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A la mort de l’Imâm Hassan, empoisonné par les Omeyyades à Damas, son frère Hossein, devenu Imâm à son tour, petit-fils préféré de Mohammad, quitte La Mecque pour prendre la tête de la rébellion contre Yazid Ibn Muâ’wiya, le calife de Bagdad, fils du premier calife Mu’âwiya. En chemin, il se fait encercler dans le désert de Karbalâ (devenue la ville actuelle de Karbalâ en Irak), ainsi que ses 72 compagnons et sa famille - qui, selon la tradition, était composée d’une centaine d’hommes, de femmes et d’enfants - par l’armée du calife forte de 4000 hommes. Les soldats isolent le seul puits d’eau potable se trouvant à proximité et tuent les compagnons de l’Imâm Hossein un à un, puis l’Imâm lui-même. Ces événements tragiques eurent lieu du 1er au 10 Muharram 61 de l’Hégire, soit les dix premiers jours du calendrier lunaire arabe, ce qui correspond à l’automne de l’année 680.
C’est ce martyre, que tous les musulmans chiites connaissent dans ses moindres détails, que commémore ’Ashourâ, événement phare de cette religion. Au cours des deux jours féries et chômés de Tâsou’â et ’Ashourâ - respectivement le neuvième et le dixième jour du martyre - de nombreuses processions parcourent villes et villages d’Iran, accompagnées des représentations théâtrales du ta’zieh mettant en scène ces événements dramatiques. [1]
A Téhéran, ces journées de deuil revêtent un caractère particulièrement spectaculaire. Dans les semaines qui précèdent ’Ashourâ, chaque quartier organise les processions. De grandes bâches, tendues dans les rues proches des mosquées ou des imâmzâdehs, abritent des ateliers improvisés par quelques habitants du voisinage qui, motivés par leur seule foi, confectionnent, jour après jour, les gigantesques ’alams, magnifiques portiques métalliques, longs de plusieurs mètres et pouvant peser jusqu’à 200 kilogrammes, sur lesquels sont fixés divers objets d’acier évoquant les événements de Karbalâ : sabres, couteaux, animaux du désert, pigeons, paons, tulipes, etc. le tout rehaussé de plumes colorées, symboles des valeureux personnages de cette épopée. Au cours des processions, ces lourds dispositifs seront portés par les hommes les plus robustes, qui devront se relayer fréquemment tant le poids et l’encombrement sont importants. Les hosseiniehs, édifices destinés aux manifestations de religion et de prières, sont aménagés pour recevoir les fidèles. Celui de Tajrish, quartier nord de Téhéran, qui abrite, le reste de l’année, les étals de fruits du bazar, est particulièrement imposant avec ses belles étoffes tendues du sol au plafond.
Malgré la gravité des événements commémorés, ’Ashourâ tel qu’il se déroule en Iran affiche un caractère convivial et familial, contrairement à ceux, ensanglantés, d’Irak, de Bombay ou d’Afghanistan, que les télévisions occidentales se plaisent à diffuser. En Iran, les autorités n’autorisent que le sang versé par les moutons sacrifiés pour les repas, traditionnellement offerts aux habitants du voisinage. Au passage des processions, thé et rafraichissements sont mis généreusement à disposition de tous par les riverains. C’est l’occasion de rencontrer ou de faire connaissance des habitants du quartier. Les jeunes filles, tout en restant sur leur réserve habituelle, revêtent leur tchador le plus précieux, laissant parfois dépasser de leurs poignets d’élégantes dentelles noires recouvrant partiellement leurs mains. Les étrangers de passage sont enchantés par le spectacle de cette chaleur humaine offert par la rue iranienne.
Les processions sont le point fort de Tâsou’â et ’Ashourâ. Le jour de Tâsou’â, partant des mosquées ou des hosseiniehs, elles prennent possession de la rue, au rythme soutenu des tambours et des percussions. Les couleurs étincelantes des ’alâms sont un magnifique contrepoint au noir des chemises et des tchadors. C’est l’occasion pour les plus religieux d’exprimer leur compassion pour la souffrance de l’Imâm Hossein ; de nombreux pénitents se flagellent avec des chaînes, des shallâgh, ou se frappent la poitrine du plat de la main, les plus forts portant le ’alâm. Les jeunes garçons ont aussi la permission de participer aux processions.
Le lendemain, jour de ’Ashourâ, est le plus émouvant. Chaque procession converge vers un point de rassemblement, proche d’un lieu de culte. Les femmes, qui ne participent pas aux processions, se groupent alors à la périphérie du lieu de rassemblement, le centre étant occupé par les hommes. Des incantations pathétiques à l’Imâm Hossein, scandées par les tambours, s’élèvent alors de cette foule toujours très compacte qui se tourne en direction de La Mecque. C’est le moment d’intense émotion où l’on pleure le martyr. Puis au milieu du silence impressionnant qui s’installe, les sanglots bouleversants des participants se font entendre.
Jusqu’en 2005, deux jours après ’Ashourâ, un immense cortège réunissait en centre ville, quatre heures durant, les processions de tous les quartiers de Téhéran. Les jeunes gens faisaient virevolter dans l’air leurs immenses étendards, en fin de cortège des figurants interprétant le rôle de l’Imâm Hossein et de ses compagnons d’infortune, le visage caché par l’étoffe de couleur verte traditionnelle, chevauchaient les chameaux du désert, le tout, au grand émerveillement des nombreux spectateurs qui envahissaient les abords du parcours. La suppression de ce long cortège après cette date s’explique probablement par le désordre qu’apportait à la vie économique du centre ville cette longue fermeture imposée à la circulation ; et peut-être aussi par le caractère parfois un peu trop convivial de cette longue procession, durant laquelle les jeunes gens rivalisaient de force et d’audace dans la manipulation de leurs lourds étendards, rejetant au second plan la dimension sacrée de ces commémorations. Les calicots représentant Mohammad et les Imâms chiites, qui ornaient abondamment les rues de Téhéran le long du parcours des processions, ont également été proscrits par les autorités à partir de cette date.
Au quarantième jour après ’Ashourâ (arba’in) marquant la fin du deuil chiite, on offre aux passants du halvâ (pâte sucrée à base de graine de sésame) ou de la soupe, et parfois des repas complets, pour racheter ses fautes de l’année écoulée. Puis la vie trépidante de Téhéran reprend son cours normal.
Dans une certaine mesure, les rituels du deuil de ’Ashourâ sont au chiisme ce que la Passion du Christ et la vie des saints sont à la chrétienté, représentées au Moyen-âge sous la forme des mystères joués durant plusieurs jours sur les places publiques, et commémorées encore de nos jours par les grandes processions de la Semaine Sainte, comme celles, impressionnantes, d’Espagne ou des Philippines, pour ne citer que les plus spectaculaires.
Le ta’zieh interprété lors de ’Ashourâ est une expression théâtrale très populaire, profondément ancrée dans la culture et la spiritualité chiites [2]. Ses représentations sacrées sont données dans des tekieh ou des hosseiniehs, ou bien dans les cours des mosquées ou encore, plus simplement, sur la voie publique, sur laquelle des acteurs amateurs tendent des étoffes à même le sol. Les spectateurs en suivent les épisodes avec ferveur, ne se lassant pas de ces récits traditionnels qu’ils connaissent si bien. Transportés par la force évocatrice de ces scènes pathétiques, il n’est pas rare qu’acteurs et spectateurs, unis dans la douleur, pleurent à la fin de la représentation. Traditionnellement, les acteurs figurant les martyrs sont vêtus de vert, les assaillants de rouge. L’action, qui se déroule au son de la flûte et des percussions, est rythmée par des poèmes et des chants dramatiques. Les nombreux épisodes de la tradition y sont contés, en une cinquantaine de scènes indépendantes.
Les personnages les plus emblématiques du ta’zieh sont Horr, soldat ennemi ayant rejoint l’armée de l’Imâm Hossein, brutalement torturé puis mis à mort, Abolfazl al-’Abbâs, le frère de l’Imâm Hossein, qui eut les mains tranchées alors qu’il allait chercher de l’eau au puits pour sauver la famille. C’est cet épisode tragique qui est évoqué par l’empreinte boueuse d’une main sur le dos de certains pénitents au cours des processions ; ’Ali Asghar, nouveau-né fils d’Hossein, tué d’une flèche le jour de ’Ashourâ ; l’Imâm Hossein, lui-même, décapité par Shemr, haï des chiites. La tradition veut que Mohammad ait prédit à son petit-fils qu’il serait tué par un homme à la tête de porc et à la peau lépreuse. Ce sont donc les attributs traditionnels de Shemr dans le ta’zieh. On dit qu’il arrivait, autrefois, que l’acteur qui représentait ce personnage fut mis à mort par les spectateurs, emportés par la passion ; Zeynab, sœur de l’Imâm Hossein, qui, survivant à la mort de son frère, est menée, en compagnie de Sakineh, la fille de l’Imâm Hossein, auprès du calife omeyyade. Considérée comme une personnalité éminente du chiisme, elle est fréquemment représentée dans l’iconographie religieuse.
En dehors de Téhéran, d’autres très belles cérémonies de ’Ashourâ ont acquis une grande réputation en Iran. De nombreuses villes rivalisent de faste lors de ces rituels ; telle Ispahan, qui prête le cadre unique de sa grande place aux cérémonies, ou encore le village typique d’Abyâneh si prisé des touristes, où des processions hautes en couleur réunissent tous les habitants. A Kermânshâh, en pays kurde, le tekieh Mo’âven-ol-Molk, aux parois recouvertes de belles céramiques, les fameux kâshi d’époque qâdjâre, contant les épisodes de ’Ashourâ, accueille les représentations du ta’zieh. La ville de Yazd, dans le désert, possède en son centre le spectaculaire tekieh de la place Chaqmâq, composé de trois niveaux d’arcades d’où le public peut observer les processions ; l’immense support de bois en forme de feuille, posé sur la place, reçoit, lors des rituels de ’Ashourâ, le cercueil de l’Imâm Hossein, porté en procession par un grand nombre d’hommes. Et de nombreuses autres qui mériteraient aussi d’être mentionnées.
[1] Les prochaines commémorations de Tâsou’â et ’Ashourâ auront lieu les 5 et 6 décembre 2011.
[2] Pour plus de précisions sur le ta’zieh, voir l’article de Mortezâ Johari traduit par Maryam Devolder, intitulé « Les cérémonies du mois de Moharram et du jour de l’Ashourâ, évolutions historiques et diversité géographique » paru dans le N°15 de La Revue de Téhéran daté de février 2007.