N° 68, juillet 2011

Le clair-obscur de la présence
Sur la poésie d’Abbâs Saffâri


Rouhollah Hosseini


Cher compatriote !

Vous qui êtes pressé

Ne perdez pas votre temps précieux

A dormir.

Moi

Avec une quarantaine d’années d’expérience

En Iran et aux Etats-Unis

Je rêverai à votre place.

Né en 1951 à Yazd, Abbâs Saffâri est une figure importante de la poésie persane actuelle, vivant depuis longtemps aux Etats-Unis, où il mène une vie de poète. Avec cette particularité qu’il ne cherche pas, dans son œuvre, comme chez la plupart de nos poètes résidant en dehors du pays, à épancher ses douleurs ou sa solitude. Sa poésie est en effet marquée par l’altruisme et l’effort du poète à introduire des voix différentes dans son texte. D’où l’usage de divers registres langagiers : du recherché au vulgaire. Le chagrin de la solitude en pays étranger est à ce même titre dilué dans le sentiment d’union avec les objets quotidiens entourant le poète. La poésie de Saffâri est particulièrement marquée par le temps et l’espace de l’Amérique. Une Amérique pourtant iranisée qui réussit pleinement à amener son lecteur persan à s’identifier aux expériences du poète. Son texte, aux prises directes avec le réel, puise sa nourriture dans le quotidien, lequel est décrit dans un langage simple, délivré de l’emprise de la forme. Ce que l’auteur cherche par delà tout, dans son texte, est l’union de l’émotion et de la pensée. Nous pouvons à ce titre parler d’une « simplification lyrique » pour qualifier la poésie de Saffâri. Cette dernière ne manque pas pour autant de conserver son caractère poétique et mystérieux. Elle génère même parfois du vertige chez son lecteur dont le monde et les habitudes sont mises en question, dans un langage marqué par l’ironie. Celle-ci est un autre élément marquant de l’écriture du poète. Saffâri recourt en effet à ce procédé pour remettre en cause, à travers les sujets les plus ordinaires, nos certitudes, et questionner nos habitudes.

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En pleine journée.

Allez-y !

Je suis assis près du téléphone

Avec, à la main,

Un verre d’eau

Et mes somnifères.

Abbâs Saffâri

***

La rue et la pluie

Dans cette ville portuaire

La pluie

Est un passager solitaire

Qui décore la vue

A son gré :

Des voitures, il réduit la vitesse

Qu’il ajoute à celle des passagers

Du côté de la rue, il enlève

La queue pour le bus

Qu’il pousse à l’ombre du mur.

Des journaux il fait un parapluie

Et avant de se jeter à la mer

Au bout de la rue

Il remplit de clients trempés

Les restaurants du port

Au moment le plus calme du jour.

J’aime

Et les pluies imprévisibles

Et la course des enfants

Et les chemins de fer à l’assaut des pigeons

Et la brisure du sommeil

A quai des paquebots fainéants

Et l’indifférence des chats

Au coin le plus chaud de la fenêtre

Et l’adhérence des vêtements mouillés

Et les reliefs sculptés de jeunes muscles

Et le retour des couleurs cachées

Aux visages

Aux feuilles

Aux pierres

Aux briques…

Sous la pluie

Personne ne joue

Même l’acteur le plus vaniteux

Le sait

Qu’un public surpris

N’est jamais

Bon spectateur.

Tiré du recueil L’ancien appareil photo.

***

L’odeur de l’orange

Elles sont toutes

Sans odeur ni saveur

Les oranges que j’épluche.

Mais

A table pour le déjeuner

Ou lorsque je suis absorbé

Dans un feuilleton ancien

Chaque fois que tes doigts bien taillés

Enlèvent de l’orange la peau

Toute la maison est embaumée

De l’odeur de l’orange

Et se colore d’orange la chanson

Que je fredonne sous la douche.

Tiré du recueil Rire dans la neige.

***

Je ne suis pas la mer

Vous vous trompez

Je ne suis pas la mer

Ni polaire

Ni des Tropiques

Ni rien d’autre.

Si vous faites attention

Aux prises de vue de mes photos

Vous saisirez bien

Qu’elles ne peuvent en rien être la mer.

Oui

Les photos dénudées de ce ciel

Moi, je les ai prises

Le profil en sueur de la lune

C’est encore moi.

J’ai aussi d’autres photos

Comme cette vénus mutilée

Qui orne avec ses lunettes de soleil

Une vitrine de nuit

Et qui n’a rien à voir avec la mer.

Car il ne serait pas possible

Qu’un homme soit un temps la mer

Et ne s’en souvienne.

Même si j’étais un épouvantail

Je porterai du corbeau la noirceur

Dans la tombe.

Vous ne me croyez pas ?

Regardez mes mains

Qui n’ont ni flux ni reflux

Ou la carte colorée du monde

Que vous avez pendue

Sur le mur derrière vous.

Si vous avez trouvé là

De moi la moindre trace

Je me déshabillerai

Et

Deviendrai la mer.

Tiré du recueil L’ancien appareil photo.

***

Au kiosque à journaux

Rien ni personne

Ne te soutiennent

Sauf cette prière

Dont tu ne fais d’ailleurs aucun cas.

A chaque station

Se réduit le nombre des passagers

Et tes compagnons de voyage

Sont enlevés

Un par un

Par des asiles de B-complexe

Des fêtes ennuyeuses

Des funérailles

Et des fauteuils roulants.

Le miroir te fait la grimace

Et se moquent de toi

Les rues et ruelles familières.

Cette ombre insistante

Qui, durant des années,

T’a déloyalement talonné

Grattera une allumette

Pour ta dernière cigarette

Tout près du kiosque à journaux.

Tel le récepteur d’un téléphone

Qui tombe sur l’écran du cinéma

A cause d’une horrible nouvelle

La cigarette tombe de ta main

Et s’éteint dans la petite pluie

Qui tombe sur le trottoir.

Tiré du recueil L’allumette trempée.

***

Note sur la porte du réfrigérateur

Je ne sais pas

Qu’ai-je fais encore

Pour être condamné

A cette gracieuse bouderie

Crois-moi !

Dans le sommeil

Je n’ai pas le contrôle

De mes mains.

Tiré du recueil Rire dans la neige.

***

L’amour en attente

L’automne

Est la saison

Des amours infinis.

Il suffit

D’une fenêtre

Et d’une imagination

Plus libre que le carrousel se trouvant,

Peu importe où,

Sous la pluie.

Imagine

La salle d’attente de ce même dentiste

Sous le regard renfrogné de cette même secrétaire

Qui use les chaises et les revues.

Au dehors

Il fait entre 20 à 30 degrés

La rue

Est trempée dans la lumière d’or du matin

Et le passager

Est une femme svelte

Qu’on dirait arrachée tout neuf

D’un tableau de miniature.

Rien d’autre n’est nécessaire

Tu peux maintenant

Follement aimer

Et la femme

Et la rue

Et la vie

Tu peux même de tout cœur

Tomber amoureux

De dix minutes à l’éternité

Cela dépend

Du regard

Dont tu viens d’encadrer la rue

Et de la rue au coin de laquelle

Disparaîtra cette femme solitaire.

Tiré du recueil L’ancien appareil photo


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