« Les choses pour Dieu proviennent justement de Dieu Lui-même. »

(Livre V, p. 131, vers 2701-2702)

3-9- Le spectacle des tours d’adresse

Dans son Masnavi, Roumi décrit des scènes de spectacle dans les villes ou des villages où les gens se rassemblaient le soir pour apprécier les tours d’adresse des « jongleurs » ambulants (ma’rekeh-gir معرکه گیر). Un ou plusieurs jongleurs exécutaient leurs numéros pendant une soirée de spectacle.

3-9-1- Les prestidigitateurs et les magiciens

Dans le Masnavi, Djalâl al-Din Roumi utilise les deux termes « prestidigitateur » (sho’badebâz شعبده باز) et « magicien » (sâher oeIw) comme synonymes. Il raconte comment les magiciens faisaient un numéro, pendant la nuit, pour faire croire aux spectateurs qu’ils réussissaient à transformer le clair de lune en étoffe. L’impression était souvent si forte qu’ils réussissaient aussi à la vendre aux spectateurs :

« Les magiciens transformaient le clair de lune en étoffe,

« Et ils le vendaient aussitôt aux commerçants.

« Le client payaient la marchandise,

« Il perdait à la fois son argent et l’étoffe magique » (Livre V, p. 55, vers 1027-1028)

« Le magicien transformait le clair de lune en étoffe,

« Et le vendait à la hâte au premier client.

« Le malheureux achetait l’étoffe magique,

« Mais il apprenait aussitôt qu’il avait perdu son argent. »

(Livre III, p. 59, vers 1163-1164)

3-9-2- Les conteurs

Dans le Livre VI du Masnavi, Roumi parle d’un conteur qui rassemblait les gens autour lui, et qui leur racontait pendant toute la soirée des histoires de la ruse et de la méchanceté des tailleurs :

« Le soir, il racontait sur un ton très doux

« Des histoires sur la ruse des tailleurs.

« Il racontait aux gens des histoires interminables,

« A propos de vols d’étoffe par les tailleurs.

« Il racontait comment et avec quelle adresse,

« Les tailleurs volaient les petits bouts d’étoffe de leurs clients.

« Il racontait longuement ces histoires de vols,

« Pour la foule qui s’était réunie autour de lui.

« Le conteur narrait si bien son récit,

« Et les gens étaient tout ouïe jusqu’au dénouement. »

(Livre VI, p. 81, vers 1658-1662)

3-9-3- Les charmeurs de serpent

Dans le Livre III du Masnavi, le poète décrit la scène d’un spectacle pendant lequel un charmeur de serpent prend pour mort, un serpent refroidi et endormi :

« Un charmeur de serpent arriva à Bagdad,

« Où il voulait faire son spectacle devant un grand public.

« Il s’installa au bord du fleuve,

« Et la nouvelle se répandit très vite dans la métropole :

« Un charmeur de serpent est arrivé avec un dragon,

« Qu’il a récemment chassé de ses propres mains.

« Des centaines de milliers de gens entendirent la nouvelle,

« Et tous voulaient voir le spectacle.

« Le charmeur attendait la foule,

« Et les spectateurs attendaient que les autres arrivent à leur tour.

« Le charmeur de serpent attendait que tout le monde arrive,

« Pour qu’il puisse avoir une meilleure recette à la fin du spectacle. »

(Livre III, p. 53, vers 1030-1035)

Le Masnavi est un ouvrage très populaire. Dans ses poèmes, Djalâl al-Din Roumi s’adresse à l’ensemble de ses contemporains. Le Masnavi reflète en détail, la culture populaire de son époque. Dès sa création, l’œuvre de Roumi est devenue très populaire, et de nombreux vers de ce grand ouvrage se sont introduits dans la langue persane sous forme de proverbes, adages, maximes ou sentences pour être cités comme des vérités reçues ou des exemples remarquables. [21]

Notes

[1A propos de « pari », voir : Afshâri, Mehrân, Tâzeh be tâzeh, no be no (Tout neuf, tout nouveau), Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2006, pp. 47-61. A propos de « div », voir : Amouzegâr, Jâleh, Zabân Farhang va Ostoureh (La langue, la culture et la mythologie), Téhéran, éd. Moïn, 2007, pp. 339-349.

[2A propos de « djinn », voir : Amir Salâr, Mahmoud, "Djen dar adabiyât va farhang-e ’âmmeh" (Le Djinn dans la littérature et la culture populaires), in : Dâneshnâmeh djahân-e eslâm (L’Encyclopédie du monde musulman), vol. 11, sous la direction de Gholâm-’Ali Haddâd ’Adel, Téhéran, éd. de la Fondation de l’Encyclopédie islamique, 2007, sous l’entrée : « djinn ».

[3Ibid.

[4Les Mille et Une Nuits (الف لیلة و لیلة), vol. 1, édité et commenté par Mohsen Mahdi, Londres, éd. Brel, en 2 vol., 1984, p. 90.

[5Djâhez, Abu Osman Omar ibn Bahr, Al-Haywân (L’Animal), vol. 6, édité et commenté par ’Abdel Salâm Mohammad Hâroun, 1969, pp. 217-218 – Pour d’autres croyances liées aux djinns, aux ogres et à Satan, voir : Al-Haywân (L’Animal), vol. 6, pp. 158-224.

[6Bahâr, Mehrdâd, Pajouheshi dar asâtir-e Irân (Une étude sur la mythologie iranienne), Téhéran, éd. Agâh, 1996, p. 78. – voir aussi : Haft lashkar, az Kiyoumars tâ Bahman (Les Sept Armées, de Kiyoumars à Bahman), édité et commenté par Mehrân Afshâri et Mahdi Madâ’eni, Téhéran, éd. du Centre de Recherches des Sciences Humaines et des Etudes Culturelles, 1998, pp. 591-592.

[7Ardjâni, Farâmarz Khodâdâd, Samak Ayâr, vol. 5, édité par Parviz Nâtel Khânlari, Téhéran, éd. de la Fondation de la culture iranienne, 1974, p. 36. – voir aussi l’étude du Dr. Mohammad Amin Riyâhi sur la comparaison linguistique entre Samak Ayâr et le Divân de Hâfez : Riyâhi, Mohammad Amin, Golgasht dar she’r va andisheh Hâfez (Une promenade dans la poésie et la pensée de Hâfez), Téhéran, éd. Elmi, 1989, p. 162.

[8Hâfez, Shams al-Din Mohammad, Divân, édité par Parviz Nâtel Khânlari, vol. 1 (Ghazals), Téhéran, éd. Kharazmi, vol. 2, 1983, 397/4 (Ghazal n° 397, 24).

[9Tchahârdah resâleh dar bâb-e fotovvat va asnâf (Quatorze essais sur les pactes des arts et des métiers), édité et commenté par Mehrân Afshâri et Mahdi Madâ’eni, Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2002, p. 182.

[10Hâfez, Shams al-Din Mohammadm Divân, 267/3.

[11Ibid., 373/2. – Pour le commentaire de ce vers de Hâfez, voir : Modjtabâ’i, Fathollah, Sharh-e Shekan-e Zolf, bar havâshi-ye Divân-e Hâfez (Le Commentaire du Divân de Hâfez), Téhéran, éd. Sokhan, 2006, pp. 191-196. – Dans son commentaire, Fathollah Modjtabâ’i a évoqué, pour sa part, les allusions faites par Roumi aux méthodes du dressage des perroquets.

[12A propos du haschisch, voir : Afshâri, Mehrân, Tâzeh be tâzeh, no be no (Tout neuf, tout nouveau), pp. 87-96.

[13Préface de Mehrân Afshâri pour Tchahârdah resâleh dar bâb-e fotovvat va asnâf (Quatorze essais sur les pactes des arts et des métiers), pp. 15-16.

[14Le Dictionnaire Dehkhodâ.

[15Ibid. – voir aussi : Tchahârdah resâleh dar bâb-e fotovvat va asnâf (Quatorze essais sur les pactes des arts et des métiers), pp. 32-33.

[16Fotovvat-nâmeh-hâ va rasâ’el Khâksâriyeh (Les pactes et les essais sur la modestie), édité et commenté par Mehrân Afshâri, Téhéran, éd. du centre de recherches des sciences humaines et des études culturelles, 2003, p. 19.

[17Voir la préface de Mehrân Afshâri dans : La légende de Hossein Kord Shabestari, selon un récit anonyme dit Hossein Nâmeh, édité par Iraj Afshâr & Mehrân Afshâr, Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2006, pp. 18 et 32.

[18Afshâri, Mehrân, Neshâneh Ahl-e Khodâ (Les signes des hommes de Dieu), Téhéran, éd. Tcheshmeh, 2007, pp. 27-46.

[19Le Dictionnaire Dehkhodâ.

[20A propos des derviches mendiants, voir : Fotovvat-nâmeh-hâ va rasâ’el Khâksâriyeh (Les pactes et les essais sur la modestie), p. 277, note n° 9, et p. 289, note n° 3.

[21A propos de ces proverbes, voir : Zarrinkoub, Abdolhossein, Bahr dar Kouzehâ (La mer dans un vase), commentaire des récits allégoriques du Masnavi, Téhéran, éd. Elmi et éd. Sokhan, 1987.


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1 Message

  • j’ai apprecié replonger a mes racines lointaines...

    pendant "la guerre d’algerie"les anciens appellaient les gardiens du fort français en arabe phonetiquement l’assas,j’ai compris que ce mot etait deja usité chez les perses du xiieme...A l instar du fier gaulois pour le français de souche,le perse enrubanné devait etre de nos ancetres,nous les "arabes français",car il est vrai que parfois nous souffrons de ne pas connaitre nos origines...vos articles furent comme une aspirine a mon esprit.merci

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