N° 135, février 2017

Les thèmes externes et internes dans l’œuvre poétique de Massoud Saad Salmân (II)


Arefeh Hedjazi


Nous avons vu dans le précédent numéro que l’expressive "poésie de prison" de Massoud Saad - qui tire son œuvre d’une longue et douloureuse expérience carcérale - est structurée notamment sur des thématiques dont la mise à jour permet de dessiner les thèmes internes et profonds de sa subjectivité, au-delà des thèmes externes travaillés dans le cadre du formalisme de la poésie classique médiévale persane de style khorâssâni. Nous explorerons ces thématiques dans cette partie et la suivante (à venir dans le prochain numéro).

La thématique de l’incarcération

 

Le premier ensemble de thèmes et de motifs revenant sans cesse dans la poésie de Massoud est la thématique de l’incarcération. On peut parler de cette thématique comme de l’infrastructure consciente de l’œuvre, celle qui compose la partie comportant le plus de thèmes "externes". Parallèlement, cet ensemble est également la base de l’expression des thèmes internes ou de la personnalisation des thèmes externes.

La thématique de l’incarcération se décline en plusieurs branches :

- Les motifs de la souffrance morale et physique

- Les motifs de l’emprisonnement et de l’humiliation proprement dite

- Les motifs de la disparition et de la solitude

- Les motifs d’une nature agressive

- Les motifs de la souffrance morale et physique :

Les motifs de la souffrance morale et physique sont très nombreux et un champ lexical important leur est dédié. La densité de la présence des motifs de la souffrance morale et physique est forte et une étude statistique mettrait sans doute en évidence la primauté du champ lexical de la souffrance dans l’ensemble de l’œuvre massoudienne. Les exemples en sont très nombreux :

Avant même qu’une porte ne se referme sur mon malheur/cent autres portes de malheurs et de souffrances s’ouvrent

Cette souffrance qui est la mienne/pourrait fondre la dure pierre et l’acier

Chaque année de ma vie a été une année de malheur/ de difficultés et de souffrances (1960:95)1

  

En réalité, les poèmes vides des motifs de la souffrance, qu’elle soit physique ou morale, sont assez rares dans l’ensemble de son œuvre. Dans les distiques cités plus haut, on voit que l’expression de la douleur et du malheur se double d’un sens fini de la résignation :

Je ne suis pas sans malheurs/ Ma mère m’ayant donné vie pour souffrir (Ibid:94)2

 

Il serait intéressant d’étudier la poésie massoudienne dans une optique psychocritique pour y retrouver les échos psychologiques de l’expérience carcérale. La résignation suit généralement le malheur de celui qui n’a d’autre choix que de se soumettre à cette douleur. La souffrance est également amplifiée, exprimée avec une forme d’"exagération sobre" :

Chaque année de ma vie a été une année de malheur/ de difficultés et de souffrances (Ibid.)3 

 

Il prétend avoir souffert de malheurs, de difficultés et de souffrances durant toutes les années de sa vie, quand bien même a-t-il été un noble, un courtisan et un gouverneur, en un mot, un privilégié.

Généralement, Massoud commence par décrire très brutalement un état de souffrance, qu’elle soit physique ou morale, puis développe et varie sur le même thème tout au long du poème. C’est pourquoi la thématique de la souffrance, en tant que sous-partie de la thématique de l’incarcération, est omniprésente, consciemment et inconsciemment, dans tous les poèmes.

Massoud est également très attentif à décrire ses états de douleur physique ou morale, mais il n’est jamais aussi expressif que quand sa composition, "la variation" du motif, se fait au travers d’un assemblage associatif portant tel autre motif poétique, ou thème "externe" et préfixé à son apogée dans un passage. Par exemple, dans le passage suivant, le motif ou le thème "externe" traité est la question de la tristesse et de la douleur vu au travers des yeux et de l’insomnie. Massoud Saad traite ce thème externe avec une grande virtuosité, mais finalement, au-dessous de ce thème "classique", le thème "interne" de sa souffrance carcérale, de la souffrance d’un homme emprisonné dans l’obscurité et la solitude d’une forteresse de haute montagne, se lit justement, à travers la beauté de la facture classique du passage :

Quand les veilleurs [pupilles des yeux] décident de s’endormir/ Ils détruisent la chambre aux trésors de mes secrets

Comme la tulipe, ils enlèvent leur voile [les paupières]/ Et tels lune et soleil qui se cachent derrière la brume, ils se voilent derrière un masque [de larmes]. (Ibid : 95)4

Le poète décrit ici l’insomnie, avec des paupières se relevant sur les pupilles, irritées, qui se remplissent alors de larmes.

Ces deux distiques, qui ouvrent un poème de complainte - que le panégyriste Massoud Saad n’a dédié à personne -, décrivent avec virtuosité et force figures des yeux irrités par l’insomnie et dont les paupières s’ouvrent de manière incontrôlable. Le thème "externe", celui qui est apparemment traité par les tropes, est celui des yeux, comparés entre autres à des fleurs. Mais en réalité, le thème poétique interne est celui de l’impossibilité de fermer les yeux brûlés par l’insomnie, une fois la nuit tombée, souffrance qui brise la volonté du prisonnier. L’expérience décrite est ici parfaitement réelle : le prisonnier ne peut dormir dans son cachot, c’est la nuit, ses yeux brûlent d’insomnie, il sait que cette insomnie brise sa volonté (la chambre aux secrets de son être profond), mais il ne peut empêcher ses paupières de se lever seules, et bien évidemment, l’irritation qui s’ensuit, physique et mentale, les remplit de larmes. Ces deux distiques artistiques et poétiques décrivent en réalité le thème amer d’une insomnie maladive, douloureuse, provoquée par la peur, l’angoisse, la solitude… et renvoient donc à une expérience réelle. Le motif "interne" de la souffrance court donc en filigrane sous les motifs conventionnels et répétitifs de la poésie classique.

Ce motif de l’insomnie, sous-branche de la thématique de la souffrance, se module également d’une autre façon : l’usage des effets de style originaux, qu’il est le premier à utiliser (2009:53) et l’emploi de cette poétisation pour décrire très concrètement un état, ici en l’occurrence, l’insomnie :

Toute ma vie ne suffirait pas à exprimer la longueur de cette nuit/ Qui écourta de trop de chagrin ma vie

Comment pourrais-je décrire ma nuit passée/ Elle était obscure comme le désir et interminable comme un vœu (Ibid : 224)5

 

Dans le distique ci-dessus, l’expression de la noirceur attribuée au besoin et celle de la longueur attribuée au souhait, exposent concrètement la violence de la souffrance, alors même que la poétisation du motif est portée à un nouvel apogée, sans précédent alors dans la poésie persane.

- Les motifs de l’emprisonnement et de l’humiliation :

Les motifs de l’emprisonnement s’inscrivent dans un style très personnel, car ils sont exprimés dans le prosaïsme du quotidien d’un prisonnier médiéval et démontrent une expérience carcérale exceptionnelle. En réalité, ces motifs-là et les éléments lexicaux, thématiques et sémantiques de l’emprisonnement font tous partie des thèmes "internes" à cause de la manière dont ils sont traités par le poète, c’est-à-dire de manière très réaliste, contrairement aux thèmes "externes" de la poésie classique iranienne. D’autre part, le positionnement émotif du poète envers ces éléments est très net et il réagit par la colère, l’ironie et l’autodérision aux vexations dont il est victime. Ces poèmes, qu’ils soient adressés à un potentiel protecteur ou non sont très tangibles et le motif de l’humiliation se montre sous le concret des mots.

De grandes et lourdes chaînes m’enserrent les mains et les pieds/ Peut-être est-ce parce que je suis léger et niais (Ibid : 472)6

 

Ici, l’autodérision justifie l’existence des lourdes chaînes qui l’enserrent et le thème de l’humiliation carcérale se module au travers de cette autodérision. Les chaînes sont aussi décrites dans d’autres vers, aussi concrètement mais aussi douloureusement agrémentées d’autodérision et d’humiliation de soi :

Je suis maintenant enchaîné dans le cachot de cette Maranj/ Assis sur mes chaînes comme les poules sur leurs œufs (Ibid : 20)7

Massoud réussit à rendre de manière tangible la réalité de la vie carcérale et c’est dans ce "réalisme" de la description que se dévoile la thématique de l’humiliation causée par la prison, qui devient ensuite la thématique d’une part de la disparition de soi et de l’autre, une thématique à étudier dans le cadre d’une critique du "paysage" et de la profondeur :

A cause des chaînes, je me déplace sur mes mains ou à genoux/ Et je m’endors comme leurs chaînons, assis ou penché

Enfermé dans le cachot dont la porte est en acier renforcé/Deux quignons de pain font mon déjeuner et mon dîner (Ibid:21)8

 

Dans l’exemple ci-dessus, l’intolérable de l’enchaînement physique est exprimé très sobrement. Le prisonnier peut difficilement bouger ses mains et pour dormir, il n’a pas toujours le choix de s’allonger. Parfois, comme les chaînons de son lien, il doit dormir assis pour être confortable, car le lien ne lui permet pas de s’allonger. Une puissante porte de fer clôt son cachot et il doit supplier pour recevoir les quignons de pain qui le nourriront. L’ironie est également présente pour exprimer sa colère, quand il parle par exemple du grand nombre (dix) de gardiens chargés de le surveiller :

Ils ne me croient pas même immobile enchaîné dans le cachot/ Tant que dix gardiens ne tournent pas autour de moi

Tous les dix assis sur le pas de la porte ou sur le toit de mon cachot/Palabrant ensemble incessamment :

"Levez-vous et regardez ! Que par ma magie, il ne s’envole d’une lézarde dans le mur !"(Ibid : 249)9 

 

Le thème de l’humiliation de l’incarcération est ainsi exprimé parfois très concrètement, parfois poétiquement, mais l’expérience exprimée par la parole du poète demeure une expérience absolument "réelle", un "phénomène" ressenti par toutes ses fibres, dans la réalité de ses sens.

- Les motifs de la solitude et de la disparition :

Bien évidemment sous-entendus par l’incarcération, dans le cas de Massoud, une incarcération qui s’est prolongée sur un quart de sa longue vie, soit dix-huit ans, il y les motifs omniprésents d’une solitude maléfique et douloureuse, avec la question de l’insécurité de l’être, qui se traduit par la peur de la disparition.

Nul cœur ne m’entend quand je me tais/ Nul ne m’entend si je crie (Ibid : 228)10

 

Le poète se plaint régulièrement d’être oublié et surtout, d’être séparé de ce et de ceux qu’il aime. Ainsi, un de ses poèmes est dédié à sa ville natale, Lahore, embellie au travers de son imagination. Durant les longues nuits passées dans l’obscurité, il se souvient de ses amis et il pleure leur absence :

Me souvenant de mes amis/ Je pleure tant que mes ennemis me pardonnent

Le chagrin m’ensorcelle et je lacère mes vêtements/ Car l’habit est signe du corps

De souffrances et de faiblesses, mon corps est arrivé à un point/ Qu’il ne sied plus que je parle de "Moi"(Ibid : 257)11

 

Dans ces vers, le poète exprime plusieurs thèmes inter reliés de la solitude, la souffrance et la disparition. Il dit que la souffrance a tant désolé son corps qu’il ne peut plus dire "Je" en parlant de lui-même. En apparence, c’est donc consciemment qu’il attire l’attention sur le thème externe de la souffrance, mais le motif interne, inconscient demeure celui de la disparition.

- Les motifs d’une nature agressive :

Le sous-ensemble des motifs d’une nature agressive tient une place importante dans l’œuvre massoudienne et dans l’optique d’une critique thématique. Il serait également possible de les étudier directement dans le cadre d’une thématique du paysage. Ce sous-ensemble répond de plus immédiatement aux autres grandes thématiques de l’œuvre massoudienne, en ce sens qu’il comprend également les motifs de ces ensembles de thèmes. Nous l’avons cité en tant que sous-partie de la thématique de l’incarcération car c’est durant son emprisonnement dans des conditions extrêmes et très rudes que le poète s’est formé une image aussi agressive et en même temps ambivalente de la nature.

La nature est présente à plusieurs niveaux, en premier au contact direct du prisonnier, c’est-à-dire d’abord la nature telle qu’elle enveloppe directement les sens, la température, les pierres du cachot, l’acier des chaînes, la fragilité du corps, etc. C’est d’abord à ce niveau primaire et sensuel, répondant directement aux cinq sens que la nature agresse le prisonnier. Il a froid, faim, chaud, mal. Ses prisons sont situées dans des citadelles de haute montagne et il a même parfois du mal à respirer.

Au deuxième niveau, la nature ne se montre plus au travers d’un contact direct avec les sens et de façon fragmentaire. A ce deuxième niveau, il y a la grande nature majestueuse et rude de la montagne. Plus loin, nous verrons que la thématique de l’ambivalence pousse le poète à inverser les choses. Ainsi, à la hauteur de la montagne, il oppose sa propre bassesse. C’est pourquoi plus la montagne est haute et pure et plus le poète ressent son agression. Il en parle avec ironie ou agressivité :

Devant mes yeux, sans cesse, la course des étoiles/ Moi, ici, sur cette montagne grande comme le ciel

Tu ne pourras m’atteindre/ Même si ton corps était fait d’ailes (Ibid : 14)12

 

En même temps qu’il parle de la montagne, il défie également le lecteur de pouvoir l’atteindre, mais c’est un défi bien désespéré et sous l’ironie perce l’écrasement du poète par la montagne "grande comme le ciel".

Je parle à la montagne de ce qui me pèse/ Car l’écho est ma seule réponse

Chaque aube sur cette écrasante montagne/ Un nuage vient me visiter comme le mont Sinaï (Ibid)13 

 

Dans ces deux vers, le poète donne l’impression de parler positivement de la montagne, du moins mieux qu’il ne le fait en général, mais en réalité, l’ironie et l’humilité se cachent derrière les mots. Il parle avec la montagne, mais il parle de la haine dont elle l’emplit et finalement, la montagne, du haut de sa majesté, ne lui répond que par le silence, et il ne perçoit que l’écho de sa propre haine. Et chaque matin, pour humilier encore plus le prisonnier enchaîné, un nuage vient le visiter et le contempler de très haut. Il y a aussi les deux thématiques de la dualité et de l’ambivalence dont il est ici question.

Mais l’élément naturel qu’il hait le plus, jusqu’à le comparer au Démon, est la nuit. La nuit ne paraît exister que pour faire souffrir le prisonnier. La nuit, vecteur de l’obscurité, fait toucher au poète ses plus grands moments de désespoir et de lutte par avance perdue. Parfois, la nuit le plonge dans un tel désespoir qu’il estime que même le jour ne pourra lui faire de bien.

La nuit qui tarde à partir m’emplit de mélancolie/Le corps en souffrance et le cœur affligé

Je reste à me demander : Demain à l’aube de cette nuit profonde/ A quelle pensée donnerai-je naissance ? (Ibid : 258)14

 

Ainsi, tous les éléments naturels sont agressifs envers le poète, sauf le jour, qu’il ne peut pas voir. On voit alors l’inversion des thèmes "externes" de la nature, c’est-à-dire les bénéfices de la nature - la nuit est bénéfique et joyeuse dans la poésie persane qui précède celle de Massoud Saad - et leur intériorisation par le poète, qui en fait des thèmes "internes" et inversés dans le cadre des thématiques citées.

Finalement, les thèmes de l’incarcération forment ensemble la trame essentielle, l’infrastructure des autres thématiques et à un niveau supérieur, la raison d’être de cette incarcération et l’influence des longues années d’emprisonnement deviennent la base de la seconde grande thématique de l’œuvre massoudienne, c’est-à-dire l’animosité des autres qui est, selon lui, à l’origine de sa disgrâce.

 

A suivre….

 


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