N° 106, septembre 2014

Rêve de puissance


Jalâl Al-Ahmad
Traduit par

Arefeh Hedjazi


Jalâl Al-Ahmad

Jalâl Al-e Ahmad est un écrivain, homme de lettres et critique iranien né en 1923 et mort en 1969. Auteur prolifique, écrivain engagé, il est notamment connu pour son style journalistique, rapide et incisif, et son implication dans la vie politique et sociale de son temps. Il est à ce titre l’un des rares hommes de lettres de son époque qui s’intéressa de près aux réformes politiques et sociales, et notamment à leur impact sur la vie des paysans et des ouvriers. N’hésitant pas à partager le quotidien des couches les plus défavorisées de la société iranienne, il a été un observateur lucide de son siècle. Durant toute sa carrière, il a dénoncé les maux de la société iranienne d’alors, tels que l’occidentalisation forte des intellectuels iraniens, les conséquences désastreuses de la Révolution blanche du roi Pahlavi sur la vie des paysans, l’immigration massive de ces derniers vers les villes ou la pauvreté extrême des habitants des bidonvilles. Traducteur en plusieurs langues, notamment le français et le russe, et attiré un certain temps par le communisme, il connaissait très bien les littératures étrangères et a activement contribué à l’essor de la prose moderne en Iran. Son style bref et percutant donne un ton très personnel à son écriture.

Gravissant les marches de l’entrée du bazar, Ziretchi n’avait pas encore atteint la rue qu’il tomba de nouveau nez à nez avec un soldat armé, fait qui augmenta sa mauvaise humeur. La maison de commerce où il travaillait était située juste à l’entrée du bazar et il en sortait pour aller au bureau du télégraphe. Dès qu’il mit le pied dehors, la mauvaise humeur le saisit. Le fait de ne pouvoir lire le télégramme le chagrinait. Mais pensant au soldat avec son arme sur l’épaule, il oublia rapidement sa tristesse, alors même que son humeur empirait. Cela faisait longtemps que Ziretchi s’énervait chaque fois qu’il voyait dans la rue un soldat ou un gendarme, arme à l’épaule.

Il n’en comprenait pas lui-même la raison. C’est-à-dire qu’en réalité, au lieu de s’énerver, une forme d’angoisse particulière et écœurante le saisissait. A chaque fois qu’il voyait un de ces hommes, il pâlissait et s’arrêtait quelques minutes, ou alors il les suivait sur quelques mètres et si rien ne se passait pour le sortir de son drôle d’état, il ne savait combien de temps il restait à observer, comme en transe, le fusil sur l’épaule du soldat ou du gendarme.

Puis, après avoir repris son sang-froid, il réfléchissait de nouveau à la question en prenant à chaque fois la même résolution en guise de conclusion. La question était de comprendre pourquoi il perdait son sang-froid chaque fois qu’il voyait une arme. Pourquoi cette insolite angoisse le prenait et le faisait trembler ? Pourquoi l’oubli le saisissait ? Ziretchi voulait donc savoir avant tout pourquoi cet étrange état s’emparait de lui et que se passait-il réellement durant ces moments-là ? Que lui arrivait-il ? L’espoir, l’attente, la peur, la terreur, ou le désir.... Finalement, comment décrire exactement ce qui lui arrivait quand il voyait une arme ? C’est ce qu’il voulait savoir.

Une fois, avec un de ses amis, ils avaient croisé le chemin d’un de ces fantassins sur l’avenue Shâhâbâd. De nouveau, il avait perdu son self-control et ses pas avaient ralenti d’eux-mêmes, alors qu’il fixait, hébété, le fusil neuf et brillant sur l’épaule du militaire. Son ami, qui les avait dépassés, s’était rendu compte de son état et revenant sur ses pas, l’avait pris par le bras pour le faire avancer. Ziretchi, devançant les questions, avait justifié son comportement bizarre : "Tu as vu ce qu’il était beau, ce fusil ?" Il avait prononcé ces mots alors qu’ils étaient encore à la portée d’oreille du soldat, et ce dernier, que le seul fait de porter une arme forçait à être suspicieux, fut obligé d’examiner avec méfiance ce qu’il venait d’entendre. Il avait donc fixé d’un regard menaçant et scrutateur leurs dos qui s’éloignaient. C’est l’ami de Ziretchi qui le lui avait rapporté quand ils se séparaient au sud de l’avenue Lâlezâr. Il lui avait expliqué comment le militaire les avait soupçonneusement scrutés...

Tout en avançant difficilement sur le trottoir fourmillant de passants de Nâsser Khosro, s’ouvrant un passage parmi le flot des gens qui marchaient épaule contre épaule, Ziretchi réfléchissait. Finalement, seules de telles rencontres lui permettaient de réaliser son vœu. Il le comprenait enfin et venait de se décider. Aujourd’hui, il avait eu l’occasion de résister à cet étrange état d’excitation et d’attraction qui lui faisait littéralement perdre la tête et l’enfonçait dans l’oubli de soi. S’il voulait réaliser son vœu, il fallait qu’il soit plus vif, qu’il se contrôle.

Il venait juste d’arriver à Shamsolemâreh quand il tomba nez à nez avec deux soldats armés. Ils étaient campés au milieu de la chaussée, alors que lui était sur le trottoir. Il voulut aller vers eux mais la rue était bondée et il eut peur. Puis, une ligne de voitures et de bus fit écran entre lui et les soldats et il abandonna sa poursuite.

En avançant, il n’avait pas perdu le fil de ses idées. Enfant, Ziretchi, laissé seul à la maison, avait fouillé les affaires de son oncle et trouvé une baïonnette rouillée, à la tête légèrement effilée comme les couteaux à cran d’arrêt, mais beaucoup plus longue. De son oncle, on disait qu’il s’était empoisonné et qu’on avait un matin retrouvé son corps noirci et défiguré derrière la porte fermée de sa chambre. Lui-même n’avait aucun souvenir de son oncle et n’avait jamais su pour quelle raison il s’était tué. Mais il ne savait pourquoi, depuis sa découverte, il avait tenté de trouver une relation entre cette baïonnette tordue et le suicide de son oncle. Il ne savait pas pourquoi la baïonnette lui rappelait son oncle. Il se souvenait qu’à l’époque où son père l’avait sorti de l’école pour le mettre en apprentissage au bazar, il avait eu l’idée de lui demander pourquoi l’oncle ne s’était pas tué avec la baïonnette pour mourir facilement, au lieu de s’empoisonner et mourir défiguré ? Mais de peur que son père n’apprenne qu’il avait dérobé la baïonnette de son oncle, il n’avait jamais posé la question.

Ziretchi, perdu dans ses souvenirs d’enfance, dépassa deux soldats sans les remarquer. Marchant lentement sur le trottoir, il était noyé dans ses souvenirs. Sa rêverie se prolongeait considérablement. Il n’était toujours pas arrivé à Bâb Homâyoun. Le trottoir était bondé et lui, sautait d’une réflexion à l’autre. Ziretchi était marié depuis longtemps et avait maintenant trois enfants, mais il gardait encore la baïonnette tordue de son oncle dans le coffret où il rassemblait ses babioles personnelles et quand sa femme et ses enfants n’étaient pas là, il la sortait, jouant avec sa garde et sa lame, la nettoyant minutieusement pour éviter qu’elle ne se rouille. Aujourd’hui, il emportait un télégramme de la maison de commerce au bureau du télégraphe pour l’envoyer en Inde, et constater qu’il ne savait plus lire l’alphabet occidental le chagrinait. Même s’il avait pu lire comme avant les lettres sur le papier, il ne comprenait désormais plus ce qu’elles signifiaient.

Il y avait un moment que Ziretchi avait dépassé Bâb Homâyoun et il arrivait presque à Dâr-ol-Fonoun. Les passants se faisaient plus rares et lui attendait de recroiser un militaire. En marchant, il pensa de nouveau à sa baïonnette tordue. Et lui revinrent en mémoire tous ses souvenirs de la baïonnette et du fusil et du rêve qu’il avait fait et de la lampe à pétrole qui s’était renversée ce jour-là et sa mère, rentrée l’après-midi, qui l’avait puni. Et il se souvint qu’il s’était décidé à passer à l’acte, à s’approcher doucement d’un garde et sans attirer l’attention, examiner son arme et découvrir enfin ses sentiments. Près de l’entrée de Dâr-ol-Fonoun, il tomba finalement sur un soldat. Il ralentit son allure et l’air indifférent, se mit à le suivre. Le soldat avait jeté son arme sur son épaule gauche et la main négligemment passée sous la crosse, il marchait sur la chaussée en longeant le djoub.

Malgré tout le mal que son chef de sa maison de commerce lui avait dit du service militaire et même s’il avait des chances d’être réformé, Ziretchi avait rêvé du service obligatoire et de la vie à la caserne. Mais à la demande de son employeur, il avait fait mention de son état de père de famille et il avait été réformé. Bien qu’il affichât un air satisfait, au fond, il regrettait de ne pas avoir vécu cette expérience. Il souhaitait connaître de près la vie des militaires, vivre quelque temps à leurs côtés, tenir une arme et porter ces lourdes bottes. Une autre raison encore était à l’origine de ce désir : celle de pouvoir finalement faire quelque chose de sa baïonnette inutilisée. Jusqu’à quand devait-elle rester à prendre la poussière dans son coffret ?

La sentinelle, arrivée à l’extrémité de son secteur de ronde, fit demi-tour et tomba nez à nez avec Ziretchi qui le suivait. Mais elle ne le remarqua pas. Ziretchi avança encore. Puis s’arrêta. Il attendit un peu puis se remit à la suivre. Il était de nouveau perdu dans ses pensées et marchait derrière le garde. Quand il se calma, il se dit : « Ces armes sont si belles qu’on ne peut s’empêcher d’en vouloir une. » Il pensa qu’il aurait tant aimé avoir un de ces fusils, pour y accrocher la baïonnette tordue dont il prenait soin depuis si longtemps avec tant de peine, et de le jeter sur son épaule…

Ziretchi était perdu dans sa rêverie quand le garde refit demi-tour et le revoyant, se mit sur ses gardes. Il le dévisagea un moment, puis s’en alla. Ziretchi n’abandonnait pas son idée fixe. Cette fois, il ne lui était plus possible de se retourner avec précipitation. Le chemin où marchait le soldat commençait à se dégager et il n’y a avait plus beaucoup de monde. Ziretchi attendit que le soldat fasse de nouveau demi-tour, puis s’approcha précautionneusement et recommença à le suivre, cette fois avec peur. Son cœur battait la chamade sans qu’il connaisse la raison de son angoisse. Mais il avait à peine avancé que le fusil bougea sur l’épaule du garde, qui s’arrêta net, faisant un drôle de demi-tour sur son talon, et avant que Ziretchi ne comprenne pourquoi le militaire jurait et l’injuriait tant, un policier arriva en courant et les deux l’emmenèrent au commissariat.

Ziretchi fut libéré quatre jours plus tard alors qu’il s’inquiétait plus que tout de son coffret. Quand le portique en fer de la prison se referma derrière lui avec un grand bruit et qu’il vit le commis de la maison de commerce qui l’attendait, la honte l’étreignit. Cela faisait longtemps que la ville était sous couvre-feu et qu’on devait protéger les gens de toute atteinte contre leur vie et leurs biens. C’était sûrement pour ça qu’il avait été arrêté. Des questions se pressaient sur ses lèvres qu’il voulait poser au commis mais il avait honte. Il avait même honte de marcher avec lui. Il se sentait diminué, plus petit que lui. Mais le jeune garçon savait visiblement quelque chose. Trottinant aux côtés de Ziretchi, il s’impatienta et lui dit : “Ces salopards ont même fouillé votre maison !” Et Ziretchi, sans comprendre ce qu’il disait, répliqua : “Oui, je sais.” Et sa nausée augmenta. Que savait-il ? D’où savait-il ? Ziretchi n’alla pas à son travail. Renvoyant le petit commis au bazar, il lui dit qu’il viendrait d’ici midi et prit rapidement le chemin de sa maison. Ziretchi ne pensait plus à rien. Ne lui restait plus en tête que son coffret, dont il se demandait s’il ne lui était rien arrivé. Tous ses secrets, depuis son enfance jusqu’à maintenant alors qu’il était marié et père de famille, y étaient cachés. Il traversa rapidement les rues et ruelles et arriva chez lui. A la maison, tout le monde l’attendait. Hier, la maison de commerce avait été prévenue qu’il serait libéré aujourd’hui. Et maintenant on l’attendait. La porte était grande ouverte. Il entra, traversa le porche et sans égard pour son fils qui ne savait comment exprimer sa joie, pour sa femme qui pleurait, on ne savait si de joie ou d’un autre sentiment, pour les membres de sa famille qui l’entouraient et dont les salutations et les questions s’étaient arrêtées au bord des lèvres, alla directement vers le débarras. On s’était rassemblé silencieusement et personne n’osait poser de questions ou lui raconter ce qui s’était passé. Ziretchi ouvrit le coffret en rabattant violemment le couvercle. Le couvercle sauta, frappa le mur et revint.... Mais la baïonnette n’était plus là... Le couvercle du coffret s’écrasa sur la main de Ziretchi, mais ce dernier ne comprenait plus rien. Comme si le toit s’était effondré sur lui. Comme si un soldat armé le frappait à la tête avec la crosse de son fusil, comme si on lui avait enfoncé la baïonnette rouillée dans l’arrière du crâne. Il était perdu et tout en serrant le poing sur la clef du coffret, il s’évanouit.


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