N° 43, juin 2009

Variation, stabilité et constitution du sens dans les récits narratifs d’une conteuse persane


Ulrich Marzolph
Traduit de l’anglais* par

Alice Bombardier


Ulrich Marzolph, étudiant le persan à Mashhad en 1977-78, a quitté l’Iran avant la Révolution. Déterminé à poursuivre ses études sur l’Iran, il a entrepris en Allemagne un doctorat sur le folklore narratif iranien en s’appuyant sur la totalité des sources connues, y compris les sources non publiées. Ulrich Marzolph a alors pris contact avec Laurence Paul Elwell-Sutton, [1] collecteur des récits de Mashdi Galin Khânom, et l’a rencontré à Edinburg. Celui-ci lui a légué, peu avant sa mort, toutes ses notes et documents. Après sa thèse traitant la typologie du conte persan en langue populaire, Ulrich Marzolph a d’abord publié une édition sélective des contes non publiés de la collection Elwell-Sutton de Mashdi Galin Khânom, une vielle femme non-lettrée qui avait travaillé dans la maison d’un ami journaliste d’Elwell-Sutton à Téhéran. Dans le cadre d’un projet de recherche, il a ensuite publié la totalité des contes de Mashdi Galin Khânom en Allemagne. Avec la collaboration d’Ahmad Vakiliân, ancien élève de Seyyed Abolqâssem Enjavi Shirâzi et actuel directeur de la revue Farhang-e Mardom ("Culture Populaire"), il a opéré une sélection de ces contes destinée aux lecteurs iraniens qui fut publiée pour la première fois à Téhéran en 1995. Ce livre de contes vient d’être réédité en Iran pour la cinquième fois.

Depuis les années 1950, le développement de la recherche en matière de narration populaire a conduit à un déplacement de l’attention portée aux différents aspects de la narration. L’attention est passée de la documentation à l’analyse, du texte au contexte et de l’explication à l’interprétation. En outre, la traditionnelle prédominance des études de contenu a été remplacée par une plus grande conscience de la nécessité de mieux évaluer la performance du conteur. Les résultats de cette approche élargie ont conduit à une étude plus détaillée des différents messages et du sens que les récits oraux peuvent comporter pour le narrateur et son audience. [2]

Toute analyse contextuelle sérieuse nécessite une certaine quantité de données de source sûre, collectées sur le terrain. Cette collecte implique des difficultés. Alors que ces difficultés sont plus faciles à résoudre en Occident, les chercheurs occidentaux rencontrent souvent de sévères obstacles quand ils ont l’intention d’effectuer des recherches dans des pays africains ou asiatiques. Les différences de codes culturels et le difficile accès aux données, contrôlées par les institutions, peuvent mettre en doute l’évaluation et l’utilité du corpus recueilli, ainsi que la légitimité à le publier. L’impact de ces difficultés se fait encore plus sentir dans les régions qui appréhendent leur propre héritage culturel à partir de l’ « attitude occidentale dominante ». Au-delà des labellisations généralisantes que sont « Ouest » et « Est », il est important de visualiser les différents aspects, raisons, et surtout, les résultats qu’engendre cette attitude pour la recherche locale dans le domaine du folklore narratif. Certainement, les chercheurs doivent être conscients que le domaine du folklore narratif n’est pas un terrain « innocent », traitant simplement « d’histoires de grand-mères ». Ce domaine, au contraire, traite de sujets sensibles, qui portent sur les fondements moraux et éthiques d’une société, sur les définitions du soi. L’étude de ces sujets peut facilement faire l’objet d’interprétations contradictoires. [3] […]

La Révolution iranienne a eu un impact considérable sur tous les champs de la recherche. Le pays ne se prête plus aux enquêtes de terrain, notamment depuis que les études dans les domaines considérés non officiellement comme de la superstition (khorâfât) ont été découragées. Cette attitude est, en outre, relayée par l’état déplorable des archives folkloriques de l’ « Organisation de l’Héritage Culturel » à Téhéran. [4]

Avant 1979, la recherche en folklore narratif était dominée par deux courants majeurs, l’un plutôt privé et l’autre de nature plus officielle. Le premier courant englobait les activités de Seyyed Abolqâssem Enjavi Shirâzi, récemment décédé, qui a travaillé à la radio et rassemblé une masse considérable de documents portant sur tous les aspects du folklore iranien, dont plusieurs milliers de récits narratifs. Le second courant, principalement représenté par les activités officielles du Centre National pour l’Ethnologie et le Folklore, fondé en 1958, a permis la publication de nombreux ouvrages, notamment au milieu des années 1970. Avant la Révolution, la narration traditionnelle en elle-même était surtout florissante dans les zones rurales du pays, bien que les folkloristes iraniens aient estimé qu’elle ait été mise sévèrement sous pression par les médias modernes de communication.

Après la Révolution, toutes les activités précédentes ont été d’abord interrompues puis réévaluées. Il est très difficile de savoir ce qui s’est passé exactement, notamment depuis que les recherches étrangères ne sont plus encouragées en Iran, et que rien n’a été fait pour légitimer les activités dans le domaine du folklore. Après une période de virtuelle liberté de la presse, les publications monographiques dans le domaine de la narration populaire ont presque totalement cessé. Pas même une douzaine de livres de contes n’a été publié après 1979. Or, l’accessibilité aux travaux théoriques d’analyse en matière de littérature et narration folklorique, non existante avant la Révolution, s’est considérablement accrue grâce à une série de traductions, menées à partir de 1985, des recherches de Marguerite Loeffler-Delachaux, Mirca Eliade et Vladimir Propp. [5]

Illustrations : Ali Bouzari

De même que les activités institutionnelles de la recherche en folklore narratif, l’ancien Centre National pour l’Ethnologie et le Folklore a cessé d’exister. Ses archives et sa bibliothèque font aujourd’hui partie de l’Organisation de l’Héritage Culturel. Cette institution, très centralisée, est responsable de toutes les différentes activités culturelles du pays. Selon la définition que l’institution donne d’elle-même, l’Organisation de l’Héritage Culturel s’occupe aussi bien de recherches universitaires dans les domaines de l’archéologie, l’ethnologie et des arts traditionnels que de remplir les tâches d’identification, de restauration, de reconstruction et de revivification des objets culturels et historiques. Cette institution, auparavant rattachée au Ministère de la Culture et de l’Education, a depuis été affiliée au Ministère de la Culture et de l’Orientation Islamique, qui supervise la conformité des activités culturelles selon le système des valeurs islamiques. Au sein de l’Organisation de l’Héritage Culturel, la recherche en folklore narratif est inclue dans le département d’ethnologie. Outre la formation de futurs folkloristes, la première entreprise d’importance menée après la Révolution semble avoir été une grande enquête de terrain sur la narration folklorique, accomplie, en 1994-95 (1373), à travers le pays, par des étudiants issus de toutes les régions et des principales villes.

Après la Révolution, la seconde importante institution concernée fut le Musée du Folklore, dont les archives ont été mises à la disposition du département de la radio nationale. Les activités extérieures du Musée du Folklore ont été interrompues pendant plusieurs années après la Révolution, bien que, de façon interne, l’organisation de son matériel ait été portée à un haut degré de perfection. Après avoir changé plusieurs fois d’emplacement, il est prévu que le Musée du Folklore ait ses propres locaux, dans lesquels un espace sera attribué aux archives, à une bibliothèque et à une exposition permanente. […]

La collecte de nouvelles données par l’observation de performances sur le terrain n’étant plus possible en Iran, la recherche dans ce domaine doit s’appuyer sur le grand nombre de textes imprimés. Depuis les travaux de pionniers tels que le Russe Valentin Zhukovsky, le Danois Arthur Christensen ou l’Iranien Fazlollâh Sobhi, plus d’un millier de documents sont accessibles en version imprimée. A l’exception des textes afghans collectés par Margaret Mills [6], presque tout le matériel publié a été rassemblé à l’écrit. […]

Même si les textes écrits ne prennent pas suffisamment en compte les données contextuelles, ils ne sont toutefois pas dépourvus de signification. J’entends par « signification » le sens résidant au-delà du cadre pur de la narration, au-delà de sa structure, de son intrigue narrative, ou de son champ lexical. […] Le langage contient par exemple des informations implicites sur le vécu linguistique du narrateur, le champ lexical révèle la créativité imaginative du narrateur, et le recours à des images laisse transparaître les conceptions mentales et sociétales dans lesquelles le narrateur est enraciné. […]

Concernant l’Iran contemporain, il existe un document de narration orale des plus fascinants. Ce sont les récits racontés par Mashdi Galin Khânom, téhéranaise. Ces récits ont été collectés au milieu des années 1940 par un professeur d’études iraniennes travaillant à Edinburgh, Laurence Paul Elwell-Sutton, et ont fait l’objet de plusieurs éditions en allemand et persan, accompagnées d’un court commentaire. [7] Les 117 récits de Mashdi Galin Khânom constituent non seulement un matériel d’une taille impressionnante, ayant trait à l’ancien Téhéran, mais représentent aussi le plus important corpus de narrations folkloriques collectées auprès d’un seul narrateur iranien.

Les rares informations se rapportant à Mashdi Galin Khânom apparaissent dans un court texte présenté en 1979 par le collecteur, lors d’une conférence de la Société Internationale d’Etudes de la Narration Folklorique tenue à Bergen. [8] Elwell-Sutton y dépeint l’habituel contexte familial dans lequel avait lieu la narration et le résultat désastreux d’une tentative menée hors de ce cadre, lorsqu’il tenta de transmettre le charme des performances orales de Mashdi Galin Khânom dans l’atmosphère stérile d’une station de radio. Uniquement à propos du récit « Le pari du silence » - dans lequel femme et mari se mettent d’accord pour ne pas rompre le silence, quoi qu’il arrive ; le premier à parler étant de corvée pour pourvoir en eau le veau dans l’étable - Elwell-Sutton mentionne un détail du contexte dans lequel se déroulaient habituellement les narrations : Mashdi Galin se serait mise à narrer ce récit après avoir pris conscience de la timidité du professeur, le taquinant en faisant allusion au résultat absurde qu’un refus de parler peut engendrer.

A part cette mention singulière du contexte en rapport avec le conte, aucune autre information extérieure n’est ajoutée sur le sens que pouvaient avoir ces récits pour la narratrice. Devrions-nous alors écarter les récits de Mashdi Galin Khânom par manque de données contextuelles ? Bien sûr, cette question est purement rhétorique, puisque je propose ici d’approfondir la lecture de ces récits, dans le but de percer à jour leur « sens » implicite. Pour démontrer ceci, j’ai choisi deux approches, la première consiste à mettre en correspondance les variations de trois versions d’un même récit, la seconde à s’intéresser aux thèmes dominants des narrations.

Parmi les 117 récits collectés auprès de Mashdi Galin, huit ont été narrés deux fois et deux apparaissent chacun sous trois formes différentes. Cela peut aussi bien indiquer une restriction dans le répertoire de la narratrice que sa préférence pour certains récits ou sujets. […]

Les trois versions de « L’invité du prêtre et l’oie mangée » semblent montrer, qu’à l’intérieur de la trame structurée d’un récit, d’autres voies créatives peuvent être trouvées. La première version du conte est extrêmement courte et plutôt rudimentaire, la seconde est courte et la troisième est longue. Ces trois versions démontrent l’habile créativité de la narratrice, qui perçoit et donne sens au récit en le verbalisant sous des formes contrastées, chaque forme correspondant à une humeur ou un contexte différents. Selon le collecteur, le contexte de la narration était environ le même lors des douzaines de rencontres qui se succédées sur plusieurs années. Il en était venu à rencontrer la narratrice, dont il situait la position « quelque part entre la naïve paysanne conteuse d’histoires et la narratrice professionnelle », peu après son arrivée à Téhéran en 1943. Il prit note de ses récits jusqu’à son départ d’Iran en 1947. Durant quatre années, il visita régulièrement la gouvernante, durant le week-end, dans le but de noter ses récits, ce qu’il fit de sa main. Sa description de la procédure nous en apprend beaucoup sur la stature de journaliste et d’amateur folkloriste qu’il arborait à l’époque, notamment lorsqu’il mentionne que « Mashdi Khânom avait des difficultés à saisir le concept de la dictée. Au lieu de parler phrase par phrase, elle avait tendance à les enchaîner et j’ai trouvé que le plus simple était finalement de travailler avec un autre membre de la famille, qui pouvait suspendre son flot de mots à intervalles réguliers. De cette manière, j’étais capable de transcrire sur le papier avec le plus de justesse possible les récits qui m’étaient racontés ». Il souligna même que l’expérience à la radio de Téhéran n’avait pas rencontré un réel succès, puisqu’ « il semblait évident que Mashdi Galin Khânom avait besoin d’une audience » et « apparemment elle trouva l’ambiance du studio d’enregistrement, le micro, l’audience invisible, tout cela assemblé, trop intimidant. Elle parvenait seulement à marmonner ses histoires sans expressivité ni sentiments ».

Ainsi nous comprenons que les situations de transcription des contes étaient encouragées par l’environnement familial. Le collecteur ne mentionne à aucun moment que la présence des membres de la famille incommodait la narratrice (ce qu’il fit pourtant plus tard dans le cas de l’enregistrement à la radio). Le flux naturel de la narration était à chaque fois coupé à « intervalles réguliers » pour permettre au collecteur de transcrire. Dans tous les cas, il semble donc que la forte divergence des versions du même récit ne soit due ni au contexte de la narration ni à « l’humeur » de la narratrice puisque la procédure et l’environnement étaient semblables d’une prise de note à l’autre. […]

Ce récit est essentiellement basé sur trois éléments : (a) L’intention de la femme de manger l’oie avec son amant. Elle fait alors en sorte que son mari invite une personne particulière de la mosquée ; (b) La ruse de la femme à l’encontre de l’invité, faisant allusion à la prétendue habitude de son mari ; (c) La ruse de la femme envers son mari, à qui elle fait croire que l’invité enfui a volé l’oie. La plupart des autres éléments ajoutés dans les différentes versions, ne sont pas essentiels à l’intrigue mais plutôt là pour l’embellir. Dans la version la plus courte, il y a une seule tentative d’embellissement, après laquelle la trame de base du récit est poursuivie. A la seconde version, trois courts épisodes ont été ajoutés, tandis que la plus longue version contient cinq tentatives. Les passages correspondant à la structure fondamentale du récit sont approximativement de même longueur et composés des mêmes mots, tandis que pour les passages additionnels, il y a deux options, soit condenser, soit embellir la présentation. Voici par exemple, dans la seconde version, la deuxième tentative :

Quand vint la nuit. [Le mari] dit : « Regarde là, ma femme, ceci est une oie comme il faut. Tu la prépareras ce soir et me la donneras ». La femme prit l’oie et la mangea avec son amant. Quand le mari s’en revint à la nuit tombée, il demanda : « Où est l’oie ? ». Elle répondit : « Le chat l’a prise ! ». Il dit : « Bon, très bien », et cette nuit-là il mangea [seulement] du pain et du fromage.

La plus longue version non seulement utilise plus de mots pour dépeindre la situation, mais donne également une image vivante de la dispute engagée entre le mari et sa femme, et insiste même sur les arguments :

Un soir, le mari rentra content à la maison et, impatient d’avoir sa soupe d’oie, il dit à sa femme : « Ma chérie, sers-nous le dîner ! ». Elle dit : « Qu’est-ce que je devrais apporter à manger pour le dîner ? Du poison de serpent ? Où est notre nourriture ? ». Il dit : « Qu’est-ce qui s’est passé ? Ne t’ai-je pas apporté hier une oie à préparer pour aujourd’hui, pour qu’on puisse la manger ? ». Elle répondit : « Je t’ai déjà dit un millier de fois d’apporter une planche pour réparer la porte de la cuisine, mais tu ne l’as jamais fait ! J’ai nettoyé l’oie et l’ai posée dans la cuisine. Quand je suis sortie pour chercher le bois pour le feu, le chat est entré, l’a attrapée et emportée ! ». Il s’étonna : « D’accord, donc qu’est-ce qu’on va manger pour le dîner ? ». Et elle riposta : « Je ne sais pas. Je mangerai ce que tu apporteras ». Alors il dit : « J’ai mal à une dent, donc je ne peux pas manger du pain et du fromage ou du pain et du yaourt. Lève-toi et prépare de la mâsh ». Elle dit : « Lève-toi et achète de l’huile et des oignons, que je puisse la préparer ». L’homme partit et apporta huile et oignons, elle prépara la mâsh, ils dînèrent ensemble, et le lendemain matin l’homme se leva pour aller au travail.

Cette version élaborée, tout en préservant les mêmes éléments structurels, construit une atmosphère différente en recourant à un parlé vivant, sans modifier nécessairement le sens. L’attention est toujours focalisée sur les ruses de la femme - ce qui est traditionnellement misogyne ; mais cette misogynie n’existe pas seulement dans la littérature orientale. [9] Dans cette version, on peut presque sentir l’oie et visualiser le chat se faufilant à la dérobée à travers la fente de la porte de la cuisine. Le squelette structurel de ce récit-type a été rempli de vie.

La plupart des récits de Mashdi Galin, certains étant particulièrement structurés et narrés de manière plaisante, sont fascinants et même drôles, excellant par-dessus tout à décrire des scènes riches en détails : la description du marchandage, le compte des noisettes, la narration d’aventures simultanées ou les tours du filou d’Ispahan, sont présentés de manière vivante, traduisant directement le plaisir de la narratrice à narrer. Parfois, la narratrice communique même les sentiments intérieurs de ses personnages, comme quand - dans une version des "Trois princesses volées" - la jeune fille convainc le démon de lui révéler la place cachée de son âme extérieure. L’humour vif de la narratrice transparaît également lorsque - dans une version de "La femme multiplie les secrets" - une voisine commente le prétendu fait qu’une corneille est sortie de l’anus du mari de sa voisine : « Eh bien quoi, ce n’est rien - c’est donc sorti… ! ».

Même les actions d’une extrême brutalité sont narrées dans le détail : quand le peuple attaque le tyran, elle dit : « …et avant qu’ils aient pu alerter les gardes, son corps avait été réduit à un lambeau de chair ». Et quand un homme menace puis tue un enfant, la narratrice ne mentionne pas le simple fait qu’il a « tué » un enfant mais dit plutôt qu’il « coupa la tête de l’enfant d’une oreille à l’autre ».

Les récits de Mashdi Galin sont truffés de mots d’esprit et d’allusions ironiques. Par exemple, elle parle d’un mouton mort comme « des restes de Maître mouton ». Son ironie vire parfois au sarcasme lorsqu’elle mentionne un garçon qui « était tellement béni par le sort que son père mourut avant qu’il n’atteigne l’âge de six ans » ou un meurtrier qui, « avec sa propre main bénie, attrapa le garçon et le tua ». Une certaine distance ironique apparaît aussi à d’autres endroits. La narratrice tend à une exagération satirique, notamment quand elle dépeint le vieux et affreux singe, si décrépit que « même son derrière est douloureux ».

Par ailleurs, sa relation naïve aux exigences de la vie quotidienne est rarement perdue : par exemple au milieu d’un épisode captivant, le héros, affamé, doit se trouver à manger. Les sujets de la vie quotidienne sont articulés de manière condensée. Cela peut être compris comme un signe de la stature professionnelle de la narratrice, démontrant son savoir-faire en matière de formules narratives. Lorsqu’un invité est accueilli, « une pièce à part avait été préparée pour lui, (et ils lui apportèrent) café et narguilé, beaucoup de politesse et un dîner » ou « des mots de gentillesse et de politesse, un narguilé et du thé ». Quand un domestique est envoyé faire des courses, « il partit, acheta et apporta ». Par ailleurs, une certaine naïveté transparaît parfois dans la description de la vie quotidienne : quand le maître accueille un invité, « tout ce qui était communément servi à cette époque le fut, que ce soit du thé ou du café » ; ou juste « tout ce qui était coutumier à cette époque ». Lorsqu’une jeune fille prépare un bon repas, la narratrice dit simplement : « en ce qui concerne les détails - tout ce que je pourrais mentionner, ne serait pas assez ». De manière similaire, Mashdi Galin omet de décrire les détails dans les domaines qui dépassent son expérience personnelle. Au lieu de relater le train des bagages lors du voyage de la princesse, elle dit seulement que « ce que contenaient ces bagages est bien connu ». Enfin, elle décrit le balayage du sol « comme cela se fait dans les maisons des gens riches », ce qui semble refléter sa propre expérience de domestique.

Dans de nombreux épisodes, Mashdi Galin dévoile sa connaissance intime du monde des femmes. Par exemple, la femme reste calme lorsque son mari se met en colère. La femme avance de meilleurs arguments et convainc son mari que son fils adoptif devrait se marier. Une autre scène, où une femme se dispute avec son mari à propos de l’argent nécessaire à l’enterrement décent de sa sœur, prend la forme d’un long monologue. Quand un des personnages féminins ne parvient pas à savoir si son enfant est mort, elle justifie son ignorance en ces termes : « Nous ne sommes que des femmes, nous ne comprenons pas ça ». Généralement, les hommes sont décrits comme des êtres intelligents. Par conséquent, les femmes ne semblent pas participer aux décisions de la communauté. Bien que certaines assistent à l’assemblée, elles ne viennent que pour regarder. A propos des avantages du mariage, Mashdi Galin avance des positions ambivalentes. Même si, d’après elle, la femme « tient le foyer ensemble », elle affirme aussi « qu’une épouse rend son mari mendiant » et conseille à un homme de ne jamais laisser sa femme prendre soin de ses biens. Cependant, une femme doit comprendre et soutenir son mari, comme lorsqu’elle s’adresse ainsi à lui : « Je ne suis pas d’accord, mais si tu dois partir, alors pars ! ».

Outre ces représentations du monde des femmes et ces allusions humoristiques à la sexualité, le sujet le plus prégnant dans les récits de Mashdi Galin est celui de la domination et du pouvoir, qui apparaît à maintes reprises.

Le maître, Shâh, Sultan ou Calife, est le souverain absolu, « la direction de la prière du monde », dont les ordres doivent être respectés par tous, même s’ils sont absurdes : « c’est l’ordre du maître et un sujet ne doit pas s’y opposer » ; « le maître ne mentionne jamais rien sans de bonnes raisons ; ses ordres doivent être justes ». Il commande la vie et la mort de ses sujets, et est le seul à pouvoir les gracier : « ma tête m’appartient, mais seulement le maître peut pardonner » ; « ma tête m’appartient mais seul le maître peut empêcher les choses d’arriver » ; de manière similaire, le bourreau dit : « mon travail consiste à tuer, seul le maître peut pardonner ».

L’entourage du maître est dominé par un langage et un comportement formels. Le respect de l’étiquette est nécessaire pour le saluer. Les subtilités de l’étiquette sont pourtant seulement connues de ceux qui ont grandi à la Cour : « parce qu’il était lui-même le fils du maître, il connaissait très bien l’étiquette ». Le langage formel du maître est moqueusement imité par la narratrice quand elle lui fait dire : « mange et après, j’ai de nombreuses questions à te poser ». Une rencontre avec le monarque est donc imprégnée « d’une éducation parfaite ».

Le seigneur est présenté par ses proches comme « le père de ses sujets », le vizir s’exprime en effet en ces termes : « le maître est un berger pour ses sujets, il en est le père, pour eux il est comme Dieu sur terre ». Il est celui en lequel repose l’espoir des gens ordinaires. Ceux-ci affirment « notre roi est juste » ; « notre grand Roi est miséricordieux » ; « grâce à sa justice personne ne peut porter préjudice à quiconque ». Mais que feraient-ils s’il les abandonnait ou trahissait ? « Si un sujet ment à son maître, celui-ci le tuera ; si le maître ment à ses sujets, que peuvent-ils faire ? ». […]

Le personnage du seigneur et maître est empreint de stéréotypes : il se mêle à ses sujets, il rit de façon excessive « jusqu’à tomber sur son derrière ». Plusieurs fois, son comportement semble dominé par une passion éphémère. Tandis qu’à un moment donné il menace de tuer un homme, peu après il est si heureux de donner sa propre fille en mariage à cet homme qu’il menace de mort quiconque s’opposerait à sa volonté.

De son entourage, le seul parent mentionné fréquemment est sa fille : il la surveille jalousement et prend garde à ne pas admettre un indigne soupirant. Mais il semble préférer les garçons aux filles, donnant l’ordre de tuer un nouveau-né s’il est une fille ou encore menaçant de tuer sa propre fille si elle ne lui dit pas la vérité. […]

Trois hommes gravitent dans son entourage direct : d’abord, il y a le jeune favori possédant une lettre l’autorisant à voir le maître à tout instant. […] Puis il y a le derviche, traité avec respect et craint à cause de sa relation intime avec Dieu. Enfin, le troisième personnage est le vizir, caractérisé comme le « cerveau du souverain ». Il représente l’alter ego du Roi. A chaque fois, il tente de réparer les conséquences du brutal comportement du souverain et ne reçoit en échange que reproches et ingratitude. […]

Aussi, que nous apprennent cette liste d’éléments dispersés dans un bon nombre de récits, ces informations éparpillées tout au long des 500 pages imprimées ? Nous pourrions résumer la vision du pouvoir de Mashdi Galin en la qualifiant d’ambigue. Peu de traits positifs sont associés au souverain. Cela semble davantage caractériser les propres pensées de la narratrice que d’être nécessaire au développement des intrigues. Mais le portrait globalement négatif du souverain - dépeint comme irrationnel, trop indulgent et succombant à ses passions plutôt que soucieux de ses devoirs envers le peuple, en tant que « berger » ou « père » - lui permet d’élaborer ses intrigues et d’étoffer ses articulations verbales. Bien sûr, les passages cités ne sont pas retranscrits dans leur totalité. […] Ma propre conception du sujet a, en outre, pu influencer ma perception de la façon dont Mashdi Galin traite la question. Même avec ces restrictions, l’attitude générale de la narratrice envers le pouvoir gouvernant contient une réelle touche de scepticisme.

Certaines catégories de contes populaires coïncident avec le point de vue de Mashdi Galin. D’autres, notamment les romances populaires, font différemment le portrait du souverain, sur un mode plus positif. Il est connu aussi que les narrateurs présentent certains récits avec des mots et expressions spécifiques. D’où cette question : Pourquoi Mashdi Galin a-t-elle choisi ces récits ? Quel sens cela a-t-il pour elle de narrer ces récits ? En quoi cette analyse peut-elle constituer un ensemble significatif à l’intérieur de récits narrés au hasard ? Et, plus spécifique : Pourquoi a-t-elle choisi de présenter le souverain de cette manière ?

La réponse à ces questions est sans doute contenue dans l’histoire personnelle de la narratrice. Mashdi Galin avait environ 70 ans dans les années 1940, quand le collecteur la rencontra. Elle était donc née autour de 1870, sous Nâsseroddin Shâh, lorsque la dynastie qâdjâre était encore enracinée en Iran et que la gloire du Shâh était à son apogée. La politique de Nâsseroddin, consistant à donner toujours plus de facilités et d’accès aux puissances étrangères, a abouti plus tard à l’invasion et l’occupation du pays par les troupes britanniques et russes en 1941. Mashdi Galin a vécu cette période de troubles politiques. N’étant pas membre de la classe privilégiée, elle a développé une profonde méfiance à l’égard des élites dirigeantes, aspirant au confort social et à la réalisation de leur bonheur personnel, deux aspects qui dominent les récits de la narratrice.

L’analyse de la vision du pouvoir de Mashdi Galin est un exemple de la possibilité d’extraire du sens d’un corpus apparemment sans vie. Tandis que le vécu personnel de la narratrice aide à expliquer les choix de son répertoire, les circonstances de la narration ont également influencé ses récits, notamment dans l’emploi de certains mots. Les récits ont été narrés en temps de guerre, et le collecteur britannique était, en quelque sorte, membre de la puissance étrangère qui occupait l’Iran. L’adaptation de cette formulation qui, à deux reprises, nous est donnée à lire, est très révélatrice : « Et de la même façon qu’ils (les personnages de l’histoire) atteignirent leur but, nos amis et les alliés vont probablement atteindre leur but ».

La collection des récits de Mashdi Galin est exceptionnellement large et bien préservée. L’analyse de ce corpus nous aide à comprendre comment la stabilité de l’intrigue ou de la structure et la variation des mots peuvent être porteuses de sens. Il est vrai que les récits collectés aujourd’hui avec les méthodes contemporaines permettent une reconstruction plus détaillée du sens contenu ou ayant été véhiculé au moment de la performance. Cependant, les récits de Mashdi Galin constituent un défi, celui de ne pas écarter l’héritage passé à la faveur de méthodes de recherches plus modernes, actuellement préférées. Ce corpus d’histoires reste un document révélant le génie narratif d’une talentueuse conteuse persane. En outre, jusqu’à ce que les circonstances permettent à nouveau de collecter des récits en Iran, ces contes restent, pour cette aire culturelle, la seule chance qui nous est donnée de comprendre et appréhender les mécanismes en jeu dans la « textualisation » de structures données et dans la constitution du sens qui en découle.


* L’article, qui a été aimablement donné par son auteur à la Revue de Téhéran, a été préalablement publié sous le titre "Variation, Stability and the Constitution of Meaning in the Narratives of a Persian Storyteller", In : Thick Corpus, Organic Variation and Textuality in Oral Tradition, ed. L. Honko (Studia Fennica, Folkloristica 7), Helsinki, 2000, 435-452.

Notes

[1Elwell-Sutton, L. P., Qessehâ-ye Mashdi Galin Khânom (Les contes de Masdi Galin Khânom), Téhéran, Nashr-e Markaz, 5ème édition, 2007 (1386).

[2Les lectures générales sur ce sujet devraient inclure des volumes collectifs comme : Le conte. Pourquoi ? Comment ?, éd. G. Calame-Griaule/V. Gِrِg-Karady, Paris, 1984 (1989) et D’un conte… à l’autre, ed. V. Gِrِg-Karady, Paris, 1990.

Des indications bibliographiques utiles sont indiquées dans Enzyklopنdie des Mنrchens : cf. Holbeck, B., « Interpretation » ; cf. Ben-Amos, D., « Kontext » ; cf. Merkel, J., « Kreativität ».

[3Voir Marzolph, U. : « What is Folklore Good for ? On Eliminating Undesired Cultural Expressions.” In : Journal of Folklore Research 35,1 (1998), pp. 5-16.

[4Ce qui suit résume ce que j’ai exprimé dans “Folk Narrative and Folk Narrative Research in Post-Revolutionary Iran”. In : Middle East and South Asia Folklore Bulletin 12,1 (1994), pp.8-12 and « Zur Lage der Erzählforschung im nachrevolutionنren Iran”. In : Spektrum Iran 8,3 (1995), pp.39-51.

[5Voir aussi Marzolph, U. : “Folklore Studies. I : Persia. In : Encyclopaedia Iranica, 10 (1999) 71-75.

[6Mills, M. : Oral Narrative in Afghanistan. The Individual in Tradition. New York/London : Garland, 1990 ; ead : Rhetorics and politics in Afghan Traditional Storytelling. Philadelphia : University of Pennsylvania Press, 1991.

[7Edition originale : Die Erzählungen der Mashdi Galin Khânom. Compilé d’après L. P. Elwell-Sutton. Publié par U. Marzolph et A. Amirhosseini-Nithammer. Deux volumes. Wiesbaden, Reichert, 1994 ; édition persane : Qessehâ-ye Mashdi Galin Khânom, ed. U. Marzolph, A. Amirhosseini-Nithammer, A. Vakilian, Téhéran, Nashr-e Markaz, 1995 (1374).

[8Elwell-Sutton, L.P. : “A Narrator of Tales from Tehran”. In : Arv 36 (1980), pp. 301-208 ; “Collecting Folktales in Iran”. In : Folklore 93 (1982), pp.98-104, at pp. 102.

[9Pour un brillant commentaire de ce sujet traditionnel, cf. Merguerian, F. K. Najmabadi, A. Zulaykha and Yusuf : Whose « Best Story ? », in International Journal of Middle Eastern Studies 29 (1997), pp. 485-508.


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