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8 Farvardin 1318
29 Mai 1939
Ghiyâssed-dine Abol Fath Omar Ibn Ebrahim Khayyâm naquit en 1040 à Nichabour dans le Khorassan. Il fut grand mathématicien ; sa science astronomique lui valut une renommée et une situation officielle que ses vers ne laissent guère soupçonner. Bien qu’il soit devenu célèbre uniquement par les quelques petits quatrains qu’il nous a laissés, nous devons donc commencer par étudier ce côté peu connu de son esprit.
Il alla à l’école comme les enfants de son âge, termina ses études secondaires et supérieures. Il apprit l’arabe, la philosophie, l’histoire et surtout les mathématiques. Il aurait été le condisciple d’Hassan Sabbah, fondateur de la secte Fathimite et d’un homme qui devait devenir célèbre comme premier ministre sous le nom de Nezamol-Molk, le régulateur de l’empire. Les trois jeunes gens s’étaient promis de s’entraider si l’un d’eux arrivait à détenir la puissance. Nezam devint le premier ministre d’Alb-Arsalan et de son successeur Malek Shah. Il tint promesse : on dit qu’il aurait offert à Khayyâm le gouvernement d’une province et que ce dernier aurait refusé, se contentant d’une pension de mille dinars.
Le grand poète ne poursuivit pas la fortune :
"J’ai préféré vivre dans un coin avec deux pains.
Plutôt que de chercher les biens de ce monde et sa magnificence,
J’ai acheté la pauvreté avec mon corps et mon âme
Et j’y ai trouvé de grandes richesses."
Au milieu de l’agitation d’une époque troublée, la vie d’Omar Khayyâm semble avoir été assez douce, partagée entre l’étude des sciences, la poésie et les plaisirs faciles. Nezam fonda pour lui un observatoire à Marv et le chargea, avec huit autres savants, de la réforme du calendrier devenue indispensable à cette époque. Ce calendrier, le "Djelali", faisait correspondre le premier jour de l’année avec le solstice du printemps. Il prévoyait douze mois de trente jours chacun. Il est intéressant de remarquer que ce calendrier de Khayyâm était plus précis que celui de la réforme grégorienne cinq siècles plus tard. Ce n’est d’ailleurs là qu’une simple remarque d’ordre astronomique : le calendrier grégorien est simple, facile à retenir et très suffisamment exact ; il n’y aura lieu de le réformer que dans trente ou quarante siècles.
Une anecdote prouve la science de Khayyâm comme astronome : un jour d’hiver, le souverain fit demander à Marv à notre poète de fixer un jour favorable à une partie de chasse, ce qui fut fait.
On venait à peine de se mettre en selle que le vent se leva et la pluie se mit à tomber ; chacun conseilla au roi de revenir. Khayyâm affirma que le beau temps reviendrait et qu’il n’y aurait ni pluie ni neige pendant cinq jours, ce qui arriva en effet.
Nous possédons un ouvrage de Khayyâm intitulé Démonstrations d’algèbre traduit en français. Il composa aussi deux ouvrages de sciences naturelles et deux traités de philosophie.
Ce savant singulier était aussi grand poète : il a laissé, sans paraître y attacher grande importance, un certain nombre de quatrains dont quelques-uns resteront éternellement dans la mémoire des hommes.
Il a dit :
"Je ne puis dire mes secrets aux mauvais comme aux bons,
Je ne puis développer ma pensée volontairement brève,
Je suis à un degré (de mysticisme) que je ne puis décrire,
Je possède une vérité que je ne puis dévoiler."
La tradition attribue à Khayyâm cette anecdote : une cruche de vin, renversée par quelque maladroit, s’est brisée, le précieux liquide s’est répandu à terre. Le poète irrité adresse alors à Dieu ce quatrain impie :
"Tu as brisé ma cruche de vin,
Tu m’as fermé la porte du bonheur, mon Dieu,
C’est moi qui bois et c’est toi qui commets les désordres de l’ivresse ;
Que ma bouche s’emplisse de terre. Serais-tu ivre, mon Dieu ?"
Jetant à cet instant les yeux sur un miroir, le blasphémateur s’aperçut que son visage était devenu noir : c’est un avertissement du Ciel. Le poète ne se troubla pas pour si peu : il improvisa aussitôt un quatrain où il montre son dédain pour la doctrine des peines et des récompenses futures :
"Quel est l’homme qui n’a jamais péché en ce monde, dis-moi ?
Celui qui n’aurait pas péché, comment aurait- il vécu, dis-moi ?
Si tu punis le mal par le mal.
Quelle est donc la différence entre nous, dis-moi ?"
Dans beaucoup de ses quatrains, Omar Khayyâm s’adresse directement à Dieu pour lui demander, par exemple, le pardon de ses fautes :
"0 Khayyâm pourquoi cette tristesse pour un péché commis ?
Trouves-tu un soulagement à te tourmenter ainsi ? Celui qui n’a pas péché n’aura pas la joie d’obtenir son pardon.
Le pardon est fait pour le pécheur.
Pourquoi tous ces soucis ?"
Il dit ailleurs :
"Si je n’ai jamais égrené pour toi les perles de la prière,
Je n’ai jamais caché la poussière de péché qui noircit ma face.
J’espère donc encore en ta miséricorde,
Car je n’ai jamais dit que tu étais deux."
(Le dernier vers signifie que le poète n’a jamais mis en doute le dogme de l’unité divine, base de l’islam.)
Khayyâm s’abandonne parfois entièrement à la volonté de Dieu. Il accepte d’avance, résigné, le châtiment auquel il se sent probablement prédestiné :
"Rend légères à mon cœur les misères de ce monde,
Cache aux autres mes péchés.
Donne-moi aujourd’hui un peu de bonheur et,
Demain fais de moi ce qui plaira à ta miséricorde."
Nous trouvons dans ces quatrains l’idée de la prédestination :
« Et voilà ce que tu cachais dans ton cœur,
Je vois bien ce que tu méditais :
Si je pèche, tu m’observes et tu ne me pardonnes pas !"
Il y a lieu de remarquer que ce n’est généralement pas à Dieu que Khayyâm conte ses malheurs et ses péchés, mais à une sorte de destin aveugle, supérieur à la divinité. C’est cette croyance à la prédestination, ce sombre fatalisme qui imprègne toute son œuvre et lui imprime sa tristesse caractéristique :
"Il est bien inutile de tendre vers le bien,
Puisqu’on a fixé hier ce que tu ferais demain.
Et cet hier est déjà bien loin, hors de ta portée.
Les destinées humaines sont inscrites sur la Table éternelle."
La plume y écrit sans cesse, indifférente au bien et au mal. Elle a fixé, immuable, notre destinée. Notre douleur et nos efforts sont vains.
Puisque tu ne peux augmenter ton pain de chaque jour ni le temps de la vie, ne t’inquiète pas du plus ou du moins ; mon destin et le tien, nous le savons tous deux, ne peuvent être façonnés par nos mains comme la cire. Mais si l’homme n’a rien à craindre après la mort, si vraiment Dieu ne se soucie pas de notre obéissance ou de notre révolte il faut nous hâter de cueillir quelques fruits dans ce monde éphémère où nous sommes jetés. La vie n’est rien sans le vin et la modulation des flûtes d’Irak. Jouissons donc des courts instants qui nous sont accordés.
"Je ne sais si celui qui m’a créé m’a destiné au ciel ou à l’enfer horrible.
Mais une coupe, une idole, luth au bord d’une prairie.
Voilà pour moi argent comptant.
Toi, tu n’as que des promesses de paradis."
Nezam raconte qu’Omar Khayyâm lui avait dit un jour : « Mon tombeau sera placé dans un endroit où les fleurs s’effeuilleront deux fois par an ».
Ce désir lui avait paru impossible à réaliser bien qu’il fût persuadé qu’un tel homme ne pouvait dire de vaines paroles. Lorsque, dix ans après la mort du poète, Nezam passa à Nichabour et visita son tombeau, il vit qu’il était abrité par un pommier et un poirier qui, l’un après l’autre, et suivant les saisons, laissaient tomber leurs fleurs.
"Je fondis en larmes, écrit Nezam, car je n’avais nulle part rencontré un homme comparable à Omar Khayyâm."