N° 165, août 2019

La voix (e) toujours actuelle de
l’Imam Moussa Sadr


Recteur de Saint-Joseph, Beyrouth

Pr Salim Daccache s.j.


Nous publions ici l’introduction écrite par le Pr Salim Daccache, recteur de l’Université Saint-Joseph depuis 2012, de l’ouvrage Les religions au service de l’homme (Dar Albouraq), rassemblant des textes choisis de l’Imam Moussa Sadr écrits avant sa disparition en Libye en 1978. Outre leur intérêt intrinsèque pour acquérir une meilleure connaissance de sa pensée et des questions liées à la nature de l’islam et des monothéismes, ces textes se révèlent être d’une grande actualité pour poursuivre une réflexion sur les grands enjeux actuels liés à la religion.

1. Publier aujourd’hui ces textes en langue française de l’imam « disparu » sous le titre Les Religions au service de l’Homme par l’Imam Moussa Sadr Center for Research and Studies vient remplir un vide institutionnel et intellectuel, la pensée de l’Imam se trouvant réinterprétée (et parfois dénaturée) par des études ou des commentaires ayant au préalable leur visée et leur intérêt particulier. Cela constitue un défi à une réalité où les religions deviendraient une menace pour l’existence et la dignité de l’Homme, suite à la volonté d’une tendance religieuse qui a réduit et réduit la religion à un outil d’exclusion de l’autre différent et de meurtre. Pour ce courant, la religion choisit la voie de l’intolérance et de la violence contre autrui qui n’est pas du même bord.

par l’éducation et de grandir par l’amour.

2. Préfacer un ouvrage rassemblant des conférences qui sont l’œuvre d’une période déterminée dans le temps et inscrite dans un contexte particulier paraît être un exercice historique à la portée de main. Toutefois, lorsqu’il s’agit de textes qui dépassent leur contexte et débordent leur temps propre pour s’inscrire dans l’universel, l’exercice devient plus ardu et exigeant.

3. Relire ces textes dans l’aujourd’hui nous montre combien le discours de l’Imam ainsi que sa pensée religieuse et politique demeurent contemporains et pertinents par la modernité de son approche des questions existentielles et fondamentales posées à l’homme d’aujourd’hui. Cet ouvrage qui reprend certains textes de base de l’Imam est une preuve notoire que les propositions faites il y a une trentaine d’années sur la nature et le rôle de l’Islam et des religions et sur les questions ultimes posées par l’être humain, sont aujourd’hui bien valides. Car ce que l’Imam cherchait à communiquer ne se limitait pas seulement à l’immédiat mais avait la prétention, plutôt indirecte, d’élaborer une pensée pérenne, car il ne pouvait considérer la pensée que comme pensée dynamique et critique.

4. C’est le sens universel et continu de la place et du rôle de l’Islam et des religions que Moussa al Sadr voulait exprimer à travers tout un champ cognitif qu’il a construit jour après jour et idée après idée, cherchant à baliser l’action en vue de la promotion de la dignité de l’Homme et de tout Homme, souci majeur de son expérience intellectuelle et de sa lutte. Ces textes se présentent comme une série de points lumineux constituant une longue voie que l’Homme d’aujourd’hui doit emprunter pour se réaliser et retrouver son unité et sa dignité d’être humain. C’est dans ce sens que l’Imam aura à développer plusieurs concepts différents mais complémentaires car faisant partie d’une même pensée : les religions, l’Islam, l’Homme, la foi, la spiritualité, le rôle de la raison et de l’intelligence, la société et l’action sociale, l’unité et la pluralité, l’évolution, le fixe et l’évolutif, la morale, etc.

5. En matière de méthode, la pensée de l’Imam ne se limite pas à considérer ces concepts sous un mode ponctuel ou séparé. Il est clair qu’elle évolue, en considérant ces concepts, d’une manière dialectique et circulaire, en posant une thèse, en opposant des termes et des réalités et en cherchant des conclusions pertinentes. La société, dit-il à titre d’exemple, est faite d’individus, mais la société n’est pas basée sur le vouloir égoïste des individus, mais sur l’échange et le don que font les individus, ce qui les établit en société. Toutefois, ce raisonnement dit classique est dépassé chez l’Imam par un autre plus moderne qui fait de la dialectique un mouvement même de l’esprit de l’homme, cette puissance de penser, dans sa relation à l’être, à ce qui est et à ce qui existe. Dans ce sens, la puissance de penser opère chez Moussa el Sadr par une mise en cause, une critique de ce qui est ou plutôt ce qui est tout en n’étant pas ce qui est vrai et juste, bon pour l’homme et pour la société. Cette même pensée cherche toutefois à réconcilier en développant une manière novatrice de voir les choses ainsi que l’avenir de l’homme ou plutôt des hommes.

6. C’est ainsi que l’Imam développe sa conception de la religion au pluriel, qui a existé non pour elle-même, mais « pour le bien de l’homme ». Tout en suivant une perspective traditionnelle de la conception de la religion ou des religions qui montre comment les religions se sont éloignées de leur objectif en s’opposant, l’Imam ajoute une explication tenant compte de la réalité politique pour souligner que la déviation des religions de leurs buts eut lieu lorsqu’elles furent gouvernées et manipulées par les tyrans politiques de la terre, ce qui causa « un surcroît de malheur » aux opprimés. L’heure des religions a sonné pour être unie pour conduire vers Dieu et pour être au service de l’homme persécuté et opprimé en le libérant du joug des servitudes. Cette unité n’est pas désirée seulement au niveau des religions, mais aussi dans le cadre de l’Islam lui-même. Toute mésentente entre les croyants ne peut aboutir qu’à des conflits et de ce fait met elle en cause la finalité de la religion de s’opposer à tout ce qui menace l’intégrité de l’homme.

Imam Moussa Sadr

7. N’oublions pas de relever ce que l’Imam dit à propos du Liban comme patrie bien singulière par sa mission et par la nature de sa constitution humaine, sociale et religieuse à travers l’Histoire. Cette histoire est témoin du Liban comme un pays autre que les autres nations environnantes, différent par sa mission et son identité. Il résume ses caractéristiques en le nommant « pays de la rencontre, pays de l’homme, patrie des persécutés et refuge des apeurés ». Si le Liban est ce pays portant cette multiplicité de noms et s’il est le pays qui a toutes ces fonctionnalités sinon ces missions, c’est que les citoyens libanais parviennent dans ce climat propice à écouter « les appels célestes » qui engagent les gens à croire en cette mission du Liban. À cette étape précise de l’histoire universelle, dit-il, le Liban est devenu une nécessité de principe pour le monde. Avec le développement des communications, nous sentons en effet que le monde, à la fin du vingtième siècle et au début du vingt-et-unième, vit comme un seul pays : ainsi la plus grande distance entre un État et un autre se franchit aujourd’hui le temps du trajet entre Beyrouth et Tripoli ». L’Imam est conscient que le dialogue entre Libanais est normatif : « Ce dialogue offre aujourd’hui au monde le grand espoir d’émergence d’une force politique dont le cœur est le dialogue islamo-chrétien. Ainsi, au cas où l’expérience du Liban échoue, la civilisation mondiale traversera un demi-siècle d’obscurité. C’est la raison pour laquelle nous affirmons que le Liban, en cette période plus qu’auparavant, est une nécessité de la civilisation. La coexistence entre Libanais n’est pas un facteur passager ou marginal mais constituant de leur identité puisqu’elle est antérieure au Pacte National et en est le fondement : « Aussi, que les Libanais nous permettent de rappeler que la coexistence n’est pas leur propriété mais un bien qui leur est confié, une responsabilité, un devoir et non pas seulement leur droit ». Le Liban est le pays des deux voix, celles du christianisme et de l’islam qui ont pu continuer à vivre ensemble, s’écouter à travers le temps et même s’unir pour défendre la dignité de l’homme, à travers l’écho qu’elles ont pu produire dans la bouche du Pape Paul VI lorsqu’il rédigea l’encyclique PopulorumProgressio (1967) sur la justice sociale et la nécessité de lutter en vue de l’instaurer, ce qui ne diffère point de la voix de l’Islam.

8. L’Homme est le but de l’existence et le moteur, nous dit l’Imam, en une formule lapidaire, ce qui éloigne de certaines conceptions religieuses qui voient en l’être humain rien qu’une chose banale devant Dieu. En maintes occasions, la pensée de l’Imam reprend le leitmotiv de la dignité de l’homme opprimé, en faisant valoir que cet Homme est un don de Dieu et le Lieutenant de Dieu sur terre, appelé à continuer l’œuvre de Dieu par les énergies qui lui ont été confiées par Dieu. Ce sont ces énergies, à la lumière du principe de la perfectibilité, qu’il faudra promouvoir et développer par l’éducation et en donnant à l’homme les bons moyens adéquats pour qu’il mette en œuvre ses énergies et les transforme en des œuvres durables. L’Imam donne le Liban en exemple de pays où le principal capital est l’homme. Préserver l’homme libanais et ses énergies, c’est préserver la richesse du pays et le pays lui-même. La liberté est nécessaire sinon concomitante de ce travail sur le développement des énergies et de ses talents. La morale religieuse vient rectifier l’utilisation de ses énergies afin qu’elles ne versent pas dans le mensonge et dans la déviation. Mais c’est par la foi aussi et surtout, cette foi qui est confiance, que l’homme peut oser le dépassement de ses propres limites, qu’il peut s’ouvrir aux autres et chercher à construire une civilisation avec eux.

Visite de l’Imam Moussa Sadr au sud du Liban

9. La foi ne peut avoir de prise et ne peut être considérée comme foi vivante si elle n’est pas accompagnée par un engagement social. Cet engagement de l’être humain n’est pas une simple action humaine, mais une réponse à un ordre divin qui exige l’action de miséricorde et de donation à celui qui est opprimé et abandonné de tous. Cette conception de l’Imam fondée sur le Coran et sur la tradition islamique rejoint les paroles de Jésus dans l’Évangile de Mathieu qui fait de l’action sociale et charitable envers le prochain un critère fondamental du Jugement par Jésus Christ lors de Son retour pour juger les vivants et les morts. Il n’est pas étrange que tout un texte, l’aspect social en Islam, conférence donnée à Dakar en 1967, soit dédié dans le cadre de l’ouvrage à cette clause bien plus qu’importante dans la pensée de Moussa al Sadr.

10. Cet engagement prend l’allure d’une vraie lutte en faveur des opprimés, qu’ils soient chiites, sunnites ou chrétiens, car ce qui est le plus important est la promotion de la dignité de tout homme et de la dignité de tous les hommes. Libérer l’homme de la misère peut être le fait, dans certains cas, de l’acte violent qui est permis par le texte de l’Imam. Qui apprécie ce recours à la violence dans le cas libanais et au-delà ? L’Imam n’élabore pas une théorie de la paix et de la violence libératrice dans ces textes mais donne schématiquement une idée des conditions de cet exercice et entrouvre une porte qui ne fut point fermée depuis lors. « La violence, dit-il, comme nous l’avons entendu dans la Parole bénie, pour le bien de l’homme, proportionnellement au besoin, et à condition de ne pas se retourner contre l’humanité de l’homme, est permise par le texte ». Toutefois pour lui, en référence à la Table Servie, 32, « l’islam respecte la vie de l’homme et tient celui qui sauve une vie pour sauveur de tous les hommes. Quant à celui qui la tue sciemment, il est considéré comme ayant tué l’humanité et il trouvera l’enfer en rétribution ». L’autre imam, Mohammed Hussein Fadlallah (mort en 2010) aura des développements juridiques et même théologiques postérieurs sur la question qui vont délimiter d’une manière plus abondante les limites de l’exercice de la violence.

10. Il n’est pas étonnant que l’Imam souligne le fait que l’Islam soit la religion qui résume en elle-même les éléments les plus purs des doctrines des autres religions, en fait, les autres religions monothéistes. Derrière cette conception, il y a chez l’Imam un fort désir d’unité entre les religions et à l’intérieur des religions, comme c’est le cas entre les madhahib musulmans, entre les sunnites et les chiites, question de plus en plus actuelle et fondamentale. Toutefois, cette donnée ne doit pas faire de l’islam une religion totalitaire. La religion musulmane honore la raison qui suppose une variété d’opinions et se refuse de se cantonner dans des positions immobiles quant à beaucoup de questions qui concernent l’existence de l’homme. Comme le diable se présente comme l’Unité des forces du mal et qu’il cherche toujours à détruire l’Homme comme créature divine, la réponse ne peut être que l’union des forces de bien, quelles qu’elles soient, au sein d’une même plateforme afin de récupérer la dignité de l’Homme défigurée par le mal.

De gauche à droite : Jamal Eddine Assadâbâdi, Sheikh Mohammad Abdû et
Mirzâ Mohammad Hussayn Al-Nâ’inî

11. La pensée de l’Imam Sadr paraît dense et inépuisable, car beaucoup de paragraphes sinon des formules ont besoin d’être retenus, médités et interprétés à leur juste sens. Pensée qui repose sur des sources décisives qui ont fait école dans l’histoire des idées musulmanes persanes et arabes, et qui ont su joindre et donner un nouveau sens contemporain aux données fondamentales de la tradition comme Jamal Eddine Assadâbâdi (1839- 1897), Sheikh Mohammad Abdû (1849- 1905), Sayyid Mohammad Hassan Al- Shîrâzî (dirigeant de la révolte du tabac en Iran) et Mirzâ Mohammad Hussayn Al-Nâ’inî (1877- 1936), auteur du livre ‘’Tanbîh Al-Ummawa Al-Milla’’. « Père des déshérités » l’Imam appelle toujours de là où Il est de sa voix profonde à « renforcer les bases de l’État-nation libanais », de faire prendre conscience à ses compatriotes de l’importance de préserver l’intégrité et l’unité de leur Liban, de travailler sans relâche pour le rapprochement entre religions et entre les courants d’une même religion, de considérer la différence comme une grâce et une richesse, signe de la liberté donnée par Dieu et de défendre plus que jamais la dignité de l’homme opprimé et délaissé, ce que l’Islam considère comme sa mission particulière, en donnant à cet être humain ses chances d’apprendre


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