N° 178, hiver 2022

La Grande mosquée d’Ispahan


Babak Ershadi


Située au centre de la ville d’Ispahan, la Grande mosquée est le monument seldjoukide le plus important de la ville. Au XIe siècle, Ispahan fut choisie comme capitale des grands Seldjouks de 1051 à 1118, après Nichapour (1037-1043) et Rey (1043-1051). La conquête d’Ispahan par le fondateur de la dynastie turque des Seldjoukides, Tughrul Beg (1037-1063) eut lieu après un an de siège cruel de la ville. Après la conquête (1051), les Seldjoukides firent d’Ispahan leur nouvelle capitale et commencèrent une intense activité pour reconstruire la ville. La Grande mosquée d’Ispahan, construite sous le califat abbasside au VIIIe siècle par des Arabes de la tribu Banu Taym (originaire de la région de La Mecque), profita grandement de ces projets de reconstruction des Seldjoukides et devint le symbole de la nouvelle capitale de la dynastie.

Photographie panoramique de la cour centrale de la Grande mosquée d’Ispahan.

Les Seldjoukides ne considéraient pas la Grande mosquée comme une structure indépendante, mais plutôt comme une partie intégrante du plan urbain qu’ils voulaient réaliser dans leur capitale. La place Atiq (Meydân Atiq, « vieille place ») qui se situait juste à côté de la Grande mosquée devint le centre de ce plan urbain seldjoukide. Cette place fut longtemps la place principale d’Ispahan, avant la construction de la place Naghsh-e Djahân sous le règne de l’empereur safavide, Shâh Abbâs Ier (1588-1629), qui fit construire une mosquée rivale (Mosquée du Roi) au sud de la nouvelle place d’Ispahan. 

Salle hypostyle de la Grande mosquée d’Ispahan dont la construction initiale remonte à l’époque du califat des Abbassides.

Le géographe et historien arabe, Yâqout al-Hamawi (1178-1229), relate que lorsque Tughrul Beg conquit la ville en 1051, la Grande mosquée subit des dommages après le rude siège que les Seldjoukides imposèrent aux habitants de la ville. Le philosophe et poète perse, Nasser Khosrow (1004-1088) qui visita Ispahan en 1052, un an après la conquête seldjoukide, décrit l’aspect magnifique de la Grande mosquée. Selon des sources anciennes, la Grande mosquée d’Ispahan fut construite initialement sur le modèle des structures califales des Abbassides, selon le plan hypostyle de type arabe dit « kufique ». Ce style arabe était caractérisé, entre autres, par de nombreux supports en bois en place avant la période seldjoukide. Cette première mosquée aurait été rénovée plus tard par la puissante dynastie chiite des Bouyides (932-1055) qui choisirent Ispahan comme capitale et y régnèrent jusqu’à la conquête seldjoukide de la ville.

En 1121, la mosquée fut endommagée par un incendie à cause d’une querelle ismaélite. Les éléments architecturaux plus anciens de la mosquée furent restaurés et de nouvelles sections furent ajoutées sous le règne du troisième sultan seldjoukide, Malik Shah (1072-1092).

Dôme sud du côté du mihrab, construit sur l’ordre du grand vizir des Seldjoukides, Nizâm al-Mulk.

La partie la plus ancienne de la Grande mosquée d’Ispahan est le résultat d’activités de construction continues, de reconstructions et d’ajouts, qui commencèrent dès 771 à l’époque de la dynastie arabe des Abbassides et furent achevés au XIIe siècle sous les Seldjoukides. Des fouilles archéologiques ont démontré que la section hypostyle de la mosquée survécut telle qu’elle fut construite à l’époque abbasside jusqu’au Xe siècle (règne de la dynastie des Bouyides).

Plus tard, des façades autour de la cour centrale de la mosquée furent ajoutées et un minaret fut placé sur chacun des deux côtés de l’iwan. D’après des historiens de l’architecture islamique, la Grande mosquée d’Ispahan serait la plus ancienne mosquée à double minaret. Cette section à deux dômes donnant au monument son caractère actuel fut ajoutée pendant la période seldjoukide. Le dôme du côté du mihrab au sud, indiquant la direction de la Kaaba, fut construit sur ordre du célèbre vizir de Malik Shâh, Nizâm al-Mulk (1072-1092) en 1086-1087. Ce dôme était le plus grand dôme de son temps.

Dôme du côté nord-est appelé « Dôme de terre », construit en 1088-1089, sous le patronage du vizir Taj al-Mulk.

Le rival politique du grand vizir des Seldjoukides, Taj al-Mulk, fit construire un autre dôme au nord de la mosquée, face au dôme de Nizam al-Mulk. Ce deuxième dôme fut construit en l’honneur de l’épouse de Malik Shah, Tarkan Khatoun, elle aussi une rivale politique de Nizam al-Mulk. La fonction de la salle située au-dessous de ce dôme, appelé « Dôme de terre » (Gonbad-e Khâki)), n’est pas exactement connue. Il est placé sur l’axe nord-sud, et se trouve en dehors du périmètre principal de la mosquée.

Certains chercheurs affirment que le Dôme de terre fut rapidement construit pour répondre à la construction du dôme sud sur ordre de Nizam al-Mulk. La première construction de la Grande mosquée d’Ispahan est antérieure à l’époque du règne des Seldjoukides, mais elle peut être considérée comme un chef-d’œuvre de l’architecture seldjoukide en raison des ajouts de cette période, dont des iwans. La Grande mosquée d’Ispahan est l’une des premières mosquées à quatre iwans autour d’une cour centrale, plan devenu un symbole de l’architecture religieuse iranienne. Ce plan influença les mosquées ultérieures en Iran. La structure des arcs à deux niveaux qui entoure toute la cour remplaça les arcades à un seul niveau, lors des reconstructions réalisées plus tard en 1447.

Iwan du sud de la cour centrale de la Grande mosquée d’Ispahan menant à la salle principale où se situe le mihrab.

En raison des ajouts effectués progressivement pendant plusieurs siècles, le plan de la Grande mosquée d’Ispahan est devenu complexe. Malgré cela, le concept général du bâtiment est resté le même au fil du temps. Autrement dit, les ajouts étaient souvent la construction plus ou moins isolée d’un mihrab, d’une section voûtée et d’un minaret, ce qui explique comment le plan principal de la mosquée a été conservé.

Pendant des siècles, la Grande mosquée d’Ispahan fut le symbole et la pièce maîtresse de la mémoire d’Ispahan. En effet, avant les constructions de la dynastie des Safavides, cette mosquée fut longtemps le monument le plus emblématique de la ville. Le bâtiment est un élément indissociable de l’identité urbaine d’Ispahan et gagna sa renommée par sa qualité architecturale et sa contribution à la structure de son environnement urbain. Le bâtiment de la Grande mosquée s’intègre merveilleusement à son environnement, de sorte qu’il est impossible de déterminer où commence son entrée et où se terminent ses limites. Certaines constructions annexées à la mosquée sont placées devant le périmètre de la mosquée de manière plus ou moins distincte le long de la rue. Son entrée actuelle se trouve dans le coin sud-est. Selon l’inscription placée au-dessus du portail principal, cette entrée fut construite lors des réparations datant de 1804. Il existe une autre inscription située du côté de la section menant à une école religieuse adjacente. Selon cette inscription, cette section fut construite sous le règne des Mozaffarides (1336-1393), une dynastie fondée après la mort du dernier souverain mongol ilkhanide, qui régna sur un vaste territoire de la Perse. De nombreux chercheurs admettent que cette section de la mosquée date du XIVe siècle et qu’elle a probablement été construite pour remplacer une grande porte d’entrée dont les traces n’existent plus aujourd’hui.

Iwan nord de la Grande Mosquée d’Ispahan

Une autre entrée fut construite plus tard, en 1590, sous le règne du monarque safavide, Shah Abbas Ier (1587-1629) dans le coin nord-ouest. Cette porte permettait d’accéder au bazar par les angles sud-ouest et nord-est de la cour centrale. Ce grand portail n’est plus utilisé aujourd’hui.

Dans l’axe est-ouest, un autre portail fut probablement construit vers 1366, qui n’est plus utilisé actuellement. Une inscription au-dessus de la porte comporte des versets coraniques. Le mur est décoré de stuc. La référence faite aux versets du Coran permet de croire qu’il s’agissait à une certaine époque de la porte principale de la mosquée, reconstruite ou restaurée après l’incendie de 1121. Malgré que la mosquée ait subi de nombreuses modifications au fil du temps, elle a conservé jusqu’à ce jour, de la meilleure façon possible, sa conception architecturale principale, ses décorations étant faites de divers matériaux et techniques.

Intérieur de l’iwan nord.

Les façades des quatre iwans entourant la cour centrale de la mosquée ont des décorations assez simples. Entre les arcades, il y a des couloirs qui s’ouvrent sur différentes sections. La cour est entourée d’arcades à deux niveaux avec des arcs en accolade. La façade des arcades est recouverte de carreaux émaillés bleu clair, bleu foncé, blancs et jaunes, qui sont placés entre des bandes géométriques. La plupart de ces décorations datent de la période des Safavides et du XIXe siècle (dynastie des Qadjars). Les arcades autour des quatre iwans sont symétriques et de même hauteur. L’iwan occidental a pourtant été modifié, car les arcades ont été allongées ici et paraissent deux fois plus hautes que celles du reste de la cour.

Variété de petits dômes surplombant la salle de prière hypostyle.

Lorsque les Seldjoukides arrivèrent à Ispahan, ils se mirent à réparer la mosquée endommagée. Malik Shah ordonna à son grand vizir, Nizam al-Mulk, de faire construire un dôme devant le mihrab. Ce dôme, avec un diamètre de 15 mètres et d’une hauteur de 30 mètres, fut conçu et construit sous la supervision du trésorier Abolfath. Les noms du sultan seldjoukide, Malik Shah, et de son vizir, Nizam al-Mulk, sont mentionnés sur deux inscriptions placées sur le tambour du dôme. Le dôme se connecte à trois trompes dans les coins. Ces trompes transfèrent la charge au mur porteur et aux huit piliers épais. Ces piliers datent probablement de l’époque de la construction de la mosquée d’origine. Ce dôme devant le mihrab a servi plus tard d’exemple pour la construction de nombreux autres dômes en Iran. Sur l’inscription décrivant les travaux de réparation et de construction de ce dôme, nous pouvons lire : « Pendant le règne du grand sultan, auguste roi des rois [shahanshah], roi de l’Orient et de l’Occident, pilier de l’islam et des musulmans, défendeur du monde et de la religion, Abolfath Malik Shah, fils de Mohammad, bras droit du calife Commandeur des Croyants, que Dieu glorifie sa victoire, pauvre serviteur ayant besoin de la miséricorde de Dieu, Hasan ibn Ali ibn lshaq [Nizam al-Mulk] ordonna la construction de ce dôme sous la supervision d’Abolfath Ahmad ibn Mohammad, le trésorier. »

Salle de prière de la période des Ilkhanide mongols.

 

Le dôme du coin nord-est :

Cette baie en forme de dôme fut construite pour l’épouse de Malik Shah, Tarkan Khatoun, en 1088-89. La baie en forme de dôme est indépendante de la mosquée, ce qui a amené de nombreux historiens de l’art à débattre de sa fonction. Il existe différents points de vue sur cette question. Certains chercheurs la décrivent comme un lieu de culte privé, une bibliothèque ou une salle de prière réservée aux femmes. Le bâtiment est assez petit et se situe sur le même axe que le dôme au sud. Cette baie, en forme de dôme, se trouvait à l’extérieur des murs de la mosquée à l’époque de sa construction. Le corps carré du bâtiment est surplombé d’un tambour octogonal. Bien qu’il y ait trois piliers massifs du côté de la mosquée, la charge des autres parties du bâtiment repose sur le mur. De nombreux chercheurs comparent cette baie en forme de dôme avec le « Dôme de terre » (gonbad-e khâki) par ses proportions, sa conception mathématique et son harmonie avec son environnement. Certains experts sont allés plus loin pour comparer la structure géométrique de ce bâtiment avec l’architecture gothique. Des décorations en stuc furent utilisées pour orner le dôme au sud. Le « Dôme de terre » (gonbad-e khâki) était décoré de briques en queue d’aronde. Ce dôme est caractérisé par une ligne continue et équilibrée, tandis qu’aucune ligne de ce type n’est vue dans le dôme du sud. La décoration semble ici avoir été conçue spontanément, sans qu’il y ait référence à une esquisse originaire comme c’en était le cas dans la partie nord de la Grande mosquée d’Ispahan.

Le mihrab en stuc d’Ouldjaïtou (1310) dans la salle de prière ilkhanide.

Les quatre iwans du bâtiment ont des plans et des caractéristiques différents. Avec des dimensions différentes, chaque iwan obéit à des traditions architecturales et des éléments décoratifs différents. L’iwan du sud-est est sans doute le plus distinctif. Il est flanqué de minarets sur les deux côtés. Les trois autres iwans de la Grande mosquée d’Ispahan ont plus ou moins le même plan, à plus petite échelle.

L’invention des iwans a été souvent attribuée à l’architecture des espaces religieux après l’islamisation du pays, cependant, leurs origines remontent à l’époque des Parthes (247 av. J.-C.-224 apr. J.-C.). La première fois que des iwans furent utilisés dans une mosquée, ce fut à la Grande mosquée d’Ispahan selon de nombreux historiens. Certains experts estiment que l’existence des iwans autour d’une cour centrale suggère le caractère sacré et spirituel des espaces devant le mihrab.

Mihrab et espace de prière de la Madrasa des Mozaffarides.

Selon l’inscription installée sur le mihrab principal de la mosquée, ce mihrab fut construit de 1531 à 1532 sous le règne du roi safavide Shah Tahmasb (1524-1576-32). D’autres travaux furent entrepris sous le règne du septième monarque de la dynastie des Safavides, Abbas II (1642-1666). Les inscriptions safavides mentionnent également le nom d’Uzun Hassan, fondateur de la dynastie turcomane des Aq Qoyunlu (1378-1503).

Selon ces inscriptions, les monarques safavides firent réparer, rénover et décorer le mihrab de l’époque de leurs prédécesseurs Aq Qoyunlu. Cette inscription énumère aussi les noms des Imams chiites et porte des versets du Coran qui louent la puissance de Dieu. Le contenu de ces textes prouve que cette inscription appartient probablement à une période postérieure au XVIIe ou au XVIIIe siècle. La décoration brute en moqarnas (élément décoratif en forme de stalactites ou de nids d’abeilles) à l’intérieur de l’iwan daterait du XVe siècle ou éventuellement, de la période safavide selon certains experts. Des fondations appartenant à la mosquée originaire construite sous le califat abbasside au VIIIe siècle ont été découvertes sous la fondation plus récente de l’iwan principal lors de fouilles archéologiques.

Détail de la décoration en céramique de l’iwan du sud, ajoutée sur ordre d’Uzun Hassan, fondateur de la dynastie des Aq Qoyunlu.

Des ajouts, datant de la période safavide, sont visibles surtout dans les iwans du nord-ouest et du sud-est. Ces deux ajouts sont différents. Les iwans sont ornés d’une série de moqarnas en grappes. Les bords des moqarnas sont recouverts de tuiles vernissées bleu foncé. Chaque série de moqarnas se termine en bas par un amas d’étoiles. Des panneaux horizontaux de tuiles vernissées sont placés autour des murs de l’iwan principal. L’iwan du sud-est est richement décoré de motifs différents de tuiles vernissées. Chaque bloc de moqarnas est orné de petits morceaux carrés aux motifs géométriques et végétaux ou d’inscriptions.

Salle de prière d’hiver construite sous les Safavides pour remplacer une ancienne salle de l’époque des Mozaffarides.

Les salles de prière, qui s’étendent entre les quatre iwans, se composent d’une section à supports multiples, couverte par une série de petits dômes. Beaucoup d’entre eux datent de la période des Seldjoukide. Les piliers qui portent ces dômes ont été modifiés au fil du temps, et par conséquent, certains sont plus épais et ont des formes différentes. Il y a des voûtes ouvertes et fermées parmi les supports. Les voûtes ouvertes servaient à éclairer l’intérieur. Les voûtes fermées furent construites selon des modèles variés.

Les briques utilisées pour construire la mosquée datent de différentes époques et ont donc des formes différentes : hexagonales, octogonales ou décagonales. Chaque forme était utilisée en relation avec les divers impératifs structurels et décoratifs.

Trois ajouts différents ont été apportés à la mosquée à des périodes ultérieures. Il s’agit d’abord de l’école théologique dite « Madrasa des Mozaffarides » au sud-est de l’espace de prière, de la période timuride au sud-ouest et de la salle de prière safavide à l’ouest. Les trois sections ont des éléments de construction et de planification différents.

Minaret de la période safavide.

Le huitième ilkhan mongol, Ouldjaïtou, descendant de Gengis Khan, régna sur la Perse de 1304 à 1316. Ouldjaïtou, qui se fit nommer Mohammad Khodâbandeh après sa conversion au chiisme, fit ajouter un mihrab dans la partie nord-ouest de la mosquée en 1310. Pendant son règne, la zone qui se trouvait derrière l’iwan occidental de la Grande mosquée d’Ispahan fut transformée en salle de prière du côté de la Qibla. Sur le mur du côté de la Qibla, un superbe mihrab en stuc, orné de motifs végétaux, daté de 1310, fut installé, portant le nom d’Ouldjaïtou. Il est situé à l’intérieur d’un arc en ogive. Outre la date, les inscriptions de ce mihrab portent le nom d’un vizir d’Ouldjaïtou, Mohammad Sâvi, en tant que directeur des travaux et le nom d’un dénommé Badr, en tant que maître calligraphe. Le mihrab d’Ouldjaïtou est à juste titre célèbre pour sa composition complexe et son exécution magistrale en stuc.

La Grande mosquée d’Ispahan Juma est un magnifique exemple d’architecture en brique et de son évolution harmonieuse heureuse sur une longue période de mille ans, du IXe siècle au XIXe siècle. C’est devenu un modèle à suivre dans la construction des mosquées non pas en Iran, mais aussi dans les pays voisins en Asie centrale, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

Entrée occidentale de la Grande mosquée d’Ispahan

 


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