|
La persécution des membres de la famille du Prophète et des chiites, qui débuta bien avant l’événement de l’Ashourâ sous les Omeyyades, prit encore davantage d’ampleur sous le califat abbasside. Cette hostilité historique n’est plus à démontrer, hostilité qui alla plusieurs fois jusqu’à la perpétration de massacres, notamment ceux commis par Hadjâdj ibn-e Youssof à l’époque omeyyade, ceux de Mansour Davânighi à l’époque abbasside, ou même celui directement conduit par le calife Hâroun al-Rashid, qui conduisit à la mort de 75 descendants directs du Prophète de l’islam en une nuit.
Ces persécutions, qui s’étendirent sur plusieurs siècles, obligèrent les Imâmzâdehs (enfants ou descendants du Prophète et des Imâms) à se réfugier dans les parties du territoire musulman difficiles d’accès et loin des capitales des califes. Le territoire iranien notamment, de par sa taille, son environnement montagneux, ainsi que l’état d’esprit de ses habitants, fatigués et écœurés des exactions des califes et approuvant la résistance chiite, offrait un bon refuge à ces persécutés. Ainsi, de nombreux descendants d’Imâm (emâm zâdeh : mot qui désigne littéralement la personne, mais aussi le mausolée où elle a été enterrée) se sont réfugiés en Iran, où ils ont souvent continué à se battre, mourant pour la plupart tués par des émissaires du califat. Les Iraniens ont très vite vénéré ces Imâmzâdehs, à la mémoire desquels d’innombrables mausolées ont été bâtis au fil du temps.
Parmi ces Imâmzâdehs figurent un bon nombre de femmes et donc d’Imâmzâdehs féminins en Iran. Cette présence féminine, tout en soulignant le caractère général de la persécution et des poursuites contre les chiites, montre également l’importance de la présence des femmes dans la vie politique et religieuse de ses fidèles.
Parmi les Imâmzâdehs féminins en Iran, citons pêle-mêle les plus connus : Zeynabieh, Bibi Sedigheh et Fâtemeh Nesâ dans la province d’Ispahan ; Bibi Fâtemeh dans le Fârs ; Bibi Safieh à Kermân ; Bibi Hourieh dans le Guilân ; Sakineh Khâtoun à Qom ; Havâ Khâtoun dans la province Markazi ; Sâhebeh Khâtoun dans le Kurdistan ; Seyedeh Fâtemeh à Kermânshâh ; Bibi Nour, Bibi Sharifeh, Bibi Marzieh et Bibi Zahrâ à Boushehr ; Khadidjeh Khâtoun dans le Lorestân et Hamideh Khâtoun à Téhéran.
Toute étude sur le sujet doit cependant faire face au problème des carences et manques de sources biographiques et historiques précises au sujet d’un grand nombre des Imâmzâdehs enterrés en Iran, qui sont principalement dus à deux circonstances : la clandestinité forcée de ces exilés, ainsi que les efforts des califes pour faire disparaître les traces de ces personnes. Par conséquent, il est difficile de donner des statistiques et informations précises au sujet de l’ampleur du phénomène migratoire, de la population totale, et des biographies des Imâmzâdehs. [1]
Ce court article se propose de présenter quelques Imâmzâdehs féminins à la biographie connue, ainsi que quelques autres aux origines inconnues ou mal connues, mais dont le mausolée accueille pourtant un bon nombre de pèlerins.
La plupart des Imâmzâdehs, féminin ou masculin, sont les enfants et descendants de l’Imâm Moussâ Kâzem, septième Imâm des chiites. Parmi eux, Hazrat-e Ma’soumeh est considérée comme l’une des Imâmzâdehs la plus connue en Iran. Nous allons donc commencer par présenter cette personnalité chère au cœur des chiites.
Ma’soumeh, née à Médine, enterrée à Qom, est la fille de l’Imâm Moussâ Kâzem et la sœur de l’Imâm Rezâ avec qui elle partage donc également la même mère, Nadjmeh Khâtoun. Elle est enfant quand son père, l’Imâm Kâzem, est assassiné par les sbires du calife. Son frère, l’Imâm Rezâ, la prend désormais avec lui. Un an après l’exil au Khorâssân de l’Imâm Rezâ sur ordre de Mâ’moun le calife abbasside, Ma’soumeh se met en route en compagnie de membres de sa famille dans l’intention de rejoindre son frère. Au cours de son périple, elle est accueillie avec joie et respect par les habitants des villes iraniennes, lassés de la tyrannie des califes. Elle en profite pour révéler les injustices subies par les descendants du Prophète et défendre l’Imâm Rezâ.
Du fait de ces discours, arrivée dans la ville de Sâveh, sa caravane est attaquée par des agents abbassides qui tuent tous les hommes. Hazrat-e Ma’soumeh, blessée au cours cet affrontement, tombe malade et, incapable de continuer son périple vers le lointain Khorâssân, est forcée d’aller à Qom, en se fondant sur cette parole de son père qui disait : « La ville de Qom est un centre chiite. » Un an plus tard, après 17 jours passés à Qom, elle y décède prématurément à l’âge de 28 ans, sans pouvoir rencontrer son frère. Moussâ Ibn Khazradj, qui l’avait hébergée à Qom, installe alors un dais (sâyebân) au-dessus de son tombeau. [2] Son sanctuaire à Qom, qui accueille toute l’année durant un grand nombre de pèlerins, est aussi le lieu de repos éternel de quelques personnages historiques iraniens dont quatre rois safavides, deux rois, et un bon nombre de princes qâdjârs. Concernant le bâtiment du sanctuaire de Hazrat-e Ma’soumeh, sa construction fut ordonnée par le roi safavide Shâh Tahmâsb, ainsi que celle de son zarih de brique, orné de carrelages de sept couleurs. Après lui, le Qâdjâr Fath’Ali Shâh l’argenta. En 1989, ce dernier zarih a été remplacé par le zarih actuel doté d’une plus grande finesse artistique. Quant au dôme de ce sanctuaire, il a été pour la première fois posé à la demande de la Vénérée Zeynab, fille de l’Imâm Djavâd, neuvième Imâm des chiites. Au fil du temps, deux autres coupoles ont été ajoutées à la première. Sheikh Toussi, l’un des grands savants et ministre chiite du XIe siècle, encouragea le vizir Mir Abolfazl Arâghi à les remplacer par un grand dôme en briques carrelé. Plus tard, au XVIe siècle, l’épouse de Shâh Ismâ’il, le faisant restaurer, y a ajouté un iwân et deux minarets. Sous le règne de Fath’Ali Shâh qâdjâr, le dôme du sanctuaire a été doré. Finalement, des travaux de restauration terminés en 2005 ont donné au sanctuaire l’apparence qu’il a aujourd’hui, avec notamment un nouveau dôme. [3]
Bibi Shahrbânou n’est pas une descendante, proche ou lointaine, d’Imâm, c’est pourquoi elle ne peut être appelée Imâmzâdeh. Pourtant, son engagement pour le développement du chiisme en Iran et son statut d’épouse du troisième Imâm, l’Imâm Hossein, fait de son sanctuaire à Rey, près de Téhéran, un lieu de pèlerinage régulier pour les Téhéranais et les habitants de Rey.
Connue sous le nom de Bibi Shahrbânou, cette dame est dite être l’une des filles de Yazdgerd III, dernier roi sassanide, née dans la famille royale dans le Khorâssân, à Merv, capitale de ce qui restait alors de l’empire sassanide au début de l’invasion arabe. Elle a vécu jusqu’à sa jeunesse en Iran. Bien que des doutes persistent quant à son identité de princesse sassanide - il est probable qu’elle ait été en réalité l’une des servantes du palais où elle a été faite prisonnière par les Arabes -, de nombreux récits historiques, même très anciens, la citent nommément en racontant plus ou moins similairement les détails de sa capture, de son transfert à Médine, puis de son mariage avec le troisième Imâm. Ces récits citent également un rêve qu’elle aurait fait durant la conquête du Khorâssân par les Arabes et avant sa capture : Shahrbânou rêva une nuit du Prophète de l’islam, qui la demanda en mariage pour son petit-fils, l’Imâm Hossein. Le lendemain, elle se réveilla avec, au fond de son cœur, un amour extraordinaire à l’égard de celui-ci. Une autre nuit, elle rêva de la Vénérée Fatima Zahrâ, fille du Prophète de l’islam et mère de l’Imâm Hossein, qui la convertit à l’Islam, en lui annonçant la victoire des musulmans contre les Iraniens et son mariage avec l’Imâm Hossein. [4] Effectivement, l’histoire fut le théâtre de la défaite des Sassanides, et Bibi Shahrbânou fut effectivement capturée et emmenée à Médine, où elle devint l’épouse de l’Imâm Hossein et la mère du quatrième Imâm, l’Imâm Sadjâd.
Le mausolée de Bibi Shahrbânou, situé dans les montagnes du sud de Téhéran et près de Rey, est arc-bouté sur un pic rocheux de la montagne du nord d’Amin-Abâd. Des recherches archéologiques montrent que ce monument est effectivement l’un des plus anciens monuments islamiques de l’Iran, dont la construction date de la fin de l’ère sassanide, ce qui certifie l’identité de Shahrbânou. Ce bâtiment à l’architecture sassanide a été ensuite complété durant l’histoire par l’ajout de murs, de pièces, ainsi que d’une belle porte gravée remontant à l’époque safavide et des ornements de la période qâdjâre. [5] Hazrat-e Shahrbânou est dotée d’une grande importance pour les Iraniens, car elle établit un lien très étroit entre l’Iran et le chiisme grâce à sa lignée iranienne et son alliance avec la famille du Prophète de l’islam.
Fatemeh Zobeydeh, affectueusement et respectueusement appelée Bibi Zobeydeh Khâtoun, également enterrée à Rey, est l’une des deux filles de Bibi Shahrbânou. Epouse de Ghâsem [6], le fils du deuxième Imâm Hassan, et sœur de l’Imâm Sadjâd, on ne connaît pas sa biographie dans le détail, mais on sait qu’elle se réfugia en Iran après le martyre du troisième Imâm, son père. [7]
Son mausolée est proche de celui de Hazrat-e Abdol-Azim à Rey, au sud de Téhéran. Ce sanctuaire datant de l’ère safavide comprend entre autres deux minarets et un fronton doré à l’extérieur ; le bâtiment principal de l’Imâmzâdeh au fond de la cour et sa belle porte incrustée vieille d’à peine quelques décennies. D’après des tablettes gravées dans les murs et œuvres de l’un des serviteurs anonymes (khâdem) du mausolée, le bâtiment aurait été construit sur l’ordre de Shâh Soltân Hossein il y a 400 ans. Le portique (ravâq) principal date bien de l’ère safavide, mais les iwâns et escaliers ont été ajoutés à l’époque qâdjâre. La porte s’ouvrant sur le zarih est en bois incrusté et le zarih, également en bois, est entouré de fenêtres et de portes qui s’ouvrent sur l’iwân principal. Dans le portique du mausolée, une autre tablette (lowh) a été gravée sur l’ordre de la mère de Nâsereddin Shâh Qâdjâr. Cette tablette fait le récit, vrai ou imaginé, de l’arrivée en Iran de Bibi Sharbânou, de Bibi Zobeydeh et de l’Imâmzâdeh Ghâsem (Ghâsem-e Sâni), fils de Bibi Zobeydeh, né en Iran, où ces vénérées dames s’étaient réfugiées après la catastrophe de Karbalâ.
Littéralement « Mère d’Abdollâh », surnommée Bibi Dokhtarân en Iran, cette dame est la fille du quatrième Imâm des chiites, l’Imâm Sadjâd, décédée et enterrée à Shirâz où elle s’était réfugiée pour fuir les califes. Son mausolée de deux étages, un sous-sol et un haut dôme, date originellement de l’ère ilkhânide (XIVe siècle), mais des parties ont été rajoutées à l’époque Zand (XVIIIe siècle). [8]
A Qazvin, le mausolée de cette fille du sixième Imâm, l’Imâm Sâdeq, attire bon nombre de pèlerins, en particulier des habitants de la région qui ont beaucoup de vénération pour cette dame. Le sanctuaire date de l’époque safavide et possède notamment un beau grand dôme orné de céramiques et des fenêtres ornées de stuc. [9]
A son décès dans des circonstances peu connues, cette fille de l’Imâm Kâzem, qui est l’un des Imâmzâdehs les plus vénérés du sud de l’Iran, a été enterrée à l’extérieur de la ville dans une superbe vallée de montagne. Son mausolée est situé à 81 km du sud de Gachsârân, ville de la province de Kohgiluyeh et Boyer Ahmad, dans l’espace ouvert et naturel d’une région montagneuse autrefois très difficile à franchir. Un tombeau appartenant à la servante de Bibi Hakimeh se trouve à côté de ce mausolée.
Au sujet de la raison de la fuite de cette Imâmzâdeh en Iran, il existe divers récits. D’après le plus cité, cette vénérée dame et sa servante, venues en Iran un an après Hazrat-e Ma’soumeh qu’elles devaient rejoindre pour rencontrer l’Imâm Rezâ, ont dû se cacher dans des grottes de la région pour échapper aux sbires abbassides, et c’est dans cette région qu’elles sont mortes. Une grotte proche du mausolée comprend d’ailleurs une petite porte symbolique construite en mémoire de la vénérée dame, dite bâb-ol-morâd (porte du souhait), où les pèlerins viennent prier. [10]
Cette fille de l’Imâm Kâzem est venue avec sa sœur Safieh Khâtoun en Iran pour rejoindre son frère l’Imâm Rezâ au Khorâssân. Venant de Médine, en Arabie, sa caravane traversait Kermân quand elle entendit la nouvelle de l’assassinat et du martyre de son frère l’Imâm Rezâ par le calife abbasside Mâ’moun. Tombant gravement malade à l’annonce de cette nouvelle, elle dût être alitée et mourut peu après, à 19 ans. Son mausolée est à Kermân, dans un village fier de porter son nom, Bibi Hayât. [11]
Fille de l’Imâm Kâzem et sœur de l’Imâm Rezâ [12], elle vint en Iran avec d’autres enfants de l’Imâm Kâzem, à savoir Abdorrahmân, Zeyd, Soleymân et Hamzeh ; ils y tombèrent tous en martyrs.
Le mausolée de Bibi Sakineh, situé à 40 km de Shahriâr, à l’ouest de Téhéran, accueille chaque année un grand nombre de pèlerins venus des quatre coins du pays. Le dôme en carrelage et deux minarets, le zarih argenté et damasquiné, l’intérieur décoré avec de petits miroirs font partie des caractéristiques architecturales de ce lieu sacré. [13]
Le mausolée de cette descendante de l’Imâm Kâzem est situé à Damâvand, l’une des villes de la province de Téhéran. Sur le plan architectural, la construction du bâtiment remonte probablement à l’ère safavide ; son intérieur est octogonal, mais sa façade extérieure est ronde Le mausolée est également entouré d’un très beau parc et dispose d’une vue imprenable sur les plus hautes montagnes de l’Iran. [14]
Cette sœur de l’Imâm Rezâ, également venue en Iran pour retrouver son frère, décéda dans le Kurdistan où elle fut enterrée dans la ville de Sanandaj. Son mausolée est aujourd’hui un important centre de pèlerinage de l’ouest de l’Iran. Il est également remarquable de par son architecture inspirée de l’architecture locale qui en fait l’un des monuments historiques et représentatifs de la ville. Parmi ces spécificités de forme, citons l’existence de colonnes dans l’iwân, l’usage de beaux stucs et de peintures de flore exécutées par des artistes locaux de renom. [15]
Le point commun entre tous ces vénérés Imâmzâdehs est sans doute l’ambiance spirituelle qui scande les allers et venues des pèlerins saisis par le sentiment d’une présence spirituelle et la grâce d’une paix intérieure. Grâce à ce calme s’établit un lien profond entre l’homme et son Créateur ; l’homme dont l’esprit se sépare pour quelques instants du monde matériel et se lie à l’Au-delà, s’approchant de la véritable Source de sérénité et ressentant une énergie positive, spirituelle et lumineuse.
[1] Sadjâdi, Seyyed Ahmad, Astâneh-ye mobârakeh-ye Zeynabieh, en ligne.
[2] Arshadi, Maryam, Emâmzâdeh-hâye zan (1) (les Imâmzâdehs féminins, I), en ligne.
[3] http://fa.wikipedia.org, (Haram-e Fâtemeh-ye Ma’soumeh)
[4] Halvâeiân, Hossein, Arous-e âl-e rasoul, éd. Mehr-e deldâr, 1382/2003, pp. 41-42.
[5] Ibid., pp. 109-112.
[6] L’un des fils de l’Imâm Hassan Modjtabâ, deuxième Imâm des chiites, qui est tombé en martyr le jour de l’Ashourâ, après avoir combattu courageusement contre l’armée de Yazid.
[7] Ibid., pp. 107-108.
[9] Ameneh Khâtoun, Shahrdâri-e Ghazvin, en ligne.
[12] Il faut souligner que selon certaines sources, l’Imâm Kâzem n’aurait pas eu d’enfant nommée Sakineh, auquel cas cette dame serait l’une de ses descendantes.
[15] Emâmzâdeh Hâdjar Khâtoun, Sedâ va Simâ-ye markaz-e Kordestân, en ligne.