N° 44, juillet 2009

La fleur dans la mystique persane à travers l’œuvre de Mowlânâ et de Hâfez


Sarah Mirdâmâdi


Miniature persane

La fleur occupe une place centrale dans l’ensemble de la littérature persane, notamment dans la littérature mystique comme l’attestent le titre de certains grands traités tels que le Golshan-e Râz (La Roseraie du Mystère) de Shabestari, ’Abhar al-’Asheqin (Le jasmin des Fidèles d’Amour) de Rouzbehân Baqli Shirâzi ou encore le célèbre Golestân (Jardin des roses) de Saadi. La symbolique de la fleur est également très présente dans l’œuvre de deux grands mystiques iraniens Mowlanâ (1207-1273) et Hâfez (env. 1315-1390) : rose, jasmin et lys parsèment leur Masnavi et leur Divân respectifs, le plus souvent pour suggérer les mille mystères et beautés de la Voie spirituelle.

Miniature appartenant à la collection du Palais de Topkapi

Symbolique de la fleur dans le Masnavi de Mowlânâ

De façon générale, les symboles liés à la nature sont très présents dans l’œuvre de Mowlânâ. La fleur symbolise tout d’abord le monde de l’âme : selon Mowlânâ, l’ensemble des idées et sentiments de l’homme sont autant de fleurs qui poussent lentement dans le "jardin du cœur", et changent au rythme des saisons. Le cœur recèle en lui toutes les graines et tous les bourgeons, c’est-à-dire toutes les perfections en puissance, que l’homme doit s’efforcer de faire éclore au cours de son existence. Le parfum des fleurs de Vérité ne provient pas directement de l’homme mais lui est infusée par la "Raison universelle" :

"Redonne, ô mort noire, les plantes, les herbes médicinales, les feuilles et l’herbe que tu as dévorées !"

Ô mon frère, rassemble tes esprits un instant : sans cesse il y a en toi l’automne et le printemps.

Contemple le jardin du cœur vert, humide et frais, plein de boutons de roses, de cyprès, de jasmins ;

De rameaux cachés par la multitude des feuilles, une vaste plaine et un palais élevé dissimulé par l’abondance des fleurs.

Ces paroles qui proviennent de la Raison universelle, sont le parfum de ces fleurs, de ces cyprès, de ces jacinthes.

As-tu jamais senti le parfum d’une rose là où il n’y avait pas de rose ? Vis-tu jamais l’écume du vin là où il n’y avait pas de vin ?" [1]

La fleur évoque donc aussi les vérités effusées du paradis par Dieu, et est également le symbole de la connaissance remplissant le cœur des croyants et de ceux qui la recherchent, tout en déplaisant à ceux qui se détourne de la Vérité :

"Dieu, en dépit d’eux, a fait croître des jardins et des parterres de douces fleurs dans les cœurs de ses amis.

Chaque rose au sens parfumé parle des secrets de l’Universel.

Leur parfum (à la confusion) des sceptiques parcourt le monde et le voile du doute se déchire." [2]

Lorsque l’âme se sépare du corps, elle est comparée à une roseraie qui donne lieu à l’éclosion de multiples fleurs :

"Après cela, tout ce que tu sèmeras fructifiera, et produira des anémones, des roses sauvages, du thym." [3]

Dans d’autres vers, la symbolique de la fleur est également associée à celle de l’épine, symbolisant la vérité et ses ennemis qui sont parfois difficilement séparables l’un de l’autre. La fleur désire l’arrivée du printemps de la vérité symbolisant l’arrivée de la miséricorde divine, tandis que les ronces ne souhaitent que la venue de l’automne et des ténèbres :

"Puisque son épine n’a pas une seule feuille de rose, le printemps est l’ennemi de sa conscience.

Tandis que pour celui qui est tout entier des roses et des lis, le printemps est comme des yeux brillants.

L’épine non spirituelle désire l’automne, l’automne, afin qu’elle puisse rivaliser avec la roseraie,

Et que l’automne puisse dissimuler la beauté de la rose et la honte de l’épine, afin que l’on ne puisse pas voir la couleur de l’une et de l’autre.

C’est pourquoi l’automne est le printemps et la vie de la ronce, car alors la pierre sans valeur et le pur rubis semblent être un." [4]

La rose et l’épine sont également associées à la difficulté de la voie spirituelle et des tentations, qui côtoient les joies issues du rapprochement avec le divin. Tel le lien indissoluble entre la rose et l’épine : pas de progression spirituelle sans épreuve et inversement, pas d’épreuve n’aboutissant pas à une élévation et à une plus grande proximité avec Dieu :

"Les deux yeux de la raison sont fixés sur la fin des choses ; elle supporte la souffrance causée par l’épine par amour pour cette Rose

Qui ne se fane pas ni ne s’effeuille en automne - protégée contre les souffles hostiles." [5]

L’épine et la rose sont également le symbole de l’unité et de la multiplicité des noms divins, tels des couples évoquant à la fois la miséricorde et la colère divine dont la coexistence demeure l’un des grands mystères de la Création :

"La merveille, c’est que la couleur est venue de ce qui est sans couleur : comment la couleur en est-elle venue à combattre ce qui est sans couleur ?

Etant donné que l’huile a été formée à partir de l’eau, pourquoi l’huile et l’eau sont-elles devenues opposées ?

Puisque la rose naît de l’épine, et l’épine de la rose, pourquoi sont-elles toutes deux en conflit et querelle ?

Ou bien n’est-ce pas véritablement une guerre ? Est-ce un dessein divin et un artifice, comme les disputes de ceux qui vendent des ânes ?" [6]

La fleur symbolise également les miracles et l’ensemble des actes des prophètes, qui sont telle une fleur cueillie annonçant la douceur du paradis et de la roseraie éternelle. Il fait aussi référence à la dimension infinie de la miséricorde divine, parfois assimilée à un jardin sans limite, dont le monde terrestre ne reflète qu’une infime parcelle :

"Du jardin, on n’apporte en ville qu’une branche : comment pourrait-on y apporter le jardin et le verger ?

Spécialement, un Jardin dont ce ciel n’est qu’une seule feuille ; en réalité, il est le noyau, et ce monde la coquille.

Si tu ne te hâtes pas vers ce Jardin, recherche plus de parfum, et débarrasse-toi de ton rhume" [7]

De façon générale, la fleur évoque donc la spiritualité et l’autre monde. En outre, la présence de la fleur est intimement liée à celle de l’eau et de la pluie, qui elle-même symbolise la miséricorde et l’effusion divine donnant lieu à l’éclosion de mille significations et beautés dans le monde et le cœur du croyant :

"Mais coule, afin que la rive du fleuve puisse être rendue florissante par l’eau courante, et que les jasmins puissent lever leur tête de chaque côté de la rivière.

Quand on voit que la verdure est fraîche au bord de la rivière, alors on sait, même de loin, que l’eau se trouve là.

Le Créateur a dit : "Leur marque est sur leurs visages", parce que le verger verdoyant raconte une histoire de pluie." [8]

Enfin, la fleur de lys (gol-e sousan) a une importance toute particulière dans l’œuvre de Mowlânâ. Elle fait référence au secret le plus profond des mystiques qui inonde tout leur être mais dont ils taisent l’existence. Cette comparaison, que l’on retrouve dans plusieurs œuvres mystiques notamment celles de Hâfez, fait référence aux feuilles de la fleur de lys qui, malgré leur abondance, bougent sans émettre le moindre bruit :

"Les secrets de la Majesté divine sont absorbés par l’oreille de celui qui, comme le lis, a cent langues et est muet.

La grâce de Dieu octroie une "gorge" à la terre, afin qu’elle puisse boire l’eau et faire croître des centaines d’herbes." [9]

Miniature appartenant à la collection du Palais de Topkapi

La fleur dans l’œuvre de Hâfez : de la rose aux yeux de narcisse

La symbolique des fleurs comme la rose, le narcisse, la tulipe ou le lys est également omniprésente dans l’œuvre de Hâfez. La rose est sans doute la fleur qui demeure la plus évoquée, et est souvent inséparable du motif du rossignol. Ce couple symbolise dans un premier lieu l’aimé et l’amant qui, hypnotisé par sa beauté, vole sans fin autour de la rose. Selon une interprétation mystique, la rose et le rossignol symbolisent le maître spirituel et son élève ; le rossignol puisant toute sa joie et son savoir dans la beauté de la rose qui n’a jamais fini de s’ouvrir et de dévoiler ses milles secrets :

"O rossignol de l’aube, que ton cœur jouisse de l’union à la rose,

Car dans les allées tout est clameur amoureuse de toi" [10]

"La splendeur de la jeunesse est de retour au jardin.

La bonne nouvelle qu’arrive la rose parvient au rossignol". [11]

La rose-maître est ainsi celle qui renferme les secrets divins :

"Ce qui est arrivé au trésor de Coré que le Temps a jeté au vent,

Dis-le à l’oreille de la rose pour qu’elle ne tienne pas caché son or !" [12]

Les relations entre la rose-aimé et le rossignol-amant alternent de l’union à la douleur de la séparation, qui n’est elle-même que l’une des épreuves de l’amour et du sentier mystique :

"Dans le sourire de la rose il n’y a ni signe de pacte ni de fidélité.

Gémis, rossignol amant, il y a lieu de crier au secours !" [13]

La symbolique de la rose et de l’épine est également utilisée pour évoquer ces douleurs :

"A l’aube le rossignol raconta au zéphyr

Tout ce que lui fit endurer son amour pour la face de la rose.

[…]

Elle ensanglanta mon cœur, par le teint de son visage,

Elle m’a pris aux épines, à ce buisson de roses" [14]

Hâfez évoque la roseraie comme le lieu de résidence des amis de Dieu et de ceux qui lui sont proches, qui peut également être assimilé au paradis :

"O vent ! Si tu passes par la roseraie des amis,

Veille à présenter notre message auprès du Bien-Aimé" [15]

A l’instar de Mowlânâ, la fleur symbolique également les belles pensées de l’âme :

"A chaque moment où Hâfez respire, de la poussière de la Rue

Vient en notre odorat l’effluve de la Roseraie de l’âme" [16]

La fleur est constamment présente pour décrire le visage de l’aimée :

"Le reflet du vin sur le teint de Ton visage pareil à la lune semble

Etrange comme pétales de fleur de gainier sur champ d’églantines blanches" [17]

Le narcisse et ses petits pétales en amandes symbolisent les yeux du Bien-Aimé tandis que la tulipe symbolise tantôt la délicate couleur de son visage, tantôt le cœur en sang de l’amant dévasté de chagrin ou d’amour :

"Au temps de Tes yeux de narcisse personne ne ferma l’œil pour se reposer" [18]

"Toutes les manières de se montrer ivre, le narcisse

Les a empruntées à Tes beaux yeux" [19]

"Pourquoi n’aurais-je pas le cœur en sang comme tulipe,

Puisque Son narcisse fâché contre nous a baissé la tête ?" [20]

"Quand je me lèverai de la poussière de la tombe, comme la tulipe

La marque au fer rouge de la passion pour Toi sera le secret du point noir au fond de mon cœur" [21]

Enfin, nous retrouvons également la symbolique du lys comme symbole des mystères divins :

"Où est le gnostique capable de comprendre la langue du lys ?

Qu’il lui demande pourquoi il partit, pourquoi il est revenu." [22]

"De l’oiseau de l’aurore j’ignore ce que le lys blanc

Entendit, car en dépit de ses dix langues, il se tut" [23]

Miniature extraite de l’ouvrage The jewelers Eye de Glen D. Lowry et Susan Nemazee, 1988

La fleur peut donc être considérée comme un véritable symbole mystique recelant mille significations cachées. Elle est bien entendu présente dans l’ensemble des littératures romantiques et a une place privilégiée dans le symbolisme de nombreuses autres traditions mystiques, telle que celle de la Rose-Croix. Le grand mystique malien Tierno Bokar (1875-1939) l’a également évoquée en des termes magnifiques : "La symbolique des fleurs n’est pas de notre race, mais ne blasphémons pas à propos d’elle. Si, au moment où les plantes fleurissent, il t’arrive de faire une promenade en brousse, examine les abeilles. Tu sauras que chaque fleur est un sentier mystique. Avant de fabriquer du miel dont Dieu lui-même a dit qu’il était un remède, l’abeille se pose sur chaque fleur qui a sa tête au soleil pour lui demander sa contribution. Et comme Dieu l’a dit à la fin du 76e verset de la sourate XVI : « Il y a en cela un signe pour ceux qui réfléchissent." [24]

Biographie
- Djâlâl-od-Dîn Rûmî, Masnavi : La Quête de l’Absolu, traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990.
- Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaire par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier Poche, 2006
- Tâdjdini, Ali, Farhang-e Nemâd va Neshânehâ dar Andishe-ye Mowlânâ, Soroush, 2005.

Notes

[1Djâlâl-od-Dîn Rûmî, Masnavi : La Quête de l’Absolu, traduit par Eva de Vitray-Meyerovitch, Editions du Rocher, 1990, 1 : 1896-1900.

[2Ibid., 1 : 2021-2023.

[3Ibid., 2 : 1260.

[4Ibid., 1 : 2919-2923.

[5Ibid., 4 : 1261.

[6Ibid., 1 : 2470-2472.

[7Ibid., 2 : 3230-3232.

[8Ibid., 6 : 2722-1725.

[9Ibid., 3 : 21.

[10Hâfez de Chiraz, Le Divân, Introduction, traduction du persan et commentaire par Charles-Henri de Fouchécour, Verdier Poche, 2006, Ghazal 35, v. 3.

[11Ibid., Ghazal 9, v. 1.

[12Ibid., Ghazal 122, v. 7.

[13Ibid., Ghazal 37, v. 10.

[14Ibid., Ghazal 126, v. 1 et 4.

[15Ibid., Ghazal 11, v. 7.

[16Ibid., Ghazal 110, v. 8.

[17Ibid., Ghazal 15, v. 5.

[18Ibid., Ghazal 12, v. 6.

[19Ibid., Ghazal 115, v. 6.

[20Ibid., Ghazal 132, v. 3.

[21Ibid., Ghazal 153, v. 2.

[22Ibid., Ghazal 170, v. 4.

[23Ibid., Ghazal 171, v. 5.

[24Hampâté Bâ, Amadou, Vie et enseignement de Tierno Bokar, Le sage du Bandiagara, Seuil, Points Sagesses, 2004.


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