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Hajj, une exposition événement
Institut du Monde Arabe, Paris
23 avril-10 août 2014
L’Institut du monde arabe se situe à l’emplacement d’une ancienne halle aux vins, entre les universités sises dans le quartier Jussieu et la Seine, rive gauche, à une extrémité du quartier latin. C’est un grand bâtiment moderne construit par l’architecte Jean Nouvel, bâtiment de verre et de métal, tout en transparences et reflets. Mais ce bâtiment n’est pas que d’une modernité telle qu’elle se pratique ici. Il associe l’orthogonalité, l’acier, l’aluminium, le verre à des références claires à l’architecture arabo-musulmane, avec par exemple les 240 moucharabiehs qui ornent la longe façade intérieure et fonctionnent électroniquement selon la lumière, avec d’autre part un ryad - une cour intérieure -, avec également un ziggourat - une tour - où est logée la bibliothèque et enfin avec un sous-sol peuplé de colonnes épaisses évoquant tant l’Egypte antique que celles qui sont présentes dans l’architecture du Moyen Orient. L’institut a été inauguré en 1987, fruit d’une collaboration entre un certain nombre de pays arabo-musulmans et la France. Il s’agit d’une fondation privée dont l’objectif est d’améliorer, ici en France, la connaissance de la culture, des cultures, des arts, des sciences et des techniques du monde arabe. La programmation des activités les plus diverses est extrêmement riche : expositions artistiques contemporaines ou historiques, danse, musique, spectacle dont le cinéma. Avec en outre beaucoup de conférences, rencontres, séminaires et débats, cours de langue arabe, publication trimestrielle d’une revue. En tant que lieu culturel moderne, l’institut comporte notamment une bibliothèque, un restaurant, une librairie, une salle de spectacle.
Une exposition sur le même sujet du Hajj avait eu lieu au British Museum en 2012, et une autre vient de se terminer au musée d’art islamique de Doha. Il est indéniable que de telles expositions concernant le pèlerinage de La Mecque permettent de mieux connaitre des pratiques religieuses dont on entend parler de manière très parcellaire. L’exposition actuelle, sur le Hajj, se déploie dans de vastes espaces, sur deux niveaux, elle est un parcours chronologique qui retrace l’histoire du Hajj, de ses origines jusqu’à aujourd’hui. Elle repose sur un ensemble de documents, gravures, peintures, textes, cartes géographiques, photos, vidéos et sur la présence d’objets usuels ou cultuels souvent originaux, tout cela baignant dans des dispositifs d’information multimédia très performants, à l’institut du monde Arabe, la muséologie est au point.
Le Hajj ou pèlerinage à La Mecque, ville de naissance du prophète Mahomet (écriture usuelle en France), en Arabie Saoudite, est, depuis des siècles, depuis peu après l’apparition de l’Islam, l’une des obligations de tout musulman, homme ou femme, capable d’effectuer un tel voyage. Obligation assortie d’un certain nombre de rituels, d’abord préalables, certains autres pratiqués pendant le voyage et d’autres encore sur place, comme la mise en l’état d’ihrâm -état de grâce - face à la ka’ba (littéralement « le cube »). Le Hajj est l’un des cinq piliers de l’islam, avec la prière, la profession de foi, le jeûne du ramadan et la charité. Il y a en fait deux pèlerinages possibles, la ‘umra étant le petit pèlerinage, qui peut se faire en dehors des dates du Hajj qui, lui, a lieu obligatoirement durant le dernier mois du calendrier lunaire musulman.
La ka’ba est un volume cubique qui trouverait ses origines dans un ordre donné par Dieu, à Abraham et ses fils, de le bâtir en tant que temple du Dieu unique. En fait, selon les archéologues, il y aurait eu à cet emplacement un temple antérieur à l’Islam, un temple polythéiste où les voyageurs et commerçants nomades faisaient halte - comme beaucoup de sites de pratiques cultuelles, et c’est le cas des églises chrétiennes qui ont souvent été élevées sur les sites d’autres pratiques cultuelles historiques ou préhistoriques, polythéistes ou monothéistes. La ka’ba apparait donc comme un volume d’assez grandes dimensions recouvert d’un textile (la kiswa), désormais noir et or. Avec cette exposition, on découvre que l’édifice (10x12x15 mètres) est creux et inclut d’une part, en l’un de ses angles, la Pierre noire qui aurait été donnée à Ismaël par l’ange Gabriel, d’autre part une vaste salle à colonnades fermée par une porte, elle-même couverte d’une tenture. La ka’ba est située au cœur le la cour de la mosquée sacrée, Masjid Al-Harâm. C’est vers la ka’ba que les musulmans orientent les tapis de prière et se prosternent, où qu’ils soient de par le monde.
L’exposition permet de se représenter, bien loin d’aujourd’hui, il y a des siècles, les conditions dans lesquelles a pu se faire le Hajj pour des pèlerins parcourant, à pied ou au mieux à dos de chameau ou de mule, jusqu’à plusieurs milliers de kilomètres, dans des conditions inimaginables pour l’homme d’aujourd’hui, voyage durant quelquefois plusieurs années. Des cartes anciennes et très approximatives, ou d’autres, contemporaines, montrent les parcours principaux vers La Mecque, par exemple, ceux venant d’Egypte, de Syrie, d’Afrique sub-saharienne et du Mali, d’Iran, d’Inde, d’Espagne, d’Afrique du nord... Conditions ô combien difficiles, dangereuses, que ne révèle pas l’iconographie de l’exposition, pas plus qu’elle ne montre les souffrances endurées, la chaleur torride sous le soleil des déserts, la faim, la soif, la maladie, les pillards. L’exposition, évidemment, témoigne au contraire du beau côté du parcours : les équipages des dignitaires, le luxe des tissus, l’enthousiasme et la ferveur des uns et des autres. Les cartes expliquent tant la réalité des territoires traversés que celle de l’Arabie, destination du voyage, et certaines de ces cartes, dessinées avant la géographie telle que nous la pratiquons, donnent à voir, et cela est fort intéressant, La Mecque comme étant le centre du monde : cartes d’Iran du XVème siècle, par exemple, extrêmement sommaires, et qui ne pouvaient certes guère aider le pèlerin ! Les documents réunis illustrent ces pèlerinages d’antan : miniatures persanes ou indiennes, gravures ou peintures de caravanes ottomanes, égyptiennes, africaines. Une peinture indienne du XVIIIème siècle explique, par une série de figures très pédagogiques, les positions de la prière musulmane. Une série de gravures montrent La Mecque au XVIIème siècle : une petite cité au cœur duquel se situe le sanctuaire Masjid al-Harâm, ce qui permet au visiteur, en fin de parcours de l’exposition, de constater le changement radical entre La Mecque d’antan et La Mecque d’aujourd’hui, et même celle à venir. Des objets sont là, comme ces bornes militaires porteuses d’inscriptions en arabe destinées à guider les pèlerins. Des photos, quelquefois superbes, du début du XXème siècle, montrent des scènes moins arrangées que ne le font les peintures. Des documents administratifs et policiers des ex colonies françaises d’Afrique sont des permis de voyager, des sortes de visas… déjà ! Une énorme clé serait celle de la porte de la ka’ba.
L’exposition révèle cette différence de calcul et de pratique du temps entre celui d’ici et celui du monde arabo-musulman, différence qui persiste aujourd’hui malgré l’uniformisation et la mondialisation. Calendrier de l’hégire, la date d’arrivée du Prophète à Médine, en 622 du calendrier chrétien, et calendrier lunaire. Le ramadan, ce mois de jeûne et de prières, est déterminé selon la lune, où que ce soit dans le monde. Le Moyen-Orient est une terre de nomadisme et de longs parcours sous les étoiles, où la seconde, la minute et même l’heure n’avaient guère de sens. Cette différence dans l’appréhension et l’usage du temps ressort implicitement de cette exposition sur le Hajj. En prendre conscience est sans doute comprendre un peu mieux la culture et la différence plutôt que de raisonner selon ses propres critères et coutumes, selon notre temps atomique, certes utile dans certains contextes, mais combien contraignant au quotidien !
Parmi les objets exposés, il y a des Corans. Le mot qur’ân signifie lecture à voix haute. Il est l’ouvrage saint de référence pour tout musulman, lu et relu, commenté, interprété, récité… Le Coran est composé de 114 sourates. Et il y a des dizaines de Corans présentés dans l’exposition, de différentes époques et origines, Corans aux calligraphies variées et fascinantes, d’une richesse inouïe tant dans la qualité scripturale que dans celle des reliures. D’autre part, non moins splendides, on trouve d’immenses tentures sur lesquelles des sourates sont brodées de fils d’or, destinées, par exemple, à recouvrir la porte de la ka’ba.
Cette exposition nous fait traverser le temps, depuis l’antiquité jusqu’à aujourd’hui avec un ensemble conséquent d’objets et documents qui montrent l’évolution de ce qu’est devenu le Hajj. Evidemment, le pèlerinage se fait désormais autrement et essentiellement en avion. De ce fait, la difficulté comme la durée du voyage sont effacées : tout est planifié par les agences de voyage et c’est plus que nécessaire car accueillir quelque trois millions de pèlerins durant une très brève période n’est pas une mince affaire. Il faut les canaliser, les loger à l’hôtel et sous tente dans la plaine d’Arafat, il faut les approvisionner en nourriture et prévoir les soins, il faut assurer leur sécurité et éviter les mouvements de foule qui peuvent être catastrophiques. Néanmoins, aussi nombreux soient les pèlerins, chacun doit faire sept fois le tour de la ka’ba (rite du tawâf), lapider les stèles de la Mina, symboles de l’apparition de Satan à Abraham, rituels parmi d’autres. Des vidéos et en même temps œuvres d’art montrent cette foule immense, dont les hommes vêtus de l’ihrâm blanc, se rendre vers la ka’ba par des voies, des autoroutes piétonnes spécifiquement aménagées. La Mecque est désormais une très grande ville moderne, une sorte de New York, du point de vue architectural, fondée sur l’Islam et en restructuration architecturale constante, ainsi les alentours de la mosquée sacrée sont peuplés d’immenses hôtels bâtis dans un esprit néo-islamique, tours gigantesques avec vue plongeante de la plupart des chambres sur la ka’ba. Aéroports, TGV, autoroutes, les infrastructures permettant la gestion des foules de pèlerins sont là et le royaume y veille avec une police et une armée sans cesse à pied d’œuvre. L’exposition montre un certain nombre de projets d’architecture devant répondre aux besoins croissants en accueils massifs et temporaires. Evidemment un commerce plus que florissant des objets dérivés s’est mis en place, objets souvenirs plus ou moins de pacotille présentés dans le parcours de l’exposition. D’autre part, avec le soutien du pouvoir, la ville se développe en tant que lieu hautement culturel et artistique, où les arts traditionnels et les objets d’artisanat côtoient un art contemporain fort intéressant, le plus souvent inspiré par la religion elle-même.
C’est une surprise de découvrir que l’art contemporain se soit vu accorder une telle place dans cette exposition, ce qui reflète une réalité de terrain, le développement de l’art contemporain présent à La Mecque. La volonté des commissaires a donc été de présenter beaucoup d’œuvres contemporaines en partie déterminées par le Hajj, des œuvres de qualité et souvent d’ampleur, des photos, des tableaux, des installations, des dessins. Certaines de ces œuvres revêtent un caractère minimaliste, en termes de Minimal Art, une tendance artistique des années 70. Il est vrai que la ka’ba, volume extrêmement simple peut générer des œuvres dépouillées comme cette grande toile de Kader Attia, intitulée Black Cube II, ou une installation lumino-cinétique comme celle de Raja et Sadia Alem, œuvre intitulée The Black Arch et antérieurement exposée à la Biennale de Venise de 2011. Une autre œuvre est cette installation faite de cubes sombres évoquant directement la ka’ba, installation de l’artiste Idriss Khan, anglo-pakistanais. Ce parti pris de formes sinon minimalistes, en tous cas très épurées fait à la fois écho à la ka’ba elle-même, mais aussi à une dimension spirituelle propre à cette géométrie. L’un des artistes précurseur de l’art Minimal, Barnett Newman, avait développé une œuvre empreinte de religiosité et de spiritualité. Cependant, il est indéniable que les artistes musulmans trouvent en ces formes dépouillées une solution qui ne pose pas problème au regard des interdits de l’Islam en matière de représentation. Dommage cependant que les cartels concernant les artistes ne permettent pas de les situer quant à leur nationalité et origine. Ces œuvres témoignent donc d’une dynamique artistique et d’un ancrage dans l’art contemporain mondial assez inattendus dans ce contexte du Hajj. Il semble que l’Etat saoudien apporte un réel soutien à l’art contemporain. Mais à y réfléchir, l’art a toujours entretenu des relations étroites avec les religions qu’elles soient polythéistes ou monothéistes, de manières certes très différentes.
Evidemment, si l’on peut décrire ce que montre l’exposition, il est difficile, ici, de rendre compte de la dimension spirituelle du Hajj, de ce qu’il représente au plan individuel, familial, social et collectif, difficile de montrer la ferveur des croyants, le projet naissant dans une famille - entre autres facteurs, le voyage coûte cher -, la façon dont il marque la vie du musulman qui s’est rendu à La Mecque. Cette exposition proposée par l’institut du Monde Arabe contribue indéniablement à une meilleure connaissance de l’autre, le musulman, dans un moment déterminant de sa vie, et elle contribue à mieux faire accepter la différence de cet autre.