N° 4, mars 2006

Sohrâb Sepehri
Au jardin des compagnons de voyage


Rouhollah Hosseini


Je viens de Kâchân

Je suis peintre

Je fais parfois une cage avec des couleurs, je vous la vends

Pour que le chant du coquelicot, qui se trouve dedans

Rafraîchisse votre cœur flétri de solitude

Oh ! Ce songe qui me vient, ce songe !

Ma toile est morte

Je sais bien que le petit bassin de ma peinture

Manque de poissons.

Le peintre de la poésie persane contemporaine, Sohrâb Sepehrî est à n’en pas douter l’un des plus grands poètes de l’Iran moderne. Il naquit en 1929 à Kâchân, la ville qu’il affectionnait surtout pour son désert. Celui-ci évoque pour le poète la solitude, l’immensité et la liberté ; des thèmes qui informent l’œuvre sepehrienne. Par là même, il suggère à son lecteur "imaginaire" d’être " immense, solitaire, modeste et solide". Lui-même, il vécut en solitaire toute sa vie. Reconnu comme peintre avant d’être élevé aux premiers rangs de la poésie moderne, Sohrâb publie son premier recueil, La Mort de la couleur, en 1962. Viennent ensuite : La vie des sommeils, Les décombres du soleil et L’Orient de la douleur. Ces derniers se font l’écho de la poésie nimaienne. C’est dans Les pas de l’eau, Le voyageur, et surtout L’espace vert, qu’on entend les pas d’une nouvelle poésie, pure et transparente, laquelle est à la recherche des origines en empruntant la voie de la simplicité. Intimité et clarté y prennent donc une place prépondérante. Sohrâb est effectivement le poète de l’eau et de la lumière. De ce point de vue, l’eau constitue dans son oeuvre un "purificateur", qui rend neuf les regards. L’eau est la clarté. Elle va à l’encontre des complexités.

Ce regard "paisible" qu’il porte sur le monde lui attira certes de sévères critiques de la part des "intellectuels" de l’époque qui exigeaient de lui de combattre avec eux les misères sociales. Cependant, le poète reste à l’écart des courants, des idées politiques, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il restait en dehors de son temps. Au contraire, sa poésie, dans son ensemble, est une réaction contre la violence des temps modernes. Dans cette optique, il offre place dans son œuvre à tout ce qui aura su adoucir notre monde. L’image et le mot s’y entrelacent afin de donner naissance à une phrase, qui "coulerait comme de l’eau", et dont la transparence ne signifie en rien qu’elle ne soit profonde. Le mysticisme de la poésie sepehrienne, prend son origine dans cette même simplicité, voire la pureté qu’on trouve dans son éloge de la lumière, la vérité et l’amour. Le poète cherche effectivement, par la poésie aussi bien que par la peinture, à nous rappeler ce " commencement originel" où " la vie n’était qu’une pluie de fête et de printemps…une vasque de musique". Ce mysticisme s’abreuve notamment aux cultures de l’Extrême-Orient. Sohrâb effectua entre autre, des voyages au Japon, en Inde et en Chine. D’où vient sa passion pour des pensées bouddhistes et taoïstes. La nature se trouve ainsi au coeur de son œuvre, et sa poésie évoque le Haïku japonais : une poésie courte, pleine de sensations, et qui fait l’éloge de la nature. Celles-ci marquent aussi ses toiles.

La solitude et le voyage constituent d’autres thèmes de la poésie sepehrienne. Le poète aspire toujours au voyage. Cela constitue le côté exotique de son oeuvre. " Il faut partir ", répète mainte fois le poète, qui s’ennuie dans " cette ville ", symbole du monde que l’on s’est construit, où " il n’y a personne pour éveiller les héros dormant au bois de l’amour ". Sohrâb concevait ainsi toute la vie comme un voyage, et l’homme comme un voyageur. En lisant ses poèmes, on est atteint de "cet étrange sentiment qu’a un oiseau immigrant". Et on entend incessamment une voix qui chuchote à nos oreilles, et qui nous appelle au voyage :

Des voyages rêvent de toi dans leurs ruelles

Dans des villages lointains, des oiseaux se félicitent de t’avoir rencontré.

Derrière les mers

Je ferai un bateau

Je le jetterai sur l’eau

Et m’éloignerai de cette étrange terre

Où il ne se trouve personne pour éveiller les héros

Dormant au bois de l’amour.

Mon bateau sera sans lumière

Et mon cœur d’espoir en perle

Je conduirai sans arrêt.

Je ne me lierai pas aux espaces bleus

Ni aux sirènes qui émergent de l’eau

Et qui dans le reflet de la solitude des pêcheurs

Déploient le charme de leur chevelure.

Je conduirai sans arrêt

Je chanterai sans arrêt

Car il faut s’éloigner

De cette ville dont l’homme

Manque de mythes

Et dont la femme n’est pas une belle grappe de raisin

Aucun miroir dans un hall n’y reflétait les joies

Ni même l’eau d’un fossé ne reflétait une flamme.

Il faut s’en éloigner

La nuit a fini de chanter

C’est alors au tour des fenêtres.

Je chanterai sans arrêt

Je conduirai sans arrêt

Derrière les mers se trouve une ville

Où les fenêtres donnent sur l’intuition

Les toits s’offrent aux colombes qui fixent

Le jet d’eau de l’intelligence humaine

Tout enfant de dix ans y tient à la main

Une branche de connaissance.

Les gens de la ville regardent de la même façon

La cloison, la flamme et le doux sommeil

La terre y entend la musique de ton sentiment

Le vent apporte la voix de plume des oiseaux mythiques.

Derrière les mers se trouve une ville

Dont le soleil est aussi vaste que les yeux des matinaux

Où les poètes héritent de l’eau, de la raison et de la lumière

Derrière les mers se trouve une ville

Il faut faire un bateau.


Le voyageur

Je m’ennuie étrangement.

Et rien, ni ces instants parfumés qui s’éteignent sur les branches de l’oranger

Ni cette sincérité qui existe dans le silence de deux feuilles de cette giroflée

Ni rien d’autre ne me délibère

Du déferlement du vide qui nous entoure.

Et je crois que ce chant mélodieux

De la douleur ne s’arrêtera jamais.

...

Il existe toujours la distance.

Bien que la courbe de l’eau fasse un bon oreiller

Pour le sommeil doux et léger du nénuphar

Il existe toujours la distance.

Il faut se donner à l’amour

Sinon, le murmure de la vie serait gâché

Entre deux lettres.

Et l’amour, c’est un voyage vers l’heureuse clarté de la quiétude des objets.

Et l’amour, c’est la voix des distances.

La voix des distances, qui sont

- plongées dans l’obscure

- non, qui sont propres comme l’argent

Et qui noircissent en entendant un rien.

Un amant est toujours solitaire.

Il a la main posée dans la main fragile des secondes

Lui et les secondes vont au–delà du jour.

Lui et les secondes se couchent sur la lumière.

Lui et les secondes offrent à l’eau le meilleur livre du monde.

Et ils savent très bien

Que nul poisson n’a jamais su dénouer

Les mille et uns nœuds de la rivière.

A chaque minuit sur des bateaux de l’Ishrâgh

Ils vont sur les eaux de la guidance

Ils accompagnent jusqu’à la révélation de l’étrange.

...

Je suis encore en voyage.

Je m’imagine que sur les eaux du monde

Se trouve un bateau

Que je conduis, depuis des milliers d’années,

Tout en fredonnant le vivant chant des marins anciens

A l’oreille des interstices des saisons.

Vers où me conduit le voyage ?

Où les traces de pas restent-elles inachevées ?

Où dénouera-t-on les lacets des chaussures aux doux doigts du loisir ?

Où sera l’arrivée, pour y étendre le tapis

Et s’asseoir insouciant

Et écouter

Le son d’une assiette qu’on lave

Au robinet du voisinage ?

Il faut partir.

J’entends la voix du vent, il faut partir.

Et moi, je suis un voyageur, O vents de toujours !

Emportez-moi vers l’étendue où se forment les feuilles !

Emportez-moi vers l’enfance salée des eaux !

Et alors que le corps du raisin mûrit

Remplissez mes chaussures du bel ondoiement de la modestie !

Aussi haut que s’envolent les récurrentes colombes

Elevez mes instants dans le ciel blanc de l’instinct !

Et transformez l’accident de ma présence près de l’arbre

En une pure relation perdue !

Et dans la respiration de la solitude

Fermez les petites fenêtres de mon intelligence !

Envoyez-moi vers le cerf-volant de ce jour !

Emportez-moi vers la quiétude des dimensions de la vie !

Montrez-moi la présence de l’agréable "néant" !


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