N° 43, juin 2009

Entretien avec M. Vakiliân,
Directeur de la revue Farhang-e Mardom (“Culture Populaire”) à Téhéran

La culture populaire en Iran : ses formes, son histoire, ses croyances.


Alice Bombardier, Arefeh Hedjazi


M. Vakiliân a pris la succession des travaux de Seyyed Abolqâssem Enjavi Shirâzi sur la culture populaire et nous transmet ici sa passion de collecteur d’histoires.

Savez-vous ce qu’est un zarbolmasal ? Cela veut dire « proverbe ».

Par exemple, voici un proverbe qui existe en Iran : âstin-e now bokhor polo (littéralement : « manches neuves, mangez du riz »).

Chaque proverbe a une histoire. L’histoire de ce proverbe concerne Bohloul, à l’époque de Hâroun al-Rashid. Un jour, Bohloul va à une réunion. Tout le monde est en train de parler. Il s’assoit en haut pour suivre la discussion. On lui dit : « Va un peu plus bas, va un peu plus bas ». Il s’écarte tant et si bien qu’il en vient à s’asseoir au pas de la porte, près des chaussures. Il avait des vêtements usés.

Illustrations : Ali Bouzari

Il revient une autre fois, vêtu de beaux habits neufs. Il s’assoit près de la porte. On lui dit : « Je vous en prie, plus haut ! Je vous en prie, plus haut ! » A la fin, on lui sert même un plat de riz. Il s’adresse alors à sa manche et lui dit : « Nouvelle manche, c’est à toi de manger le riz ». Les autres lui demandent : « Es-tu devenu fou ? » Il répond : « Non… Le riz que vous avez apporté était pour mes habits, non pour moi. Je suis la même personne que la dernière fois. Or vous m’aviez placé près de la porte, sans rien m’offrir à manger ». Aujourd’hui, on utilise en Iran l’expression âstin-e now bokhor polo lorsque l’on veut imposer du respect non par son apparence mais par soi-même. Sa’adi fait allusion à ce proverbe dans le Golestân, Dehkhodâ le mentionne également dans son encyclopédie. Dans un des livres que j’ai écrit en 1987 (Tamsil va Masal, « Idiomes et proverbes »), j’ai réuni les histoires des proverbes iraniens. Un ensemble d’histoires courtes et délicieuses.

Outre le travail d’édition que vous menez à la revue Farhang-e Mardom, la seule revue d’études folkloriques existant en Iran, vous avez donc recueilli différents aspects de la culture orale iranienne.

Oui, et je crois que ce qui a eu le plus de portée est mon travail sur les devinettes. J’en ai collecté un certain nombre pour les enfants de 13 ou 14 ans. Ils adorent ce livre et moi j’adore les enfants. An tchist ke shab o rouz râh miravad vali khasteh nemishavad ? (« Qu’est-ce qui, nuit et jour, ne cesse de cheminer mais n’est jamais fatigué ? »)

La rivière !

Quand avez-vous fondé la revue Farhang-e Mardom ?

En 2002 (1381).

Pourquoi ?

Malheureusement en Iran, nous n’avons pas d’université qui propose un cursus sur le folklore iranien. Pour cela, il faut aller au Tadjikistan, en Azerbaïdjan, en Turquie ou dans les pays occidentaux.

Avant la Révolution, il existait une revue d’anthropologie sur la culture populaire, créée en 1954 par Seyyed Abolghâssem Enjavi Shirâzi. M. Enjavi Shirâzi était mon professeur et je me suis toujours dit qu’il serait important de recréer une revue sur ce thème.

Depuis sept ans, je publie Farhang-e Mardom quatre fois par an. Cela nous a permis également de créer le Centre d’Anthropologie de la Culture populaire (en persan : Howzeh-ye Mardomshenâsi-ye Farhang-e Amiâneh), qui commence à être reconnu à l’étranger.

Et vous, aviez-vous travaillé à l’université auprès de M. Shirâzi ?

Au départ, j’ai étudié les langues anciennes, non le folklore. Aucun des membres du Centre n’a fait d’études académiques ou universitaires dans le domaine du folklore. Mais nous espérons que cette discipline sera créée dans le futur à l’université car elle est très importante, étant donné la diversité des peuples en Iran.

Je pense que le champ de la culture populaire est plus développé en Iran qu’en France parce que les peuples en Iran sont plus divers. Il y a une diversité des peuples et des climats.

Qu’incluez-vous dans le domaine de la culture populaire ?

D’un point de vue abstrait, la culture populaire est constituée des différentes coutumes, traditions, légendes des peuples.

D’un point de vue concret, les modalités de construction des habitations, l’artisanat, comme le tissage de tapis, l’agriculture traditionnelle, comme l’utilisation des qanâts (canaux souterrains, construits entre 10 000 à

6 000 ans avant J.-C.), sont autant de savoir-faire englobés dans la culture populaire.

Ce domaine comprend toute la vie des hommes, de leur naissance à leur mort. En vérité, depuis même avant la naissance jusqu’après la mort. Les enfants, les femmes enceintes, tous sont concernés à des âges différents. Avant, il n’existait pas de moyens d’écriture. On transmettait ce savoir populaire de mère en fille, de père en fils, du maître à l’élève, d’une génération à l’autre, de façon orale. La culture populaire est une culture orale. Les analphabètes ne savent pas écrire mais ont une culture. Toute relation orale est une culture populaire, d’une petite société (une classe) à une grande société (une caserne ou un pays). Cette transmission se perpétue.

Les différents peuples d’Iran ont-ils une culture commune ?

Les différents peuples d’Iran ont chacun leur langue et leurs propres coutumes mais il existe en effet une culture commune à tous ces peuples. Les Kurdes, les Arabes, ont leurs propres traditions mais par exemple Norouz, les cérémonies du Nouvel-An le 21 mars, sont pratiquées par tous de la même manière.

En 1846, William Thoms a créé pour la première fois le terme folklore au sein de l’Association d’Anthropologie populaire, qui existait en Angleterre. Auparavant, la culture populaire était englobée dans l’anthropologie ou l’ethnologie. William Thoms a écrit en 1846 un article dans une revue française d’anthropologie. Il y affirmait que les coutumes et tout ce qui a trait à la culture populaire doit être étudié à part entière. Il proposait de créer le terme « folklore », de l’anglais folk (qui signifie « peuple ») et lor (qui signifie « savoir »). Après cela, la branche anthropologique du folklore s’est développée de manière indépendante. Elle a même été introduite dans les universités, considérée officiellement de manière scientifique.

Quelle est l’histoire de la culture populaire en Iran ?

Dès que les hommes ont commencé à vivre ensemble, une culture primitive a pris forme. Puis on arrive à l’écriture il y a 4000 ans. Des millénaires avant l’invention de l’écriture, la communication entre les hommes était orale. L’ancienneté de la culture populaire est équivalente à l’ancienneté de l’homme sur la terre.

En Iran, avant l’islam, nous avions une culture populaire très riche. Une partie de cette culture est rapportée dans les livres, dans les Gathas et Yasht (Avesta), c’est-à-dire dans les livres zoroastriens et des autres religions antiques. Nous y découvrons les traces et les racines de la culture populaire des gens. Et certaines fêtes comme celles de Sadeh et Mehregân (début de l’automne), Pandjeh, Norouz, les coutumes des enterrements, les cérémonies de commémoration, les proverbes, les serments, les contes, apparaissent déjà dans les livres pré-islamiques, notamment les lettres de Tansar.

A l’époque achéménide, il existait des courriers royaux (pages) du nom de gowsân, qui, dans les villes, tout en délivrant leurs messages, racontaient des histoires. Dans le Shâhnâmeh, il est écrit que le roi Bahrâm-e Gour, appelé comme cela car il aimait chasser des zèbres, avait ordonné, pour faire plaisir à ses sujets, d’engager 10 000 aèdes, conteurs et musiciens originaires de l’Inde. Et les koli (les tsiganes iraniens) sont les descendants de ces hommes. Ils marchent dans les rues en jouant du târ et content des histoires.

Les gowsâns furent plus tard nommés des kousehs. Aboureyhân Birouni et Sa’âlabi Massoudi mentionnent, dans Al-Tafhim, Asâr al-Bâghieh, Semâr al-Gholoub, et dans Ghânoun-e Mas’oud (le canon de Massoud), ces kousehs et le kousehbarneshine (coutume de s’asseoir et de raconter des histoires). Juste avant Nowrouz, les kousehs annonçaient la nouvelle année en chantant leurs poèmes. Il y en a qui existent encore dans de nombreuses villes iraniennes, ils sont appelés aujourd’hui des norouzkhâns. Certains de ces gowsâns ou kousehs, étaient appelés aussi fahlavikhâns, fahlavi est le mot arabe pour pahlavi. Ils vivaient aux alentours de Hamadân et y chantaient. Bâbâ Tâher Hamedâni était un fahlavikhân. Il y avait aussi des shervekhâns, qui existent toujours. On peut suivre ce courant depuis l’Iran antique jusqu’à aujourd’hui.

Malheureusement, avec l’attaque d’Alexandre et les guerres entre l’Iran et l’Empire romain, puis l’invasion arabe, beaucoup de livres et de bibliothèques furent brûlés. C’est pour cela que nous ne possédons que très peu d’informations sur la culture populaire iranienne avant l’islam.

Après l’islam, la culture préservée de façon orale a été rassemblée par des écrivains dans des livres ; notamment Ferdowsi, qui a écrit le Livre des Rois (Shâhnâmeh) à partir des documents des dehghâns (grands propriétaires terriens de l’époque, la noblesse du terroir). Il s’est également servi de khodâynâmeh (recueil de textes pédagogiques ou récits sur l’histoire des rois, qui existaient avant l’islam). Le Shâhnâmeh est la carte d’identité, la charte de l’histoire iranienne.

Cette situation s’est perpétuée jusqu’à l’époque safavide, où un conflit entre les Ottomans, les héritiers du califat musulman, et la dynastie iranienne safavide, a mené à une guerre idéologique et nationaliste. Les rois safavides ont alors essayé de développer le sentiment national iranien. A partir des Safavides, il y eut donc, en Iran, un travail entrepris au niveau de la culture. Mohammad Hableroudi a été le premier à s’intéresser aux proverbes de la langue iranienne et à les compiler dans deux livres (avant lui, les travaux existant étaient éparpillés), dont Madjma’ al-Amsâl.

A l’époque qâdjâre, plus qu’à toute autre époque en Iran, une culture populaire a pris forme, au point même qu’un religieux du nom de Hadji Djamâl Khânsâri a écrit tout un livre, ’Aqâyed al-Nesâ’, sur les croyances des femmes. Bien avant la création du mot folklore par William Thoms, certains écrivains s’intéressaient donc déjà à la culture populaire.

Si nous étudions les œuvres des poètes et écrivains, nous découvrons énormément de références à la culture populaire. Par exemple, dans les œuvres de Sanâ’i (XIème siècle), il est possible de repérer beaucoup de légendes, proverbes, coutumes ou contes populaires. Dans deux numéros de la revue Farhang-e Mardom que je dirige, Mme Faturitchi a étudié, à partir de ses poèmes, les jeux en vogue à l’époque de Sanâ’i : le ma’rekeh-guiri (spectacle en plein air), le naqqâli (narration populaire), sho’badeh-bâzi (prestidigitateur), duâlakbâzi (les échasses), ghesseh-gou’i (raconter des légendes), she’r-khâni (réciter des poèmes), mâr-guiri (charmeur de serpent), le polo, les échecs, le nard (jeu qui ressemble au backgammon), fâl-guiri (lire l’avenir), khâk-bâzi (jeux d’enfant avec la terre), shamshir-bâzi (escrime), savâr bar asb-e-tchoubi bâzi (cheval en bois à bascule), et pour les filles lo’batak-bâzi (jouer à la poupée).

Attâr a fait également de nombreuses allusions aux croyances et superstitions populaires dans ses poèmes. [1] Par exemple, une croyance populaire consiste à croire que s’essuyer le visage avec un pan de vêtement diminue le pain quotidien que Dieu attribue aux hommes chaque jour. Cela annonce l’appauvrissement. La toile d’araignée dans la maison est également un signe annonciateur de pauvreté. De même, s’asseoir devant l’entrée de la maison et s’appuyer contre le chambranle de la porte peut provoquer la misère.

Dans les œuvres de Mowlavi, il y a aussi des éléments intéressants. Monsieur Marzolph a fait une recherche sur les croyances populaires dans le Masnavi de Mowlavi [2], et Monsieur Djafari, sur l’origine de ces allusions populaires dans l’œuvre de Mowlavi.

Par exemple, l’expression na’l dar âtash nahâdan, (« mettre un fer à cheval dans le feu ») signifie préparer quelque chose pour quelqu’un. J’ai vu qu’en France et en Allemagne, on place un fer à cheval au-dessus des portes pour porter chance. Si on le met à l’envers, cela signifie que l’on ne veut pas recevoir de visiteurs. Parfois j’en ai vu aussi accrochés sur les voitures en Europe. Cette expression apparaît dans les œuvres de Hâfez, Khâghâni et Obeyd Zâkâni : si une femme voulait accroître l’amour de son mari pour elle, elle mettait un fer à cheval dans le feu et disait :

Dar nahân khâneh-ye eshrat sanami khosh daram / Kaz sar-e zolf o rokhash na’l dar âtash dâram

(« Dans mes pensées et dans la niche secrète de mon esprit, j’ai un bien aimé dont la mèche bouclée est comme un fer à cheval plongé dans le feu », qui sont deux vers du poète Hâfez).

Ainsi, les gens qui voulaient que leur bien-aimé se languisse d’amour pour eux écrivaient son nom sur un fer à cheval, le jetaient au feu et récitaient cette phrase destinée à enchaîner le cœur de l’aimé. [3]

Et après la dynastie qadjâre ?

Avant les Qâdjars, la culture populaire était considérée comme inconsistante, liée à la basse extraction des bâzâris (les commerçants travaillant au bazar).

Mais lors de la Révolution Constitutionnelle en 1906, les écrivains se sont mis à utiliser la langue populaire, à déclamer des poésies en langue populaire. Dans les journaux, les hommes du peuple pouvaient, car c’était écrit dans leur langue, se sentir proche de la Révolution. Cela a contribué au fait que les rois qâdjârs ont été obligés d’accepter la Constitution.

Mais la culture populaire n’avait pas encore de statut scientifique. Cent ans après que William Thoms ait donné, en Europe, une dimension scientifique à la culture populaire, ce point de vue scientifique fait son apparition dans la littérature iranienne par l’intermédiaire de l’écrivain Sâdegh Hedâyat, qui était très lié aux écrivains français.

Puis les chercheurs, et non plus seulement les écrivains, ont commencé à étudier la culture populaire. En 1959 (1338), M. Enjavi Shirâzi crée à la radio en Iran une émission intitulée Farhang-e Mardom (qui signifie « culture populaire »). Pour participer à cette émission, près de 5000 personnes ont envoyé des textes sur les coutumes ou histoires de leurs villages ou de leur région. M. Endjavi Shirâzi a ensuite compilé tous ces textes dans 20 volumes. Son travail a beaucoup contribué à la connaissance de la culture populaire iranienne contemporaine.

Ces textes ont-ils été écrits puis publiés dans leur langue orale d’origine ?

Oui. Par exemple, avec l’accent des villages et le vocabulaire local.

Parlez-nous des phrases typiquement iraniennes que l’on trouve au début des contes populaires.

Plusieurs formules existent pour commencer à narrer des histoires. L’équivalent de « il était une fois » correspond à différentes expressions en persan :

Hitchi boud, hitchi naboud (littéralement : il y avait ou il n’y avait rien)

Yeki boud, yeki naboud (il y avait quelqu’un ou il n’y avait personne)

Hitch kas dar doniâ naboud (il n’y avait personne au monde)

Khodâvand boud (la puissance divine était)

Boud, naboud (il était, il n’était pas)

Les Afghans disent aussi :

Yek mardi boud, seh pesar dâsht, yekish kour boud o do tâsh tcheshm nadâsht, do tâsh kour boud o yekish goush nadâsht.

(Il était une fois un homme qui avait trois fils, un était aveugle et les deux autres n’avaient pas d’yeux, deux étaient aveugles et un n’avait pas d’oreille.)

Pour conclure une histoire, on dit par exemple :

Seh tâ sib dâshtam, do tâsh mâl-e to, yekish mâl-e felân. (J’avais trois pommes, deux sont à toi, une à quelqu’un d’autre.)

Ghesseh-ye mâ be sar resid, kalâgheh be lounach naresid. (Notre histoire est arrivée à sa fin, le corbeau n’est pas arrivé à son nid.)

Ou bien :

Ahmadiân neshasteh, ghesseh-ye mâ be sar resid, Ahmadiân neshasteh, ghâleb-e pouneh shekasteh.

Ahmadiân est assis, notre histoire est arrivée à sa fin, Ahmadiân est assis, la boîte du thym est cassée.


Ouvrages publiés en persan par M. Vakiliân (traduction française des titres) :


1. L’histoire des proverbes, 2 volumes.

2. Le Ramadan dans la culture populaire.

3. Devinettes à lire.

4. Les contes de Mashhadi Galine Khânom, avec le Professeur Ulrich Marzolph.

5. Les histoires de Topoz Gholi Mirzâ, avec le Professeur Ulrich Marzolph et Zohreh Zanganeh.

6. Les contes d’hier et d’aujourd’hui, avec le Professeur Sin Talé Hara.

7. L’Imam Ali dans les contes populaires.

8. Le pays des mythes, avec Azitâ Samrend Salimi.

9. Les contes populaires, avec les chercheurs du Centre de l’Héritage culturel.

10. Les contes et les mythes iraniens, lauréat de l’Association italienne du folklore en 2000.

11. Origines des histoires du Masnavi selon les peuples d’Iran et d’ailleurs.

12. Les coutumes et traditions populaires de deuil en Iran.

Notes

[1Cf. les numéros 6 et 7 de la revue Farhang-e Mardom.

[2Cf. le numéro 3 de la revue Farhang-e Mardom.

[3Cette interprétation est tirée du dictionnaire Ghiyâs al-Loghât.


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