Mont Ouchida ou montagne Khâdjeh situé à 30 kilomètres au sud-ouest de la ville de Zâbol

C’était un homme qui avait la cinquantaine, et même plus. Un fonctionnaire du ministère des Transports. Un employé indépendant, autonome et pas tellement discipliné, car en tant qu’alpiniste de renommée internationale, il passait davantage son temps dans les vallées et montagnes qu’à son bureau. Il aimait raconter son "exploit ministériel", d’après ses propres mots, pour souligner son statut particulier. Ses supérieurs au ministère, conscients que rien ne pouvait le garder dans son bureau, et après de durables conflits ainsi que plusieurs changements de poste, désespérant de pouvoir le renvoyer à cause de son frère, un homme important dans le gouvernement, lui ont finalement créé un poste avant-gardiste en le nommant coordinateur des activités sportives du ministère des Transports. Poste qui, même au ministère de la Jeunesse et des Sports, n’existe pas ! Et cela lui avait garanti une existence à part, une vie d’homme de nature, une vie de bohème.

Il parcourait constamment ses campagnes, au travers de randonnées et séjours de longue durée parfois sans rien avoir à manger ni à boire. Il racontait avec vivacité ses aventures réelles et parfois imaginées. Il n’était pourtant pas mythomane, et peut-être vivait-il ces aventures imaginaires dans ses rêves ; il puisait peut-être son inspiration dans l’obscurité mystique des nuits de montagne, dans les méditations solitaires et contacts spirituels dans le néant des sommets auprès du Royaume des Cieux. Ses illusions prenaient peut-être leur source dans ses extases au pied des montagnes mystérieuses des vieux massifs. Un jour, il nous a emmenés pour une séance de spéléologie amateur dans une longue et macabre grotte. Arrivé au fond, à une profondeur égale à celle du Voyage au centre de la terre de Jules Verne, dans un silence mortel et infernal, dans l’air lourd et étouffant de ce lieu intact depuis des siècles, il a demandé à toute l’équipe d’éteindre les torches et les head-lights, de se taire et de fermer les yeux pour songer à la première nuit d’un mort, la nuit que les musulmans nomment « la nuit de l’horreur ». Bouleversés par cette expérience d’outre-tombe, affligés et silencieux pendant presque deux heures après notre sortie de la grotte, nous ressemblions à des morts sortis de leur tombe lors de la résurrection.

Bahman était un gnostique errant, un ermite dont la tour d’ermitage s’étendait à l’ensemble de la montagne. Il n’appartenait plus à notre vie urbaine ni au quotidien ennuyé de la modernité. Il était l’homme d’un passé noble et victorieux de la civilisation. Un vrai Don Quichotte tombé pour son malheur dans une ère qui n’était pas la sienne, une ère étouffante et sans caractère, sans grandeur et sans honneur. Il n’a jamais cessé de fuir, fuir cette ère et de se cacher, de s’évader dans la vieille nature, la seule chose qui nous reste de l’histoire des siècles où les dieux régnaient sur terre. Même quand il était en ville, il préférait dormir par terre dans son sac de couchage que dans son lit. Il louait toujours le dernier étage des immeubles, peut-être pour se rapprocher du Ciel. En été, il dormait même sur le toit, sous la lumière magique des étoiles qu’il connaissait parfaitement. Il profitait de cette connaissance du ciel pour naviguer dans la nature vierge comme le chef d’une caravane de la Route de la soie à l’époque sassanide. Ses compagnons équipés de GPS de télédétection se confiaient plutôt à son expérience qu’à leurs équipements dernier cri. Les soirs, encerclé par une dizaine de jeunes curieux, au milieu des tentes de camping et devant le feu sacré, il nous parlait de la magie de notre galaxie ; l’Etoile du Nord, la Petite et la Grande Ourses qui ressemblent à tout sauf à une ourse ! Bahman racontait les histoires féeriques du folklore des montagnards en évoquant les anges et les démons, les bergers et les loups, les amoureux et les amants. Je voyais les visages des amis rougir de plus en plus et leurs yeux briller davantage à mesure que son histoire s’approchait du dénouement. Il croyait à la divinité, aux dieux, aux totems, aux djinns, aux chamanes, aux âmes errantes, aux mauvais esprits, aux diables et aux anges, à tout être invisible, à tout ce qui est de l’ordre de l’Au-Delà. Il nous jetait dans un dilemme entre superstition et foi, entre savoir et sentir, entre scepticisme occidental et croyances orientales, entre Genèse de l’Ancien Testament et Big Bang du chanoine-physicien belge, entre vie et mort, entre ville et montagne, entre terre et ciel, entre homme et dieux. Il nous conduisait vers une métaphysique que l’on n’osait contredire, car nous ressentions son pouvoir et son influence sur les choses. Une spiritualité indéniable que tu ressens en toi-même. Tu es entouré par les dieux du mont céleste, ceux de l’Olympe des Grecs, Ahourâ Mazdâ du Mont Ouchida de Zoroastre, Yahvé au mont Sinaï, Dieu prêché par Jésus dans son sermon sur la Montagne ou Allah du prophète Mohammad au Jabal al-Nour de La Mecque. Tu ne peux pas les nier malgré toutes tes connaissances en sciences modernes. Tu sais qu’ils existent depuis toujours. Ils t’ont créé, ils te regardent, ils te protègent, ils t’aiment, ils t’envahissent, ils te dominent et ils te jugeront le jour où tu reviendras vers elles, les divinités montagnardes des montagnes divines.

Bahman avait laissé un testament à sa famille pour dire que s’il décédait par accident dans la montagne, personne n’était autorisé à venir chercher son corps ou à procéder à son enterrement. Il préférait rester introuvable dans la montagne au pied d’un rocher ou dans la neige. Il voulait s’éterniser dans les bras des montagnes divines, comme un sacrifice au pied des dieux montagnards.

Son étrange mode de vie s’enracinait dans son origine ethnique. Quand on arrivait à un lieu de camping, on pouvait le trouver seul assis sur un rocher contemplant les longues vallées nichées entre les hautes montagnes. On aurait dit qu’il cherchait les traces de ses ancêtres nomades, on aurait dit qu’il suivait la ligne des troupeaux des premières tribus, des pionniers d’une longue civilisation d’initiés, à un moment inconnu de l’histoire humaine, pour continuer jusqu’à un temps perdu dans l’éternité.

Bahman était de l’ethnie lor. Présents de l’est de l’Irak jusqu’à l’intérieur de l’Iran et même au sultanat d’Oman, les Lors sont une sorte de first nation du plateau iranien. Un peuple aryen, venu du Caucase ; fait confirmé par la large ressemblance entre les Bronzes du Lorestân et ceux du Caucase. Avant de se mêler aux Mèdes dont ils ont hérité de la culture, ils étaient probablement génétiquement liés aux Cassites, pionniers de la grande migration aryenne dans cette région, qui se sont installés dans les massifs du Zagros pour créer un pouvoir régional de grands cavaliers ayant conquis Babylone au XVème siècle av. J.-C. Après l’islamisation du plateau iranien, ils continuent d’influencer la scène politique du pays au travers de dynasties comme les Atâbakans (renversés par les Safavides) et les Zands (vaincus par les Qâdjârs).

Descendant d’une tribu nomade du Lorestân sédentarisée par les forces militaires à l’époque du roi Rezâ Pahlavi, c’était le sang d’un nomade qui coulait dans les veines de Bahman. Même après quelques générations de sédentarisation forcée, cette mélancolie de la nature l’attirait vers ses origines tribales d’homme libre et fier du massif du Zagros. Les murs de son appartement étaient entièrement décorés par une galerie de portraits de ses idoles, des figures emblématiques liées à l’histoire du Grand Lorestân : de Aryobarzan, héros populaire de la résistance contre Alexandre le Macédonien (l’équivalent iranien de Léonidas de Sparte) ou Karim Khân Zand, le souverain iranien qui refusait le titre de roi, jusqu’au Maréchal Asaad, le célèbre chef Bakhtiâri de la Révolution constitutionnelle, ou encore une personnalité plus contemporaine, Sorayâ Esfandiyâri, la seconde épouse du roi Mohammad Rezâ Pahlavi.

Même son prénom le reliait à la montagne : Bahman signifie "avalanche" en persan. C’est aussi le prénom d’un personnage du Shâhnâmeh ; le roi Bahman, formé par Rostam, est le fils d’Esfandiar le roi Kiyâni. Il adorait le Livre des rois de Ferdowsi. Il rappelait que les chefs des tribus nomades lores récitent encore par cœur des centaines de distiques de ce livre pour leurs petits-enfants. De façon générale, l’épopée tient une place de choix dans la musique et la littérature des Lors, l’ethnie la plus hospitalière d’Iran.

Il chantait bien. Les autres amis disaient qu’il chantait sur le mode mâhour de la musique iranienne, qui est utilisé plutôt pour les cérémonies de fête et de guerre chez les tribus nomades. En persan, mâhour désigne les collines triangulaires au pied d’une grande montagne.

Sa chanson favorite était un chef-d’œuvre folklorique en langue lori (une branche des langues iraniennes de l’Ouest, dérivée du vieux perse). Cette chanson, réputée en Iran surtout lors de la Guerre imposée des années 1980 et nommée "Ma mère, ma mère, c’est le temps de la guerre", a été immortalisée par la voix du grand chanteur Rezâ Saghâ’i. Ses paroles sont issues d’une histoire vraie de la résistance héroïque des tribus lores contre l’invasion des Alliés lors de la Première Guerre mondiale :

 

Il sortit du château, son sabre à la main

Les mors de son cheval brillaient au matin

 

Ma mère, ma mère, c’est le temps de la guerre

Ma bande de cartouches chargée jusqu’à la dernière

 

Attachez à ma jument la selle et les étriers

Annoncez ma mort à mes oncles guerriers

 

Le temps est arrivé pour l’amitié avec mon arme

Le bruit de mon vieux Brno a de tant de charme

 

Démolissez les tranchées et retrouvez mon corps

Apportez-le auprès de ma mère, pour qu’elle pleure

 

Habille-toi en noir, Ô Ma belle, Ô Ma chère

Ils ont enterré ton lion rebelle dans le cimetière

 

Recherchez dans les châteaux, de muraille en muraille

Trouvez mon corps avant qu’ils en fassent la trouvaille

 

Envoyez un courrier, pour mes jeunes belles filles

Qu’elles n’épousent jamais après moi, mes ennemis

 

Mes frères sont nombreux, des milliers et des milliers

Par mon sang, ils se révolteront pour me venger


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1 Message

  • Les dieux montagnards 3 juillet 2016 03:29, par huguette saie

    Cette revue est si interessante ! Et c’est formidable de pouvoir la lire sur Internet ! Merci

    Huguette Saie ,francaise vivant à Teheran depuis plus de 35 ans, mariée à un iranien et aimant ce pays et ses habitants.

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