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Après la conquête musulmane de la Perse et avant l’émergence des premières Etats iraniens de la période islamique, les arts figuratifs et leurs différentes expressions réalistes de l’époque des Arsacides et des Sassanides ont connu une période de récession de plusieurs siècles. Pendant cette longue période de silence, des maîtres potiers et des calligraphes de Neychâbour (Khorâssân) ainsi que les artistes d’autres régions iraniennes ont su résister aux bouleversements pour préparer progressivement le terrain à un nouvel essor de l’art en Iran. Dans l’art calligraphique, les artistes iraniens ont fait introduire certaines modifications dans le style arabe kufique pour en assurer une évolution riche et profonde vers la perfection. En effet, les plus grands chefs-d’œuvre de la calligraphie kufique de cette époque ont été créés par les maîtres calligraphes des grandes villes iraniennes.
L’examen des dessins qui ornent les poteries du IVe et du Ve siècle de l’Hégire découvertes à Neychâbour nous permet d’y retrouver l’influence de la musique traditionnelle du Khorâssân, le Maqâm. De nombreux fours et objets en poterie ont été découverts par des équipes iraniennes et étrangères, lors des fouilles archéologiques effectuées à Neychâbour.
Les villes de Neychâbour, de Torbat-e-Jâm et Torbat-e-Heydarieh sont les principaux foyers de l’art musical dans la région du Khorâssân. En effet, pendant cette période historique, la ville de Neychâbour était la grande métropole économique et culturelle du Khorâssân.
Le mot Maqâm qui, dans un premier temps, signifiait le lieu où se jouait la musique, a été par la suite retenu pour désigner la modalité. "Maqâm" signifie littéralement "station", station d’une échelle mélodique en l’occurrence. Il s’agit donc d’une organisation des échelles mélodiques.
A la différence du système des "gammes" (majeures, mineures, ...) telles qu’on les conçoit et les utilise en Occident, le Maqâm est plus qu’un système d’intervalles : il organise les intervalles entre chaque notes, certes, mais également les cheminements à l’intérieur de cette "échelle" modale, et ce sur plusieurs octaves.
S’il est virtuellement possible d’imaginer une infinité de déclinaisons sur ce principe, quelques dizaines seulement sont régulièrement utilisées et possèdent un nom. Il s’agit là de la deuxième définition du mot Maqâm, qui correspond à la définition d’intervalles et de parcours mélodiques singuliers, obéissant à des règles mathématiques et esthétiques. Nous pouvons alors désigner chaque système d’intervalle et de parcours par un nom qui lui est propre et s’y réfère. De ce point de vue, les Maqâms de la région du Khorâssân sont des exemples très originaux.
Ce système modal complexe se décline ainsi du Maghreb à l’Asie centrale, et constitue un corpus théorique d’une grande richesse, celui de la musique savante ou "classique". Issues d’un tronc musical commun, trois branches représentent aujourd’hui les principales déclinaisons de ce système modal qu’est le maqâm : le maqâm persan, le maqâm arabe et le maqâm ottoman.
Chaque maqâm possède donc une couleur, un sentiment particulier. Les compositions basées sur ces maqâms constituent la base de la musique dite "savante", urbaine, en opposition aux musiques dites "populaire", d’avantage représentées dans les campagnes.
Pour faire une approche comparative entre la musique et les décorations ornant les poteries de la ville de Neychâbour, il faudra d’abord définir les méthodes de pincement pour les instruments à cordes, notamment l’instrument traditionnel du Khorâssân,
le "Dotâr".
Les poteries anciennes de Neychâbour peuvent être regroupées en fonction de leur forme, leurs ornements et leurs couleurs : les poteries simples, les poteries émaillées, les poteries ornées de dessins et les poteries ornées de calligraphie. La plupart des poteries de Neychâbour qui sont ornées de calligraphie portent des épigraphes en écriture kufique. Les lignes droites et les formes géométriques de cette écriture lui donnent une grande valeur ornementale. Les lettres prennent ainsi une forme visuelle toute particulière dans leur composition avec les autres lettres. La figure n° 1 présente les différentes formes que peut prendre la lettre "· " (N) en fonction de sa place et de sa combinaison avec les autres lettres.
Pour mieux étudier les épigraphes ornant les poteries, il faut d’abord les situer sur une ligne droite (figures n° 2 et 3). Nous découvrons ainsi la symétrie et la répétition des signes analogues, ainsi que l’approche adoptée par l’artiste pour montrer la même lettre dans les positions différentes. La variation de ces formes créé l’équilibre de l’œuvre et son esthétique logique et cohérente.
Il est à noter que nous pouvons retrouver ce thème dans la musique en général, et dans les Maqâms en particulier : la variation des pincements des cordes du point de vue de leur vitesse et de leur puissance, ce d’autant plus que les maîtres des Maqâms conseillent souvent aux musiciens d’accorder leur instrument en fonction du maqâm qu’ils choisissent.
Dans les ornements des poteries du groupe n° 1, les lettres sont représentées par des lignes horizontales et verticales, sans avoir recours aux obliques qui pourraient créer un rythme différent de celui des symétries linéaires. Il est curieux de savoir que dans la musique traditionnelle de Neychâbour, le "Ghazal" est un morceau de musique très simple qui s’inspire, pour son rythme, de celui de la poésie chantée (figure n° 4).
Dans les ornements des poteries du groupe n° 2, nous pouvons retrouver les motifs végétaux. Les lettres ne sont pas simples et portent elles aussi des ornements différents. La forme des lettres suit un équilibre comparable à celui des morceaux de musique qui sont joués avec des pincements de cordes et leur frottement entre le pouce et l’index. En d’autres termes, ces ornements visuels sont comparables aux sons décoratifs qui servent à remplir les vides des mélodies principales (figure n° 5).
Dans les ornements des poteries du groupe n° 3, les formes sont identiques, plus ou moins, à ce que l’on trouve dans le premier groupe, mais les lignes qui représentent les lettres sont cette fois-ci plus larges : les lettres et les mots sont moins nombreux, ce qui permet à l’artiste d’insister plus sur leur valeur en se servant des lignes plus larges et plus solides. Cette méthode est comparable aux pincements plus forts donnés sur les cordes plus solidement tirées. Dans les deux cas, il s’agit de l’intensification des effets visuels et auditifs (figure n° 6).
Dans les ornements des poteries du groupe n° 4, les ornements calligraphiques traversent le diamètre de l’ouvrage en créant des combinaisons variées (figure n° 7) : les lignes rappellent ici un morceau de musique constante à rythmes variés et linéaires. Les ornements de ces poteries reproduisent un effet passager qui n’existe pas dans les ornements d’autres groupes de poteries. Ils sont comparables ainsi à l’ouverture de l’œuvre musicale qui introduit l’œuvre sans entrer dans ses détails (figure n° 8).
Les ornements des poteries du groupe n° 5 ressemblent beaucoup à ceux du groupe n° 1, mais l’extrémité des lignes qui représentent les lettres sont pointues, manière d’exprimer les émotions de l’artiste et de l’énergie intérieure des lettres. Dans les morceaux joués par le Dotâr, cet effet est reproduit par une technique de pincement dite "de marteau" (figure n° 9).
Les ornements calligraphiques des poteries du groupe n° 5 sont rangés à plusieurs niveaux sur la poterie. Ils sont décorés également par des dessins parallèles qui évoquent les quatrains joués par le Dotâr, d’abord par le pincement des cordes avec le pouce, avant leur développement par des pincements successifs et rapides des cordes avec le pouce et l’index. Du point de vue visuel, les ornements secondaires n’éclipsent pas les décorations principales, tandis que dans l’œuvre musicale aussi, les pincements isolés donnés aux cordes par le pouce ne modifient pas non plus l’ambiance générale du morceau, mais la complète (figure n° 10).
Dans les ornements des poteries du groupe n° 7, les motifs ont un aspect plus décoratif et ils sont surtout caractérisés par un "mouvement" général. Au centre, des formes circulaires accentuent ce mouvement. Dans la musique, cette forme particulière est comparable à une combinaison de tous les types de pincement sur les cordes (figure n° 11).
Les ornements des poteries du groupe n° 8 ressemblent beaucoup à ceux du groupe n° 4, mais les ornements secondaires de ce groupe sont réduits au minimum. L’artiste y grave souvent son nom. Les ornements produisent un effet fluide et passager. Ils sont donc comparables au morceau destiné à clôturer l’œuvre musicale (figure n° 12).