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Dans la structure des œuvres narratives, notamment dans les contes et les fables de la littérature orale, les personnages comptent parmi les éléments fondamentaux du récit. C’est grâce à la présence des personnages que prennent forme les événements et les situations. Les fonctions que remplissent les différents personnages d’un récit sont les moteurs des événements narratifs. Dans sa Morphologie des contes de fées, le célèbre formaliste russe, Vladimir Propp (1928-1970) fonde son système d’analyse des œuvres narratives uniquement sur les événements fondamentaux du récit et leurs fonctions. Cependant, comme l’a souligné Betsy Heave, « Il n’est pas possible de parler des événements, sans tenir compte des personnages du récit ». [1]
Dans son introduction à la Classification des contes iraniens, le professeur Ulrich Marzolph étudie brièvement les personnages des anciens contes iraniens. [2] L’examen d’une centaine de contes fantastiques de la littérature orale iranienne nous permet d’identifier quatre types de personnages : le héros, l’agresseur (le méchant), l’auxiliaire et la princesse. Les fonctions narratives se répartissent parmi ces types et chacun a son propre champ d’action. En général, le récit se développe de telle sorte que le héros, appuyé par l’auxiliaire, affronte le problème créé par l’agresseur, pour aboutir au mariage avec la princesse. Autour de cette action principale, une série d’actions secondaires se forme, modifiant parfois les prérogatives définies pour chacun des personnages. Par exemple, si dans un récit, l’agresseur (le méchant) peut, consciemment ou inconsciemment, se servir de l’élément magique propre au héros, une partie de la fonction de l’auxiliaire sera transférée au méchant. Par ailleurs, il faut souligner que dans les récits fantastiques, les événements surnaturels ne sont pas perçus comme tels par les personnages. Ces derniers les considèrent en fait comme naturels. Nous allons étudier ici les quatre principaux types de personnages qui animent les contes iraniens.
Le héros est le personnage principal du récit. Vladimir Propp décrit ainsi la fonction du héros : « La situation initiale du récit est caractérisée souvent par un bonheur et une aisance inhabituels. Très tôt, le malheur arrive et la fonction du héros consiste à surmonter l’épreuve et à résoudre le problème ». [3] Le héros entreprend des voyages longs et périlleux, il lutte contre l’agresseur, il se bat contre lui, il accomplit des exploits… pour vaincre le méchant et résoudre le problème.
Dans les contes iraniens, le héros peut avoir des origines sociales très différentes : (a) dans 30 des contes étudiés, le héros appartient à une classe supérieure de la société : il est roi, prince, riche bourgeois, fils de commerçants ; (b) dans les 70 autres contes de notre étude, le héros est issu de familles défavorisées des classes inférieures : il est bûcheron, berger, pêcheur… et souvent pauvre ou très pauvre.
Dans certains contes, la fonction du héros est assurée par une femme. Dans ce cas, elle est soit une princesse ou fille d’un riche commerçant, soit fille d’une famille pauvre. Il existe pourtant des contes, dans lesquels la situation sociale du héros n’est pas mentionnée. Il n’est présenté que comme « un homme », « un jeune homme », « une fille », etc.
L’agresseur est l’antagoniste qui joue le rôle opposé au héros. Sa présence est aussi marquante que celle du héros. Avec un comportement et des actions hostiles, il inflige souvent des épreuves que le héros doit surmonter les unes après les autres : Tuer, enlever, torturer, agresser, ensorceler, tromper, mystifier, emprisonner, trahir, etc.
Dans les contes iraniens, l’agresseur est souvent un proche parent du héros. Il apparaît surtout sous des traits féminins. Dans 34 contes, l’agresseur est tour à tour le père, le frère, la tante, la sœur ou la belle-mère du héros. Dans un conte, le méchant est la mère de l’héroïne : il s’agit d’une mère qui apprend par son miroir magique qu’elle n’est plus la plus belle femme du monde, et que sa propre fille (héroïne) est encore plus belle qu’elle. La méchante cherche donc à anéantir sa fille ("Le conte de Mme Nari", ATU [4] 706) [5]. Dans les autres contes, la mère est toujours un ami du héros, qu’elle aide de tous ses moyens, même après sa mort ("Le conte de Fatiko", ATU 480) [6].
Dans les contes où le héros est un protagoniste féminin, les servantes et les intendantes jouent parfois le rôle de l’agresseur. Elles se déguisent pour prendre la place de leur maîtresse. Le rôle de l’agresseur est parfois confié à l’épouse du héros (la princesse). Dans ce cas, elle ensorcelle ou emprisonne les frères du héros, cherche à lui nuire directement ou disparaît mystérieusement, ou encore charge le héros de découvrir la clé d’une énigme périlleuse.
Outre les proches parents du héros, l’ogre est l’antagoniste par excellence. Malgré tous ses pouvoirs extraordinaires et maléfiques, l’ogre est souvent vaincu par l’intelligence et la ruse du héros et de ses auxiliaires. Par conséquent, l’ogre est le symbole du pouvoir démesuré mais aussi de la stupidité sans borne. Dans certains contes, le roi et ses ministres sont chargés du rôle de l’agresseur cherchant à nuire au héros (souvent pauvre). Mais leurs complots sont toujours déjoués par le héros, les auxiliaires ou des évènements magiques ("L’oniromancie", ATU *465A) [7].
Parmi les autres personnages jouant le rôle de l’agresseur, nous pouvons mentionner certains titulaires de fonctions importantes comme l’instituteur, le juge, le commerçant, le chef de caravane… ou les vieilles femmes et les derviches. Ces deux dernières catégories peuvent avoir des fonctions différentes dans les contes iraniens. Dans certains contes, une vieille dame joue le rôle de l’agresseur, tandis que dans le même temps, une autre vieille femme peut être l’une des auxiliaires du héros ("Hassan, le frivole", ATU 302) [8]. En ce qui concerne le derviche, lorsqu’il incarne le rôle de l’agresseur, il s’agit souvent d’un sorcier ou d’un ogre déguisé en derviche pour nuire aux humains.
Dans presque tous les contes iraniens, des personnages se chargent de jouer le rôle de l’auxiliaire du héros pour le soutenir ou l’aider à relever les défis. Ces soutiens et ces aides ne proviennent pas nécessairement de la magie, mais parfois de l’intelligence ou du pouvoir humain. Dans ces contes, la fonction de l’auxiliaire peut être attribuée à des personnages très variés :
a) Les animaux : La fonction d’auxiliaire peut ainsi être attribuée à un animal appartenant au héros ("La jument marine", ATU *314) [9], à un animal acheté ("Le navet", ATU 554) [10], ou à un animal auquel le héros rend un quelconque service ("Le jeune chasseur", ATU *513C) [11]. Il y a cependant des animaux qui aident le héros sans lui demander de service ou de soin. Ce sont souvent des oiseaux (pigeons ou moineaux) qui se parlent dans le feuillage d’un arbre sous lequel le héros se repose. Ils parlent, entre eux, du problème du héros et de sa solution. Ce dernier les entend et apprend la solution de son problème (Malek Mohammad et le talisman de la fille du roi Shâpour, ATU 516B) [12]. Dans certains contes, l’oiseau fabuleux, le Simorgh, aide le héros qui a auparavant sauvé ses oisillons. Le Simorgh peut transporter le héros dans des pays lointains ou lui donner l’une de ses plumes. Si le héros brûle la plume de l’oiseau fabuleux à un moment où il a besoin d’aide, ce dernier apparaîtra pour le sauver ("Derviche et Hâtam Haï", ATU 461B) [13]. Dans certains contes, la fonction d’auxiliaire est remplie par un cheval, un chien, un chat, un poisson, une fourmi, un renard ou un lion.
b) Les ogres : La fonction d’auxiliaire peut être attribuée également aux ogres. Ces derniers qui jouent souvent le rôle de l’agresseur, peuvent parfois changer de rôle pour aider le héros qui leur a rendu un service ("Youssef, roi des ogres", ou "Malek Mohammad", ATU 552A) [14]. Le méchant ogre est aussi parfois vaincu par le héros qui l’oblige à se soumettre ("La feuille de perle", ATU 550) [15]. Il arrive cependant que l’orge rende service au héros sans aucune raison apparente, en lui offrant, par exemple, des objets ayant des propriétés magiques ("La feuille de perle", ATU 550) [16].
c) Les êtres humains : Il s’agit des personnages humains qui entrent en scène au moment propice pour aider le héros. Ce sont souvent ses proches parents (frères, sœurs, mère, etc.), de simples passants, des gens ordinaires (pêcheur, menuisier, berger, etc.).
d) Le derviche : Le derviche correspond à deux fonctions opposées : celle de l’agresseur et celle de l’auxiliaire. Dans son rôle d’auxiliaire, il incarne la vision gnostique. Dans un conte iranien, le derviche donne une pomme magique au roi pour qu’il puisse avoir un enfant ("Le derviche et la fille du roi de Chine", ATU 507C) [17].
e) Le vieux ou la vieille : Dans la plupart des contes iraniens, le vieil homme joue le rôle d’auxiliaire, tandis que les vieilles femmes jouent des rôles opposés. Dans son rôle d’auxiliaire, la vieille femme aide le héros, par ses connaissances magiques. Lorsque le héros est à la recherche de la princesse, la vieille femme est souvent l’intendante de la jeune princesse, et elle aide à l’union des jeunes amoureux ("La fille de la roseraie arabe", ATU 425B) [18].
f) Les amis extraordinaires : Ce sont les amis du héros ayant des pouvoirs extraordinaires. Ils n’ont peur de rien, ils ne sentent ni le froid ni le chaud, ils peuvent se déplacer d’un endroit à un autre en un clin d’œil, et ils ont une force physique surnaturelle ("L’esclave, fils d’ogre", ATU *513A) [19]. Certains d’entre eux ont le pouvoir de présager et prévoir les événements à venir ("Le conte du jeune tireur d’épée", ATU 302) [20].
g) Satan : Dans deux contes iraniens, le héros est aidé par le diable. Dans l’un de ces contes, c’est Satan qui apprend le nom suprême au héros ("Le chauve et le diable", ATU 571) [21], tandis que dans l’autre, Satan aide un avare à se venger du juge qui l’avait condamné injustement ("L’avare et le diable", ATU *821C) [22].
h) Les objets : La fonction d’auxiliaire est assurée parfois par des objets. Dans le conte de l’ "Endormi mélancolique" (ATU 425B) [23], les portes ouvertes, les portes fermées et les épines aident le héros à s’enfuir.
La fonction de princesse n’est pas confiée nécessairement à un protagoniste féminin, car dans les contes où le "héros" est une femme, c’est un jeune garçon qui joue le rôle de la "princesse". Cependant, étant donné que dans la plupart des contes anciens le héros est un jeune homme, c’est une femme qui fait l’objet de la quête héroïque, le héros se mariant finalement avec la "princesse".
Dans la moitié des contes iraniens faisant l’objet de cette étude, la "princesse" est une jeune femme membre de la famille royale. Elle est parfois la fille d’un grand ministre, d’un commerçant ou d’un gouverneur local. Elle appartient ainsi à la classe supérieure dotée des privilèges sociaux et financiers. Dans certains contes, la "princesse" est une fée ou appartient au monde des djinns. Cependant, certains contes ne mentionnent pas la situation sociale ou l’origine de la jeune femme. Dans 17 contes étudiés, la jeune fille joue à la fois le rôle de princesse et d’auxiliaire du héros, avant de se marier avec lui.
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[1] Heave, Betsy, Beauty and des Beast, University of Chicago Press, 1989, p. 161.
[2] Marzolph, Ulrich, Tabaghebandi-e qessehâ-ye irâni (Classification des contes iraniens), traduit en persan par Keykâvous Djahândâri, éd. Soroush, 2ème éd., Téhéran, 1997, pp. 42-46.
[3] Propp, Vladimir, Rikhtshenâsi-ye qessehâ-ye pariân (Morphologie des contes de fée), éd. Tous, 1ère éd., Téhéran, 1989, p. 172.
[4] Le système ATU dont le nom est issu des initiales Aarne, Thomson et Uther, correspond à un système de classification internationale des contes provenant du Catalogue ATU édité par Hans-J ?rg Uther en 2004 et reprenant les nombres de la classification classique Aarne-Thompson (AaTh).
[5] Faqiri, Abolqâssem, Qessehâ-ye mardom-e Fârs (Les contes du Fars), éd. Sepehr, Téhéran, 1970, p.107.Les chiffres indiquent le nu méro de la classification des contes dans le catalogue ATU.
[6] Lerimer, p. 135.
[7] Andjavi, Shirâzi, Abolqâssem, Qessehâ-ye irâni (Les contes iraniens), Vol. II, éd. Amir Kabir, 1ère éd., 1974, p. 82.
[8] Khazâ’i, Hamid-Rezâ, Afsânehâ-ye Khorrâssân (Les contes du Khorrâssân), Vol. II, éd. Mâh-e Jân, 1ère éd., Mashhad, 2000, p. 169.
[9] Elwell-Sutton, L. P., Qessehâ-ye mashhadi galin khânoum (Les contes de Mashhadi Galin Khânoum), sous la direction de Ulrich Marzolph, éd. Markaz, 3ème éd., Téhéran, 2003, p. 21.
[10] Khazâ’i, Hamid-Rezâ, Afsânehâ-ye Khorrâssân (Les contes du Khorrâssân), Vol. IV, éd. Mâh-e Jân, 1ère éd., Mashhad, 2000, p. 97.
[11] Kouhi Kermâni, Pânzdah afsâneh rustâ’i (Quinze contes paysans), édité par Fereydoun Vahman, éd. De la Fondation de la culture iranienne, Téhéran, 1974, p. 49.
[12] Elwell-Sutton, L. P., Qessehâ-ye mashhadi galin khânoum (Les contes de Mashhadi Galin Khânoum), sous la direction de Ulrich Marzolph, éd. Markaz, 3ème éd., Téhéran, 2003, 80.
[13] Amini, Amirqoli, Si afsâneh az afsânehâ-ye mahali-e Esfahân (Trente contes populaires d’Ispahan), éd. Owliâ, Ispahan, p. 86.
[14] Andjavi, Shirâzi, Abolqâssem, Qessehâ-ye irâni (Les contes iraniens), Vol. II, éd. Amir Kabir, 1ère éd., 1974, p. 211.
[15] Andjavi, Shirâzi, Abolqâssem, Qessehâ-ye irâni (Les contes iraniens), Vol. I, éd. Amir Kabir, 1ère éd., 1974, p. 80.
[16] Ibid.
[17] Elwell-Sutton, L. P., Qessehâ-ye mashhadi galin khânoum (Les contes de Mashhadi Galin Khânoum), sous la direction de Ulrich Marzolph, éd. Markaz, 3ème éd., Téhéran, 2003, p. 61.
[18] Khazâ’i, Hamid-Rezâ, Afsânehâ-ye Khorrâssân (Les contes du Khorrâssân), Vol. VII, éd. Mâh-e Jân, 1ère éd., Mashhad, 2003, p. 213.
[19] Khazâ’i, Hamid-Rezâ, Afsânehâ-ye Khorrâssân (Les contes du Khorrâssân), Vol. I, éd. Mâh-e Jân, 1ère éd., Mashhad, 2003, p. 147.
[20] Vakiliân, Ahmad, Qessehâ-ye mardom (Les contes populaires), éd. Markaz, 1ère éd., Téhéran, 2000, p. 48.
[21] Andjavi Shirâzi, Abolqâssem, Qessehâ-ye irâni (Les contes iraniens), Vol. I, éd. Amir Kabir, 2ème éd., 1977, p. 116.
[22] Andjavi, Shirâzi, Abolqâssem, Qessehâ-ye irâni (Les contes iraniens), Vol. III, éd. Amir Kabir, p. 157.
[23] Faqiri, Abolqâssem, Qessehâ-ye mardom-e Fârs (Les contes du Fars), éd. Sepehr, Téhéran, 1970, p. 113.