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HANS HARTUNG
La peinture, et le geste
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris,
11 octobre 2019 - 1er mars 2020
Avec cette exposition monographique consacrée à Hans Hartung, il s’agit d’une rétrospective exhaustive de l’œuvre et de la vie de cet artiste de la modernité. Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris est en effet un musée, comme son nom le laisse entendre, consacré à la modernité, c’est-à-dire à une période de l’art qui va globalement du début du vingtième siècle aux années soixante-dix, lorsque cette modernité a déjà fait place à la contemporanéité : ainsi les générations d’artistes se succèdent et en même temps se côtoient, les uns réinventant l’art, les autres terminant une œuvre commencée plusieurs décennies auparavant. Historiquement, l’exposition Hans Hartung révèle son œuvre depuis ses débuts jusqu’à sa mort en 1989, une œuvre où la peinture côtoie la photo, non point une photo accessoire et d’amateur, mais une photo réellement artistique qui dialogue de façon constructive avec son œuvre picturale et graphique, qui saisit des formes au jour le jour et informe la peinture, la rassure en quelque sorte puisqu’elle est abstraite, pure invention et non représentation. L’exposition est bien documentée et suit un ordre chronologique simple, ce qui permet au visiteur de prendre connaissance du parcours de l’artiste au sein ou à côté des mouvements qui jalonnent celui-ci et éventuellement auxquels il participe. Cela permet également de suivre la nature des relations d’Hans Hartung avec le monde de l’art : artistes, galeristes, musées, collectionneurs, mais aussi de connaitre sa vie personnelle et familiale, tous ces facteurs jouant un rôle notable dans sa démarche comme dans son accession à une grande notoriété internationale.
Le premier parcours artistique de ce peintre est marqué de manière indéniable par l’Expressionnisme surtout allemand, celui du début du vingtième siècle, avec pour repères, parmi d’autres, les peintres Kokoshka et Nolde, ou bien encore le Cavalier Bleu, ce qui va de soi puisque Hartung est né en Allemagne en 1904. Mais d’autres mouvements, tendances et artistes sont nettement perceptibles dans le parcours de jeunesse et de construction de Hartung en tant que peintre : le Cubisme, Miro et Kandinsky mais également quelques aspects du Surréalisme. Certaines œuvres de ce parcours premier sont ainsi explicitement dans l’esprit de tel ou tel mouvement artistique ou de tel ou tel artiste dont la facture, l’espace, les figures, la vision du monde sautent aux yeux. Mais il ne s’agit là que d’une période où Hartung trouve peu à peu à se définir dans l’expérimentation d’une peinture se renouvelant en tant que telle et se situant à proximité d’avant-gardes de son époque, celles dont il a décidé de suivre la voie. En ce sens, il abandonnera relativement rapidement les figurations, si peu figuratives soient-elles, à la manière cubiste par exemple, pour situer son œuvre picturale, graphique et photographique dans le champ des abstractions non géométriques, celles qui autour des années cinquante seront désignées par la critique d’art selon différentes appellations : abstraction lyrique, tachisme, art informel ou art gestuel, par exemple. Ici on laissera de côté l’appellation « Action painting » qui désigne l’art américain et plus précisément les modalités d’effectuation de l’œuvre picturale selon Jackson Pollock. Hartung, à partir d’environ 1922, va peindre des séries d’aquarelles « tachistes », de petits formats, tout en se dégageant de certaines proximités avec tel ou tel mouvement artistique ou autrement dit, en acquérant son propre langage.
Le peintre va peu à peu élaborer son répertoire formel propre, celui d’une « écriture » dotée d’une grande vitesse scripturale et de compositions dépouillées faites à partir de couleurs en nombre très limité. L’œuvre pourra ainsi se définir comme œuvre picturale et graphique dont les signes qui occupent largement le champ de la toile seront durant longtemps les reports en un plus grand format de croquis ou de petits dessins, comme si l’artiste voulait conserver cette vitesse scripturale, cette spontanéité propre aux croquis - ou bien craignait de les perdre lors du passage au médium peinture et aux plus grands formats.
La gestualité va apparaître comme une modalité d’effectuation typique de la peinture de Hans Hartung, elle s’installera peu à peu et dans une relation étroite avec l’œuvre à proprement parler graphique, celle des petits formats sur papier : des dessins qui sont à la fois exploratoires et servent de base, d’esquisses pour la réalisation des tableaux sur toile. Le dessin sera ainsi longtemps agrandi au carreau pour être reporté sur la toile ; ce qui est à priori en contradiction avec la définition de l’abstraction gestuelle ; cette dernière, en effet implique une gestualité spontanée, une création sans vraiment de préalables, sans études, pochades ou dessins préparatoires. Mais ce principe du report au carreau aura sa fin, assez tardivement il est vrai, et c’est alors que Hartung agira en tant qu’artiste gestuel et calligraphe en de très grands formats où toute l’aventure créative se joue face à la toile, sur la toile, sans préalables, sans études, sans esquisses. Peut-être est-ce la maturité, l’expérience, la connaissance de sa propre peinture qui constitueront en quelque sorte le background permettant cette démarche somme toute audacieuse qu’est la réalisation de très grands tableaux sans possibilité de « repentirs » (terme propre à la peinture, désignant les retouches et modifications plus ou moins perceptibles dans les œuvres picturales, jusqu’aux plus notoires).
Ainsi, au fil des années, les formats pratiqués par Hans Hartung vont croître en leurs dimensions jusqu’à cette apothéose que sont les très grands formats, de la fin des années 1970 aux années quatre-vingt, qui concluent le parcours de l’exposition et la vie de l’artiste. Cette rétrospective permet ainsi, en comparant les périodes de son cheminement, d’apprécier la légitimité de sa notoriété en tant que porteur d’une nature d’abstraction qui le place parmi les grands abstraits lyriques gestuels. Ce parcours, jusqu’aux très grands formats, est celui d’un artiste qui ne cesse de réinventer sa peinture, ses modalités d’effectuation. Pour ce faire, il créera ses propres outils et utilisera des médiums alternatifs : spatules, grattoirs, nouvelles peintures vinyliques et acryliques destinées au bâtiment davantage qu’aux beaux-arts, pulvérisateurs ou sprays (comme le font aujourd’hui les artistes du Street Art). Quelquefois, avec les larges stries qui parcourent la surface du tableau, on peut penser à Soulages, cet artiste d’une autre abstraction, non gestuelle, qui fabriqua également ses outils, mais plutôt pour « labourer » les pâtes picturales épaisses, y creuser ces sillons parallèles qui caractérisent une partie de son œuvre. Cette invention et réinvention des outils de la peinture est un phénomène que l’on trouve, mais tout autrement, chez Jackson Pollock avec ces procédés de l’écoulement de la peinture industrielle et de sa projection sur la toile étalée au sol (le « dripping » ; mais avec Pollock, il y a, en amont sa découverte des « peintures de sable », en fait des pigments naturels versés par l’officiant amérindien navajo sur le sol où il trace ainsi les figures rituelles. Ces rapprochements ne sont pas anecdotiques, ils témoignent d’une période où la peinture moderne affirme sa rupture avec la re-présentation.
Pour ce faire, Pollock ou Hartung réinventent les modalités canoniques du faire pictural, ce qui va de soi puisqu’alors la peinture cesse de montrer le monde visible ou rêvé pour se montrer telle qu’en elle-même, en tant que médium libre de se donner à voir en tant qu’expression pure du ressenti du monde par l’artiste. Ceci se fait comme une aventure, c’est à dire sans projet préalablement établi. C’est ainsi qu’il en va de la démarche majeure de Hartung, dès lors qu’il a abandonné tout le travail d’études, de pochades et d’esquisses suivi de la mise au carreau. C’est ici peut-être que se pose la question du rapport entre la photographie que pratiqua Hartung avec brio et qui servit à explorer et à fixer certains aspects du réel pour mieux s’en emparer vers une transmutation presque magique. En fait, beaucoup de photos faites par Hartung, bien qu’elles figurent le réel, sont des images abstraites du monde, soustraites au monde, nourriture, matière à création de ses peintures. D’une certaine façon, ces photos sont un réservoir formel dont le dire est peut-être bien que l’abstraction picturale n’est pas née de rien mais trouve certaines de ses sources dans un répertoire formel saisi par la photo. En ce sens, la photo de Hartung est un outil, un corpus, un réservoir d’images et de croquis. Les dernières œuvres, ces très grands formats, par leurs dimensions, englobent le spectateur, lui offrent un territoire de contemplation et d’immersion, le rapport à la peinture et son ressenti sont dès lors bien différents que lorsqu’il s’agit des petits, moyens et grands formats. Les grands formats ne peuvent plus faire image. Ici la gestualité scripturale partage le territoire de la toile avec des effets nés de l’invention de l’artiste et les qualificatifs surgissent : paysage rêvé, éruptions volcaniques, forces telluriques. Lorsque la gestualité scripturale fait place à certaines modalités, quelquefois c’est Zao Wou Ki et le paysagisme abstrait qui se profilent et viennent à l’esprit. Paysagisme en ce sens que le regard du spectateur parcourt de champ de la peinture.
Avec Hartung, l’aventure de l’art correspond à une phase de modernité, période où elle permet de transgresser les règles et les dogmes de l’Académie pour vivre une aventure singulière, pour exprimer le ressenti du monde par l’artiste, pour que la peinture se donne à voir, à nu, car libérée de la figuration, libérée du sujet qui la cache ou tout du moins la renvoie en arrière-plan en tant que médium, comme la lecture d’un texte renvoie le plus souvent sa calligraphie ou sa typographie en arrière-plan, dès lors « invisible ».