N° 101, avril 2014

Le soufisme et la franc-maçonnerie en Iran


Afsaneh Pourmazaheri


Les cercles soufis et leurs khânqâh [1] sont des lieux de stagnation ou d’épanouissement de la culture et du mysticisme dans l’histoire de l’islam chiite. Parmi les soufis iraniens, nous pouvons évoquer les noms de Bâyazid Bastâmi, Sheikh Kharâghâni, Abou Saïd Abolkhayr, Sanâ’i, Sheikh Najmeddin Kobrâ, Najmeddin Râzi, Attâr Neishâbouri, Mowlâna, etc., qui ont considérablement marqué la société iranienne, notamment sa culture et sa littérature.

Plus récemment, durant ces six derniers siècles, les cercles soufis tels que ceux de Heydarieh, de Ne’matollâhieh et de Nourbakhshieh ont eu une influence et un crédit notables au sein de la société. Vivant au rythme de cette dernière, ils ont aussi été bouleversés par l’introduction de la modernité et attirés d’une part par les idéaux modernistes et la propagande colonialiste qui les appuyait, et d’autre part, par les corporations et les confréries secrètes d’où émanaient ces nouvelles conceptions du monde. La plus importante de ces confréries est sans doute celle de la franc-maçonnerie qui, très tôt et de manière inattendue, chercha à se rapprocher de la mouvance soufie.

Certaines personnalités occidentales connues et membres de la confrérie maçonnique, dont James Morier, orientaliste anglais et auteur du roman Hâdji Bâbâ, sont devenues ainsi l’objet de l’intérêt de la mouvance franc-maçonnique iranienne et en vue d’élargir leur cercle d’influence, se sont appliquées à donner une teinte orientale aux idéaux maçonniques. Une sorte d’alchimie, ou du moins un rapprochement entre soufisme et franc-maçonnerie est apparue également en Tur­quie. Durant la première moitié du XXe siècle, un grand nombre d’Occidentaux sont attirés par cette nouvelle tendance, notamment Ru­dolf Freiherr Sebottentorf, occultiste alle­mand membre de la Société de Thulé, qui fréquenta les loges maçonniques turques et les assemblées de Bektashis. Il semblerait que Sebottentorf se soit employé à construire un système nouveau à l’intention des seuls Occiden­taux ; on lui attribue aussi la constitution d’une « loge mystique » à Istanbul, d’où il dénonce l’état de décadence de la franc-maçonnerie moderne. Plusieurs tentatives de fusion entre la franc-maçonnerie et les confréries soufies ont ainsi lieu au cœur de l’Empire ottoman et en Iran au tournant du siècle : en Iran, la première a pour résultat la fondation de l’Andjoman-e Okhovvat (l’Organisation de la Fraternité) en 1899, dissoute avec l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979 ; la seconde tentative, qui est de courte durée (1920-1925), voit la naissance, en Turquie, de la Tariqat-i salâhiyye.

Khânqâh et cimetière de Zahiroddoleh, Téhéran

Le soufisme iranien est, depuis cinq siècles au moins, étroitement lié au chiisme. Les soufis sont toujours demeurés fidèles à leur voie spirituelle théorique et pratique, tout en restant par ailleurs majoritairement fidèles au chiisme et à ses oulémas. Ils n’auraient donc pas pu être intrinsèquement le générateur du schisme qui a eu lieu, tardivement, entre soufisme et chiisme. Mais avec l’avènement de la franc-maçonnerie et sa pénétration au sein du monde soufi, les adeptes de cette mouvance religieuse ont commencé peu à peu à contredire les propos ainsi que certaines bases de la pensée chiite telle que préservée auprès des grandes figures religieuses. C’est ainsi qu’une faille est apparue dans les rapports cordiaux qu’entretenaient ces deux tendances spirituelles.

A propos de cette nouvelle facette du soufisme, nous pouvons rapporter les propos du réformiste Malcom Khân, l’un des fondateurs des sociétés paramaçonniques en Iran en 1858 : "Au premier abord, il est surprenant qu’un penseur réformiste s’intéresse au soufisme et, surtout, qu’il lui consacre une part aussi importante dans son projet de modernisation des esprits en Orient. En fait, le soufisme connaît plusieurs dimensions et, d’une manière générale, ses formes populaires, imprégnées de superstitions et de pratiques magiques, sont rejetées par les réformistes alors que ces derniers font bon accueil, dans la mesure où celles-ci ne fuient pas leurs responsabilités politiques, à sa forme savante qui regroupe les confréries. Il y a donc, ainsi que certains d’entre eux l’ont écrit, un bon et un mauvais soufisme. D’un autre côté, le soufisme séduit les réformistes car il autorise une forme de liberté dans le commentaire du Coran. Ibn Arabi, l’un des principaux représentants de ce courant, encourage, par exemple, la réouverture de la porte de l’ijtihâd, ce qui signifie commenter le Coran en faisant un usage indépendant de sa raison." [2]

Ali-Khân Zahiroddoleh

Le lieu où naquit le schisme entre soufisme et clergé chiite fut le khânqâh de Zahiroddoleh. Cet espace était en réalité une couverture pour l’organisation maçonnique Andjoman-e Okhovvat gérée par l’un des courtisans du Shâh d’Iran. Mais c’était aussi un lieu de rassemblement des soufis, des poètes, des intellectuels, des artistes, des hommes de lettres et des savants iraniens, ce qui en faisait un endroit idéal pour le recrutement maçonnique. Petit à petit, les cercles maçonniques décidèrent d’élargir leur champ d’activité et de prendre d’autres cercles soufis sous leur égide, dont ceux de Gonâbâdieh, de Nourbakhshieh et de Nematollahieh Safi Ali-Shâhi.

Ali-Khân Zahiroddoleh joua un rôle significatif dans l’établissement des liens entre le cercle des soufis, la cour et la confrérie des francs-maçons à Téhéran. Arrière-petit-fils de Mohammad Nâsser Khân, connu sous le nom de Zahiroddoleh 1er et l’un des khâns les plus respectés sous les Qâdjârs, il parvient à resserrer les liens entre le soufisme et la cour, un lien historiquement et politiquement marquant dans l’histoire de l’Iran.

Ali-Khân Zahiroddoleh naît en 1864 à Djamâl-Abâd dans le nord de Téhéran, où il est enterré à sa mort en 1923, dans son khânqâh à Darband. Orphelin dès son jeune âge, il reçoit le titre de son père, Zahiroddoleh, par Nâssereddin Shâh qui en fait son gendre à l’âge de 16 ans. Plus tard, il est nommé ministre de cour, position qui lui permet de renforcer encore plus les rapports entre la cour et des cercles francs-maçons étatiques et non-étatiques comme celui de l’Andjoman-e Okhovvat. Il est un certain temps gouverneur de différentes provinces iraniennes, et notamment de Téhéran, Hamadân, Kermanshâh et du Guilân. Sous Mozaffareddin Shâh et Ahmad Shâh, il s’occupe activement, dans ses réunions maçonniques, de mouvements politiques qui aboutissent à la Révolution Constitutionnelle de 1906. A la suite du canonnage de la toute nouvelle Assemblée nationale, il est accusé de collaboration avec les constitutionalistes et les membres des loges maçonniques. A la suite de cette accusation, sa maison est perquisitionnée en vue de trouver des preuves attestant ses liens avec les groupes maçonniques - en vain. On rapporte ainsi que les documents dont il dispose dans ce sens ont auparavant été déposés en lieu sûr.

En 1885, sur ordre de Nâssereddin Shâh, il devient membre du khânqâh de Safi-Shâh avec pour objectif de mieux connaître les rituels et se familiariser avec les habitués du cercle. Il deviendra bientôt l’un des membres les plus éminents du groupe et se liera d’amitié avec Safi-Shâh au point que ce dernier, lors de sa mort, lui confiera la gestion de son khânqâh. Un an après le décès de Safi-Shâh, Zahiroddoleh prend ses distances avec les derviches et les traditions du khânqâh et fonde l’Andjoman-e Okhovvat qui, d’après lui, doit avoir pour fonction de remplacer les khânqâhs traditionnels. Cette Andjoman devient une organisation franc-maçonnique fréquentée par de nombreux politiciens, la noblesse qâdjâre, des derviches, des artistes et des lettrés. Le lieu de rassemblement est le khânqâh de Safi-Shâh mais l’essentiel de leurs activités se tient dans la maison de Zahiroddoleh. Cette organisation, tout en tenant des réunions secrètes, participe à des activités caritatives, humanitaires et politiques. Le noyau principal de ce cercle comprend Entezâm-o-Saltaneh, Amin-ol-Molk (Esmâ’il Marzbân), Ebrâhim Hakimi, Hâdj Shamseddin Djalâli, Seyfoddowleh, Nasrollâh Ebâdi, Homâyoun Sayyâh, Mohsen Gharib, Fathollâh Safâ’i (Safâ-ol-Molk) et Ali-khân Zahiroddoleh.

On y compte au total cent-dix membres, ce qui donne en abjad (une sorte d’alphabet consonantique) le nom de l’Imâm Ali, le premier des Imâms chiites. L’emblème de ce cercle est également constitué d’un mélange de symboles soufis et maçonniques. Le cercle publie une revue nommée Madjmou’eh-ye Akhlâgh (Recueil de morale) où sont présentés les manifestes et autres textes importants relatifs à l’organisation. La plupart des membres de ce cercle font également partie d’autres loges officiellement maçonniques. Chaque membre se doit alors de garder ces réunions secrètes afin de les protéger. C’est dans ce même cercle que l’idée de fonder un orchestre national naît. Le père d’Abol-Hassan Sabâ, lui-même musicien, est à l’origine de cette initiative. D’autres musiciens de renom fréquentent ce cercle : Abol-Hassan Sabâ bien entendu, le poète Rahi Moayyeri et son père, Gholâm-Hossein Darvish, Hassan Yâhaghi, Habib Samâ’i, Darioush Rafi’i, Moshir Homâyoun et Hossein Tehrâni.

Réunion des membres de l’Andjoman-e Okhovvat

Après la mort de Zahiroddoleh, Vafâ-Ali Shâh (Hâdi Molavi Guilâni), son disciple, prend le contrôle de l’organisation, gérant toutes ses activités jusqu’à sa mort 25 ans plus tard. Après lui, Darvish Rezâ prend le relais et organise presque toutes les réunions du groupe dans le cimetière Zahiroddoleh. Il lègue tout à son fils et à son épouse en 1987. A compter de cette date, le khânqâh perd peu à peu sa crédibilité et poursuit ses activités sous d’autres titres.

Cette fusion du soufisme et de la franc-maçonnerie attise aujourd’hui encore la curiosité des chercheurs qui essayent de trouver d’autres éléments d’explication à sa raison d’être et à sa relative pérennité, comme l’influence de la cour, qui auraient pu catalyser la création de cette union. En outre, il existe des points de convergence entre les pensées maçonniques et la sagesse soufie des derviches. Les deux s’intéressent au mystère, à la sagesse ésotérique et à la science occulte. Ils cherchent à révéler les secrets cachés de la nature en s’aventurant parfois même dans le domaine de la sorcellerie et de la divination. La « fraternité » est l’un des mots clés du soufisme et des cercles maçonniques où l’on considère les membres du groupe comme des frères, et où la solidarité et l’union sacrée comptent avant tout. Ainsi, pour ces milieux, aider son prochain dans les circonstances difficiles est une règle d’honneur. Il y a certes des points de divergences entre ces deux cercles, notamment dans les objectifs qu’ils essaient respectivement d’atteindre. Les derviches ont avant tout des objectifs spirituels et moraux dans le cadre d’une religion définie, et tentent de révéler « la vérité du monde » et « la sagesse de l’univers », tandis que les francs-maçons poursuivent des buts politiques et matériels afin de renforcer de plus en plus leur influence. Voici sans doute l’une des raisons pour laquelle les cercles soufis ont peu à peu perdu de leur influence et ont une présence très faible sur la scène sociale, tandis que les activités maçonniques, secrètes et discrètes, continuent.

Bibliographie :
- Afshâr, Iradj, Zahiroddoleh dar hokoumat-e mâzandarân (Zahiroddoleh et le gouvernorat du Mâzandarân), éd. Ghatreh, Téhéran, 1981.
- Bauer, A. ; Boeglin, E., Le Grand-Orient de France, PUF, coll. « Que sais-je ? »,ý 2002.
- Foroughi, Mohammad-Ali, Seir-e Hekmat dar Oroupâ (Evolution de la sagesse en Europe), éd. Zavâr, Téhéran, 1998.
- Hamill, J. ; Gilbert, R., Freemasonry, Angus, 2004.
- Nadjafi, Moussâ, Ta’amolât-e siâsi dar târikh-e tafakorât-e eslâmi (Réflexions politiques dans l’histoire des pensées islamiques), éd. Pajouheshgâh-e Oloum-e Eslâmi (Centre des recherches en sciences humaines), Téhéran, 2000.
- Râ’in, Esmâ’il, Farâmoushkhâneh va franmassonery dar Irân (La Franc-maçonnerie en Iran), éd. Amirkabir, Téhéran, 2005.

Notes

[1Lieu de rassemblement destiné aux savants religieux et aux oulémas de l’islam chiite qui a été ensuite réservé aux soufis.

[2Thierry Zarcone, Secrets et sociétés secrètes en Islam. Turquie, Iran et Asie centrale, XIXe-XXe siècles. Franc-Maçonnerie, Milan, Archè, 2002, p. 120.


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