N° 107, octobre 2014

La situation religieuse en Iran sous
le règne de Nâder Shâh Afshâr


Katâyoun Niloufari


Après sa prise de pouvoir, Nâder Shâh Afsharide s’empresse d’appliquer une politique religieuse qu’il pense propice à régler les querelles et les problèmes en la matière. Pour certains, ce roi était un sunnite fanatique, pour d’autres au contraire, un chiite pieux. Dans tous les cas, un pratiquant zélé. Dès avant sa prise de pouvoir, Nâder montre effectivement un respect et une attention profonds au chiisme, déclarant explicitement son amour pour les Imâms chiites. Cependant, ce qui est certain est que son zèle provient en partie de sa politique religieuse d’entente. Par exemple, à chacun de ses séjours à Mashhad il va, avant toute chose, visiter pieusement le mausolée de l’Imam Rezâ. Un an avant son couronnement, lors d’une escale à Ardebil, il visite avec empressement le tombeau du roi safavide Shâh Esmâïl, chiite zélé et fondateur de la dynastie safavide. Bien entendu, Nâder devenu roi en destituant le dernier Safavide veut avant tout faire oublier leur règne, mais son flair politique lui conseille de garder au moins les apparences en faisant preuve d’amitié avec les chiites. D’autant plus que l’état de la religion en Iran post-safavide est complexe. Le clergé chiite a une forte influence sociale, qui fait des religieux chiites le deuxième pouvoir du pays après le roi. Ce clergé est dirigé par les descendants des suzerains d’Ardebil et alliés de premier rang et des premières heures des Safavides, les « Morshed zâdegân Ardebili », qui se considèrent comme les seuls héritiers de la grandeur et de la pureté des premiers temps de l’islam (sadr al-islâm), et par conséquent les possesseurs fonciers de la vie du peuple. Précisons aussi que ce clergé a effectivement joué un rôle important durant les moments difficiles de l’histoire iranienne, notamment en préservant l’unité sociale et la survie nationale. Ce clergé avait ainsi pu peu à peu se renforcer et devenir une institution politiquement importante et exercer une réelle influence, plus ou moins forte selon le roi régnant, à l’époque safavide.

Shâh Abbâs Ier avait été capable en son temps de préserver ses distances avec ces clercs et régner sans leur interférence, bien qu’il ait gardé auprès de lui les plus influents d’entre eux. A l’époque, ce système clérical était fort utile car il permettait à la population de se sentir protégée face aux éventuelles exactions gouvernementales. Mais à l’époque de Nâder, le chaos de la fin de l’ère safavide et l’insurrection des sunnites finalement débarrassés de la politique prochiite safavide ne permet plus à cette entente entre les rois et l’institution cléricale chiite de continuer à fonctionner et de garder son rôle unitaire. Il est désormais temps de refonder une solidarité entre sunnites et chiites.

L’avènement de Nâder Shâh, qui se présente comme le représentant et le protecteur de la nation, et dont le pouvoir est très militarisé, marque le début d’une nouvelle cohésion religieuse nationale. Nâder est trop avisé pour ne pas comprendre que la mésentente religieuse pourrait avoir des conséquences désastreuses, comme l’attestent des rébellions sunnites et chiites épisodiques. De plus, l’argument religieux l’aide à renforcer sa position face aux Safavides, fervents partisans du chiisme sous le règne desquels les sunnites ont vécu des temps difficiles.

Par conséquent, le déclin du système clérical chiite en place à l’ère safavide durant le règne de Nâder est le résultat non seulement des changements sociaux, mais aussi du choix politique de Nâder Shâh, qui veut marginaliser ce clergé qui ne lui est pas entièrement dévoué, tout en respectant les apparences. D’autre part, sa politique générale partant de l’idée d’une union nationale réelle, il souhaite véritablement souder à nouveau tous les Iraniens, chiites et sunnites. Ses efforts pour faire reconnaître aux Ottomans les chiites, parallèlement à la marginalisation d’un clergé étatique chiite puissant en Iran, prouvent cette volonté de réconciliation. Il faut également préciser qu’il ne s’agit pas pour Nâder Shâh, ni pour aucun roi de cette période de « laïciser » la société. En réalité, chacun suit scrupuleusement la doctrine religieuse à laquelle il est rattaché et cela vaut aussi pour l’Etat.

Nâder Shâh Afshâr

Le rôle des tribus sunnites à l’époque de Nader Shah

La présence des tribus et des nomades sunnites sur l’échiquier politique iranien date de l’époque seldjoukide. Les compétences militaires indéniables de ces tribus en font des piliers des armées royales quelle que soit la dynastie régnante, ce qui fait d’elles des instruments militaires et politiques importants. Mais en temps de paix, ces mêmes tribus deviennent sources d’anarchie et de troubles pour la dynastie en place. Pour Nâder Shâh, dont l’essentiel du règne se passe en campagnes militaires, ces tribus, notamment du nord-est de l’Iran dont il est lui-même originaire, sont des alliées incontournables et précieuses. D’autre part, Nâder Shâh, qui rejette le système safavide, voit d’un mauvais œil les chiites, alliés traditionnels des Safavides. Les tribus guerrières sunnites obtiennent donc à cette époque un pouvoir et un poids politiques considérables.

Dès son accès au trône dans la plaine de Moghân, Nâder Shâh souligne son désir de réunification religieuse, en rejetant entre autres le pro-chiisme politiquement central des Safavides et en tentant de redonner aux sunnites une importance de premier plan. Il envisage de distinguer ainsi sa royauté de la dynastie précédente et insiste sur la nécessité d’une unité des différentes écoles de pensées de l’islam. Cette insistance est également due au fait qu’autant les Safavides se voulaient les protecteurs et porte-paroles des chiites, autant les Ottomans se targuent d’être les protecteurs et représentants des « vrais » musulmans, c’est-à-dire les sunnites, et que l’animosité entre les deux empires se nourrit aussi de cette querelle religieuse. Pour diminuer les frictions, Nâder Shâh propose aux effendis et oulémas ottomans de considérer le chiisme duodécimain comme la cinquième école musulmane après les quatre écoles sunnites et de permettre à cette école d’être officiellement représentée à La Mecque. L’initiative d’unification de Nâder Shâh est une première dans toute l’histoire islamique iranienne. Avant lui, toutes les dynasties régnantes ont pris parti pour l’une des branches, chiite ou sunnite.

Durant la première décennie de l’apparition de Nâder en tant que grand chef militaire, la plupart des troupes nomades sont chiites, mais les victoires incessantes de Nâder poussent rapidement les tribus sunnites à se rallier à lui. Les premières traces de la présence de ces tribus datent des années 1730, soit dès avant son règne. L’année 1730 marque également la prise de Herat et la première grande défaite des Afghans qui ont mis à genoux les Safavides. Après la défaite, plusieurs tribus afghanes sunnites, notamment les Ebdali, se rallient à Nâder.

La seconde décennie du règne de Nâder Shâh est marquée par une certaine négligence vis-à-vis de sa politique religieuse de réconciliation. Autrement dit, c’est une période d’assez grande liberté religieuse. Lui-même pense d’ailleurs à une forme d’islam englobant, comprenant l’ensemble de ses écoles en son sein.

De façon générale, la dynastie afshâride ne prend pas position pour l’un ou l’autre cas et n’est pas non plus essentiellement un Etat religieux, la dimension militaire du système gouvernemental primant sur toute autre considération. Ainsi, la caste la plus importante de l’époque est celle des militaires, qui disposent de grands privilèges. Les tribus guerrières les plus en vue sont celles originaires du Khorâssân, terre d’origine de Nâder lui-même. Ces tribus forment son armée d’élite et sa garde personnelle. Pour cette raison, cette période a également été surnommée « ère khorâssanide ».

Talisman afshâride datant de 1748, recouvert notamment de versets coraniques, Iran

La stratégie de Nader vis-à-vis des chiites

Nâder Shâh réduit les privilèges du clergé chiite dès son accession au trône, ne gardant que quelques clercs dévoués auprès de lui, parmi lesquels on peut citer Mirzâ Abolghâssem Kâshâni et Mollâ Ali Akbar. Cependant, il utilise tout de même le clergé chiite comme levier social. Selon James Freezer, la mésentente entre le roi et le clergé ne fit que s’accentuer au fil du temps : « Après son avènement au trône, il accueillit pendant trois jours tous les chefs des clans d’une façon somptueuse ; se montrant rude uniquement avec les religieux chiites. Il se plaignit notamment des revenus des waqfs, gérés par le clergé et exigea leur confiscation au profit de l’armée. » [1] Cette tactique d’isolement des clercs chiites fut suivie avec persévérance durant tout son règne, avec entre autres des confiscations de biens en waqfs.

Durant son couronnement, les délégués du peuple ainsi que d’éminents clercs étant présents, Nâder ordonne sur place l’exécution d’un clerc, Mirzâ Abolhassan Mollâbâshi pour les intimider afin qu’ils ne lui demandent aucun privilège. Quelques jours plus tard, il demande dans une lettre à un des grands ayatollahs de l’époque de prier pour lui et son armée, lettre qui est marquée par un ton menaçant. Dès lors, la violence meurtrière de Nâder singularise sa relation avec un clergé chiite à qui il n’accorde aucune faveur. Parmi les persécutions et interdictions qui frappent les chiites figure notamment l’interdiction de tenir les commémorations des dix premiers jours de Moharram en souvenir du martyre de l’Imâm Hossein, ainsi que la très importante fête chiite de Ghadir, qui rappelle chaque année l’évènement où le Prophète Mohammad choisit l’Imam Ali comme guide de la communauté musulmane. Il faut cependant admettre que si Nâder se montre si dur envers les chiites, c’est surtout en raison du contexte politique, puisqu’il est celui qui a définitivement mis fin au règne de la dynastie safavide chiite. En réalité, il souhaite avant tout pouvoir disposer de réserves immenses d’hommes pour ses campagnes militaires sans avoir à se soucier de leurs origines ou de leur religion, ceci afin notamment de pouvoir écarter définitivement la menace des Ottomans sunnites.

Conclusion

Nâder, issu d’une tribu nomade et sans noblesse, fut l’un des rois les plus ambitieux et téméraires de l’histoire iranienne. Dans sa politique d’unification, il tenta notamment de résoudre les problèmes interreligieux des Iraniens, estimant que si Dieu est unique, les différences entre les cultes ne doivent pas mener à des guerres. Cependant, il souhaitait surtout cette réconciliation religieuse à des fins militaires, sans se soucier réellement des conditions sociales de l’Iran de son époque. Raison qui finalement empêcha

sa politique de réconciliation d’aboutir.

Bibliographie :
- Sha’bâni, Rezâ, Târikh-e ejtemâi-ye Irân dar asr-e afshârieh (L’histoire sociale de l’Iran durant l’ère afshâride), éd. Goms, 1995.
- Willem Floor, The rise and fall of Nader Shah (L’avènement et la chute de Nâder Shâh), traduit en persan par Abolghâssem Seri, éd. Touss, 1990.
- Edrissi Mehri, « Naghsh-e ilât-e ahl-e sonnat-e shomâl-e sharghi-e Irân dar tasmimât-e mazhabi siâsi Nâder Shâh » (Le rôle des tribus sunnites dans les décisions religieuses et politiques de Nâder Shâh), in revue Pajouheshnâmeh Oloum-e Esnsâni, n° 52, hiver 2007, pp. 303-316.

Notes

[1Fraser James, The History of Nadir Shah : Formerly Called Thamas Kuli Khan, the Present Emperor of Persia, cité dans Sha’bâni, Rezâ, Târikh-e ejtemâi-ye Irân dar asr-e afshârieh (L’histoire sociale de l’Iran durant l’ère afshâride), éd. Goms, 1995.


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