N° 106, septembre 2014

Le blocus est un acte de guerre
L’Arche de Gaza
Un bateau qui raconte l’histoire du blocus


Babak Ershadi


L’Arche de Gaza

Trois jours après le début de la dernière offensive israélienne contre la bande de Gaza, le quotidien français Libération publie, le 11 juillet 2014, un reportage de son envoyée spéciale à Gaza : Les pêcheurs pris dans les filets du conflit [1]. La journaliste de Libération rapporte que les petites embarcations de pêche sont bombardées par les avions israéliens, et que les pêcheurs du petit port de Gaza ne peuvent plus aller en mer. Elle témoigne aussi avoir vu un canot de taille moyenne brûler à côté de plusieurs petites barques de pêche carbonisées. Le canot porte une inscription en anglais sur sa coque : « Gaza’s Ark » (L’Arche de Gaza).

Bateau inconnu… Ce n’est pas le « Titanic », après tout. Outre les membres des associations de militants internationaux, les pêcheurs de Gaza et la garde maritime israélienne, rares étaient les gens qui connaissaient son histoire. Qui se souvient de l’Arche de Gaza ? Un navire d’espoir (Building Hope [2] ) pour les uns, une « ridicule embarcation » pour les autres ? Mais son nom attire l’attention : « L’Arche de Gaza »… D’une certaine manière, il racontait à lui seul l’histoire des espoirs et des déceptions de la vie des pêcheurs et des marins sans mer à Gaza [3] sous le blocus.

Pour connaître les débuts de son histoire, il faut remonter à il y a un an [4] : les militants étrangers des droits de l’Homme et les travailleurs palestiniens ont lancé ensemble un projet visant un double objectif : redonner l’espoir aux habitants de l’enclave palestinienne sous le régime du blocus, et les aider économiquement en leur permettant d’exporter leurs produits à l’extérieur de la bande de Gaza. Pendant des mois, des ouvriers palestiniens et des activistes étrangers ont travaillé sans relâche sur la transformation d’un grand bateau de pêche en « Arche de Gaza », dans le but d’exporter des produits locaux afin de briser le blocus israélien sur la bande côtière. L’arche, équipée pour transporter des marchandises et plus de cent passagers, devait mettre les voiles pour l’Europe. Si le projet aboutissait, cela aurait été la première fois que des marchandises en provenance de Gaza auraient été exportées par voie maritime depuis la signature des Accords de paix d’Oslo de 1994 [5]. Signification symbolique du projet : elle devait atténuer les effets du blocus qui régnait sur Gaza depuis sept ans. « Cela aidera à commercialiser les produits des pêcheurs, des agriculteurs et des travailleurs d’usine de la bande de Gaza » [6], avait déclaré Abou Bakr Ammar, ancien pêcheur qui travaillait sur le projet…

Les travaux se sont poursuivis pendant plusieurs mois. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ? Malheureusement non. L’histoire du blocus de Gaza prouve tristement que contrairement à ce que veut suggérer le proverbe, à Gaza, quand on ne reçoit pas de nouvelles d’une personne – ou d’un bateau –, on ne peut malheureusement pas toujours positiver en présumant qu’il ne lui est pas arrivé de mal. Vers le mois d’avril 2014, le bateau se préparait à un voyage test, avant de prendre le large pour aller briser le blocus israélien. Mais fin avril, les sources d’informations rapportent qu’il a fait l’objet d’une explosion de nature « non identifiée », selon l’expression de l’Agence France Presse : « Une explosion de nature non identifiée a secoué mardi le navire L’Arche de Gaza dans le port de la ville. Le bateau, construit par des pêcheurs et des militants, avait l’intention de voyager prochainement en Europe à partir de la bande de Gaza dans le but de briser le blocus israélien. » [7]

Le site de L’Arche de Gaza sur Internet présente le 29 avril 2014 une autre version de l’incident :

« A 3 h 45, heure de Gaza, le 29 Avril 2014, le gardien de nuit à bord de l’Arche de Gaza a reçu un appel téléphonique l’invitant à quitter le bateau parce que celui-ci allait être attaqué. Le gardien est parti mais comme rien ne s’est passé dans l’immédiat, il est revenu au bout de cinq minutes. Or, quelques minutes plus tard, une forte explosion a secoué le bateau en provoquant d’importants dégâts. Le bateau a coulé partiellement et se trouve maintenant « assis » sur le fond de l’eau peu profonde. Le gardien n’a pas été blessé mais a été transporté à l’hôpital pour des examens.

« Des bateaux de la Flottille de la Liberté [8] ont été sabotés auparavant. Cette attaque intervient alors que nous étions presque prêts à naviguer. On peut couler un bateau, mais on ne peut pas couler un mouvement », conclut Ehab Lotayef, un membre du Comité de coordination ». [9]

Qui revendique la responsabilité de cet acte de sabotage ? Evidemment, personne. Vers qui pointer le doigt accusateur ? La presse israélienne a vite démenti toute implication israélienne dans cet incident, en ce contentant de minimiser l’affaire, d’accuser les organisateurs du projet de mentir, et même de plaidoyer en faveur de « l’attaquant inconnu » qui aurait épargné la vie du gardien de nuit en le prévenant d’avance par téléphone ! Tout semble se résumer dans un titre : « La ridicule embarcation L’Arche de Gaza coule, Israël accusé de terrorisme » [10] .

L’Arche de Gaza, en réparation en 2013.

L’histoire de l’Arche de Gaza finit le 11 juillet : elle a brûlé, au milieu des embarcations de pêche calcinées des Palestiniens, au troisième jour de l’opération israélienne « Bordure protectrice » lancée le 8 juillet 2014. L’Arche de Gaza et son triste sort nous racontent d’une certaine manière histoire de la vie des habitants de ce territoire palestinien sous le blocus.

* * *

Le blocus est un acte de guerre

Chaque fois qu’une offensive d’envergure frappe la bande de Gaza (les dernières en date : 2014, 2012 et 2008-2009), les médias et les milieux politiques

tournent leur regard vers ce territoire palestinien. Les puissances régionales et internationales entreprennent diverses initiatives pour mettre fin aux violences et établir le plus tôt possible un « cessez-le-feu » qui ne débouche malheureusement jamais à une véritable « paix », les auteurs de ces initiatives internationales fermant souvent leurs yeux sur une grande réalité des territoires palestiniens : le blocus n’est pas un état de paix, mais un acte de guerre. La guerre tue, le blocus aussi, mais à un rythme qui fait de la vie une survie pleine de danger et de frustration ; car le blocus détruit les moyens de subsistance.

La zone de pêche de Gaza s’est réduite « comme peau de chagrin » [11]

1993 : les accords d’Oslo avaient fixé la zone de pêche de Gaza à 20 milles nautiques.

2002 : après la deuxième Intifada, elle est passée à 12 milles nautiques.

2006 : après la victoire des groupes de Résistance aux élections législatives, elle est passée à 6 milles nautiques.

Depuis Décembre 2008-janvier 2009 : à la suite de l’opération « Plomb durci » de l’armée israélienne contre Gaza, elle se limite à 3 milles nautiques.

Ainsi, selon l’Office de coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies, 85% des eaux de pêche de la bande de Gaza sont, en violation du droit international, partiellement ou totalement interdites d’accès. [12]

Le blocus maritime et son impact sur la pêche et les métiers de la mer

Comme dans tous les pays limitrophes de la Méditerranée, le métier de pêcheur se transmet de père en fils à Gaza. Traditionnellement, de nombreuses familles gazaouies vivent d’activités liées à la mer. Mais le blocus israélien a fait ériger un mur invisible dans la mer, privant les habitants de l’enclave palestinienne de cette ressource maritime. Israël veut justifier l’existence de ce mur invisible qui s’approche progressivement de la côte, en prétendant interdire le trafic d’armes, mais « les pêcheurs ne sont ni des terroristes ni des combattants », disait en 2012 Zaccaria, un pêcheur de Gaza. [13]

Carte du blocus de la bande de Gaza.
D’après « Gaza in 2020 : a liveable place ? », rapport de l’ONU d’août 2012.

Le dernier blocus de Gaza a commencé en juin 2007, à la suite de la formation d’un nouveau gouvernement à Gaza issu du Hamas, vainqueur des élections législatives palestiniennes en janvier 2006. Le blocus a un impact direct sur les conditions de vie de près de 3 700 pêcheurs officiels de Gaza, et des 70 000 habitants – membres de familles, commerçants… – qui en dépendent. La zone des 3 milles nautiques est un mouchoir de poche comparé au nombre de pêcheurs de Gaza [14]. Rapidement, les ressources halieutiques de cette mince bande de 3 milles s’épuisent. Les filets ramènent des poissons de plus en plus petits. Pour assurer leur renouvellement au rythme naturel, il faudrait cesser de pêcher 3 mois dans l’année. Mais aucun travailleur de la mer ne peut se le permettre, car cela signifierait une absence totale de revenus pour leur famille. [15] Les pêcheurs de Gaza reviennent donc chaque jour avec de moins en moins de prises. Leur salaire mensuel est par conséquent insuffisant pour nourrir de façon correcte leur famille et entretenir leur équipement. La plupart des pêcheurs avouent, avec regret et une boule dans la gorge, dépendre des aides alimentaires de l’Organisation des Nations unies pour parvenir à nourrir leur famille.

« Three miles are not enough » (« Trois milles, ce n’est pas suffisant ») :
le graffiti à l’entrée du port de Gaza

Le quotidien des pêcheurs de Gaza [16]

Il suffirait de jeter un coup d’œil sur les conditions de vie et le quotidien des pêcheurs gazaouis pour se rendre compte que les habitants de Gaza vivent depuis sept ans dans un état de guerre. A Gaza, la pêche est-elle un métier ? Un effort de survie ? Ou un acte de résistance ?

- Les canonnières israéliennes harcèlent les pêcheurs. Elles tentent de les faire chavirer et leur tirent dessus à l’arme lourde. Parfois autour de leur bateau, parfois en les prenant directement pour cible.

- Les soldats arrêtent les équipages : après s’être rendus, les pêcheurs doivent se déshabiller et sauter à l’eau, quelle que soit la température extérieure. Ils sont ensuite menottés et emmenés dans un port israélien. Là, ils subissent un interrogatoire.

- Les blessés ne reçoivent pas immédiatement des soins médicaux, ils doivent parfois attendre des heures avant de voir un médecin. La majorité des pêcheurs sont relâchés un, deux ou trois jours plus tard.

- Leur bateau et son moteur, leurs filets, leur matériel sont confisqués.

- A cause du blocus, les pêcheurs ont également dû changer leurs pratiques. Avant la limitation à 3 miles, les chalutiers de 20 mètres étaient beaucoup plus nombreux. Ils ne sont à présent qu’une poignée à mouiller dans le port de Gaza. La plupart des pêcheurs utilisent des petits canots à moteur de 6 mètres.

- Les Israéliens leur ont imposé une restriction sur la puissance des moteurs, qui ne doit pas dépasser 25 chevaux, autant dire des moteurs très peu puissants. Cela rend encore plus dangereux le travail en mer. Les pêcheurs qui utilisent des moteurs de 30 ou 40 chevaux risquent de se faire arrêter et de voir leur matériel confisqué. De nombreuses familles ont donc dû abandonner leur chalutier, et du même coup, leur savoir-faire en matière de pêche.

- Face à l’appauvrissement des ressources en poisson et aux prix en augmentation, un marché parallèle s’est mis en place. Du poisson égyptien est importé via les tunnels. Ce poisson n’est pas frais, il arrive même parfois qu’il pourrisse le temps du trajet. Néanmoins, il est vendu à un coût inférieur à celui du poisson palestinien, occasionnant une concurrence déloyale aux pêcheurs.

- Dans ces conditions, de nombreux pêcheurs songent à changer de métier. Mais la plupart d’entre eux ne savent rien faire d’autre, et de toute façon le taux de chômage est si élevé que retrouver un emploi relève de la gageure.

- Les aides des ONG deviennent pénibles et humiliantes. Les pêcheurs finissent par se sentir comme des pauvres. Ils ne veulent pas qu’on leur fasse la charité. S’il n’y avait pas de siège, ils n’auraient absolument pas besoin d’aides. « Tous les pays autour du monde, avec des côtes, ont le droit de pêcher où ils veulent. Mais à Gaza, les pêcheurs ne peuvent pas pratiquer leur métier. » [17]

Notes

[1Marcovitch, Aude, Les pêcheurs pris dans les filets du conflit, in : www.liberation.fr, 11 juillet 2014.

[3Weibel, Catherine, Fishing without sea in Gaza, in : www.oxfam.org, 21 septembre 2010.

[4L’Arche de Gaza : une tentative de briser le blocus israélien de l’intérieur, in : www.i24news.tv, 27 juillet 2013.

[5Ibid.

[6Ibid.

[8La « flottille de la liberté » ou « flottille Free Gaza » étaient composée de huit navires d’aides humanitaires et de matériaux de construction destinés à la population civile de la bande de Gaza. La flottille de la liberté a été attaquée en Méditerranée, en haute mer, par la marine israélienne le 31 mai 2010. Cette attaque a laissé neuf morts et vingt-huit blessés parmi les militants internationaux.

[9L’Arche de Gaza attaquée, in : www.gazaark.org, 29 avril 2014.

[10Gaza : la ridicule embarcation « L’Arche de Gaza » coule, Israël accusé de terrorisme, in : www.lemondejuif.info, 29 avril 2014.

[11Deas, Joan : A Gaza, la mer rétrécit, in : www.monde-diplomatique.fr, août 2012.

[12Five years of blockade : The humanitarian situation in the Gaza Strip, OCHA oPt, Jérusalem, juin 2012, cité par Deas, Joan : op.cit.

[13 Les pêcheurs de Gaza, in : www.ism-france.org, 14 septembre 2014.

[14Ibid.

[15Ibid.

[16Ibid.

[17Ibid.


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