N° 169, décembre 2019

Les concepts d’intériorité (bâten) et d’extériorité (zâher) dans l’interprétation gnostique du Coran


Mohsen Qasempour
Mohammad Ali Mahdavi Râd
Taduction et adaptation :

Sarah Mirdâmâdi


Depuis sa compilation, le Coran a été l’objet de très nombreux commentaires d’ordre théologique, littéraire ou encore jurisprudentiel, mais aussi des commentaires à vocation plus philosophique voire mystique, se donnent pour objectif de mettre en lumière l’aspect « intérieur » (bâteni) et les significations cachées du Coran. De tels commentaires s’appuient sur une même idée centrale : la Parole de Dieu recèle à la fois un aspect apparent (zâher) et caché (bâten). Au niveau épistémologique, ils impliquent aussi que les mystiques ont accès à une compréhension de la révélation coranique via un type spécifique de connaissance basée non pas sur des concepts, mais d’ordre présentielle (hozouri) et visionnaire. Au niveau linguistique, ces commentaires s’appuient sur le principe de ta’wîl, avec l’idée que la signification de chaque mot est multiple et peut être ramenée à un sens premier (awwal), qui constitue sa signification profonde au-delà de la signification apparente.

Manuscrit enluminé du Coran, sourate Al-Isra, début du 19e siècle, époque qâdjâre

La dimension apparente et cachée du monde selon les gnostiques (‘ârefân)

D’un point de vue gnostique, le monde de la création est une sorte de livre cosmique (ketâb-e takvini) recelant des secrets cachés auxquels il est possible d’accéder via un effort de purification intérieure, permettant le passage de l’apparence du « monde du visible » au cœur du « monde de l’invisible ». Un verset du Coran évoque ainsi : « Ils connaissent un aspect (zâhiran) de la vie présente, tandis qu’ils sont inattentifs (ghâfiloun) à l’au-delà. » (30:7). Ce qui ressort de ce verset est que l’Au-delà est caché dans la dimension intérieure (batn) de ce monde, et que la condition pour en acquérir la conscience est de dépasser les apparences (zavâher) du monde. Selon l’avis des gnostiques, l’ensemble des créatures du monde ont une forme (sourat) et une signification (ma’nâ), correspondant à cet aspect caché. Cette conception s’inscrit dans une vision du cosmos pensé comme constitué de plusieurs mondes dont le nâsût et de lâhût, qui correspondent à la dimension apparente et cachée de la création.

La question de la création et le principe de la manifestation (tajalli) selon la vision gnostique (‘erfâni)

La question de la manifestation de l’être dans la gnose spéculative est liée à celle des épiphanies divines sous forme de plusieurs étapes ou degrés. La notion d’apparition ou de manifestation (tajalli) sous-entend les idées de clarté, de découverte, et de quitter un aspect dissimulé et caché. Dans la gnose, la notion d’apparition renvoie à celle de manifestation de l’Essence absolue du Vrai, notamment au travers des a’yân-e thâbeteh, sortes de prototypes divins fixes ou d’essences éternelles. Nous retrouvons cette idée dans la pensée d’Ibn Arabi et de Abdol-Razzâq Kâshâni mais aussi, avec certaines nuances, au sein de la théosophie de Mollâ Sadrâ et sa conception de la manifestation de l’être selon différents degrés de plus ou moins grande intensité (sheddat). Cette apparition de l’être est étroitement associée à la notion d’amour (‘eshq). Ainsi, à la question du pourquoi de la révélation originelle de l’تtre, du lien entre l’Essence divine, Ses attributs et les Noms divins avec le monde créé, ainsi que la façon dont la multiplicité procède de l’unité, les gnostiques répondent que s’il n’y avait pas eu cet amour, rien n’aurait été créé.

Troisième verset de la sourate A-Hadid

Pour expliquer ce lien, les gnostiques soutiennent que le fondement et l’âme du monde est Dieu, qui se confond avec le Vrai (Haqq). Ce Vrai est le Bien pur et la beauté absolue, et le concomitant nécessaire de cette beauté est de se manifester. Ainsi, selon cette règle, le monde créé émerge à l’issue d’un processus de manifestation de l’Essence divine indissociable de la révélation d’un amour divin. La création n’est donc pas issue d’un néant absolu (‘adam-e mahz), mais constitue la manifestation d’une Unité simple et indéterminée – le Vrai – au travers d’apparences (mazâher) et d’êtres possibles.

Le lien entre la question de la manifestation et le principe de la dimension apparente (zâher) et cachée (bâten) du monde

Le monde créé est donc issu de la manifestation de l’Essence divine selon plusieurs étapes. Les manifestations ou apparitions du Vrai ne doivent pas s’entendre dans le sens d’une répétition ou d’une duplication d’unités numérales. La gnose spéculative repose ainsi sur une règle selon laquelle « il n’existe pas de répétition dans la manifestation » (lâ tikrâr fil-tajalli), dans le sens où chaque manifestation ne constitue pas une nouvelle création. Comme l’exige leur essence, les êtres créés et possibles se transforment à chaque instant, vivent et meurent, et revêtent de nouveau les habits de l’être grâce à l’آme miséricordieuse. En d’autres termes, à chaque instant, le monde de l’تtre passe d’un état caché (botoun) à manifesté (zohour), et de l’état de manifesté à caché. Ce monde est ainsi constitué et animé par une logique de disparition et d’apparition constantes. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre ce verset : « Chaque jour, il accomplit une œuvre nouvelle. » (55:29) – à chaque instant, le monde de l’être bénéficie d’une nouvelle effusion dans le cadre de manifestations divines. La pensée d’Ibn Arabi ou encore de Shabestari soutient ainsi cette idée qu’à chaque instant, le monde passe du caché (botoun) à l’apparent (zohour) et de l’apparent au caché, tel l’acte de respiration constitué d’une inspiration et d’une expiration.

Les premiers versets de la sourate Baqarah

La division des manifestations selon les noms « l’Apparent » (al-zâher) et « le Caché » (al-bâten)

L’Essence divine contient en son sein de nombreux attributs et noms. Le monde créé est constitué par l’ensemble des apparitions de ces noms et attributs. Lorsqu’on considère Dieu indépendamment de Ses relations et de Sa création, dans son Unité absolue (ahadiyat), Il porte le nom de « Caché » (bâten) ou de « Premier » (avval). Mais lorsqu’Il est considéré selon Son aspect manifesté dans les différents degrés de l’تtre (vâhediyat), Il est nommé « Apparent » (zâher) ou « Dernier » (âkhar). C’est pour cela que les deux couples Premier/Dernier et Caché/Apparent comprennent les quatre noms qui expriment le processus d’apparition de Dieu : « C’est Lui le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché et Il est Omniscient. » (57:3)

Selon les gnostiques, les noms de Premier et de Caché sont les premiers noms à apparaître. Sur la base de ces deux noms et via l’effusion divine, c’est-à-dire l’apparition de Dieu à partir de Son essence et Sa dimension cachée, les essences éternelles viennent à l’existence. Puis les deux noms d’Apparent et de Dernier apparaissent selon différentes étapes au sein de ce monde. Ces deux couples de noms sont aussi respectivement appelés « clé de l’invisible » (meftâh-e gheib) et « clé du manifesté » (meftâh-e shahâdat). Sur cette base, l’ensemble des choses du monde sont, d’une façon ou d’une autre, le lieu de manifestation (mazhar) de ces quatre noms. Ce mode de manifestation est tel que du point de vue de leur existence extérieure, les choses sont soit du domaine du nom de l’Apparent et du Dernier, soit, du point de vue de leur existence immatérielle et en tant qu’essences non actualisées, du domaine du Caché et du Premier. Sur la base de cette vision, toute apparence a un visage qui est le lieu d’apparition du nom « al-Bâtin ». Et comme son Essence éternelle existait auparavant dans la science divine invisible (gheib-e ‘elmi), elle était alors une manifestation du nom « Premier » ; néanmoins, suite à sa manifestation, elle est devenue une épiphanie de « l’Apparent ».

Ce monde, un livre cosmique divin

Les gnostiques désignent parfois ce monde par le terme d’« horizons », ou de livre cosmique divin. Tout comme le Coran, ce livre comprend des versets, mots et lettres. Un verset du Coran indique que « Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident qu’Il est la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose ? » (41:53) Les signes désignent les mots et lettres inhérents à tout livre, et confirment l’idée que ce monde créé est similaire à un livre qu’il s’agit de déchiffrer.

Pour tout pèlerin engagé dans la voix gnostique, ce monde est tel un livre qui comprend l’ensemble des Noms et Attributs divins. Tout être fait partie à la fois des êtres du monde de l’invisible et du manifesté, et est l’un des mots de Dieu qui fait référence à un sens particulier des noms divins ; un mot qui, grâce au Souffle du miséricordieux (nafas-e rahmâni), est passé du statut de caché à apparent - tout comme, sous l’impulsion de la volonté de l’âme, les mots de l’homme émergent du fond de sa personne et apparaissent grâce à l’acte de la parole.

Dieu et l’homme sont les créatures les plus centrales du Coran. Selon certains chercheurs, seuls deux mots apparaissent en vérité dans le Coran : Dieu, et l’homme. L’ensemble des significations, connaissances et vérités qui y sont mentionnées touchent soit aux Noms de Dieu et à leur apparence, ou encore aux attributs et actes divins, soit aux individus et différentes étapes de l’évolution spirituelle de l’homme, incluant ses perfections et vices. Les versets consacrés aux prophètes et à leurs ennemis, ainsi que les questions consacrées à la prophétie, la velâyat, la résurrection, la morale, ou aux principes du droit - tout cela concerne et est in fine lié à l’homme. Ce dernier est lui-même le lieu de manifestation de la majesté (jalâl) et de la beauté (jamâl) divines. Ainsi, on pourrait même affirmer que le Coran ne comporte finalement qu’un seul mot : le Vrai, et ses manifestations (mazâher). Au sein de la création, le monde est le meilleur système, le Coran est la meilleure parole, et l’homme est la meilleure des créatures. Selon les gnostiques, le Coran est la forme écrite de l’homme et du monde ; le monde est la forme cosmique de l’homme et du Coran, et l’homme est à son tour la forme de l’âme du monde et du Coran.

2ème et 3 ème versets de la sourate At-Talâq (Le divorce)

La correspondance entre Livre cosmique et Livre révélé

L’idée d’une telle correspondance est très présente dans la pensée gnostique, et est exprimée à de nombreuses reprises dans l’ouvrage Golshan-e Râz de Shabestari. Le gnostique Seyyed Haydar Amoli a également mentionné cette thématique : selon lui, le livre du Coran correspond au livre cosmique, c’est-à-dire au monde des formes, et chacun de ces deux mondes est constitué de 19 étapes (martabeh). Les différentes étapes du livre cosmique sont l’intellect (‘aql), l’âme (nafs), les neuf sphères, les quatre éléments, les trois types de créatures non-humaines (l’inanimé, le végétal et l’animal), et l’homme. Ces éléments correspondent aux dix-neuf étapes du monde spirituel, qui sont les sept pôles (Adam, Noé, Abraham, Moïse, David, Jésus et Mohammad), les douze Amis (awliyâ), les sept prophètes et les douze Imâms.

L’apparence et l’aspect caché du Coran

Comme nous l’avons évoqué, les gnostiques posent un regard singulier sur le Coran. Néanmoins leur regard s’appuie et trouve lui-même sa source dans des versets coraniques, ainsi que dans la structure même du Livre. Le Coran est considéré comme un miracle, par sa clarté et son mode d’expression chargé de métaphores, ainsi que par son riche symbolisme souvent chargé de mystère. Il tient également un discours sur lui-même, notamment en ces termes : « Et c’est certainement un Coran noble, dans un livre bien gardé, que seuls les purifiés touchent. » (56:77-79), ou encore « Nous en avons fait un Coran arabe afin que vous raisonniez. Il est auprès de Nous, dans l’écriture-Mère, sublime et rempli de sagesse » (43:3-4). Sur la base de ces caractéristiques, les gnostiques ont soutenu l’idée que le Coran ne pouvait se limiter à son aspect apparent, qui ne peut conduire l’homme à la cause originelle de sa révélation. En d’autres termes, la réalité du Coran se situe au-delà de l’apparence des mots. Les gnostiques pensent aussi que Dieu se révèle au travers de Ses paroles, et comme Il porte notamment le nom d’Apparent et de Caché, le Coran a nécessairement et à son tour une dimension apparente et un aspect plus caché. Selon eux, l’apparence du Coran traite de l’aspect manifesté du divin dans sa dimension la plus apparente, tandis que sa dimension cachée correspond à l’aspect le plus secret et insaisissable de Dieu. Comme nous l’avons évoqué au début, la distinction entre zâher et bâten constitue donc la base de l’exégèse spécifique des mystiques, selon l’idée qu’une réflexion approfondie à partir des significations les plus évidentes permettra d’accéder à des significations cachées, et ce jusqu’aux sept niveaux distincts de sens, voire davantage. Le gnostique Abou Nasr Sarâj a mené une réflexion autour de la question de la dimension apparente et cachée du Coran, où il explicite cette idée selon laquelle tout a une dimension apparente et cachée : non seulement le Coran, mais aussi les traditions qui contiennent les paroles et actes des Immaculés ; enfin, au-delà de la dimension apparente du savoir, il existe une science cachée et occulte inspirée qui est réservée aux Purs et Amis de Dieu. En s’appuyant sur plusieurs traditions évoquant l’existence d’une dimension apparente et cachée du Coran, Abou Tâleb Makki insiste quant à lui sur la prééminence de la connaissance cachée (‘elm-e bâten) du Coran par rapport à la connaissance apparente. De façon similaire, dans son ouvrage intitulé Ma’âref, après avoir évoqué que le Coran comporte sept dimensions cachées, Soltân Valad soutient que « saisir les sept dimensions cachées est très difficile, et les Amis de Dieu (oliyâ’) ne sont parvenus qu’au quatrième. » Cette thématique est également présente dans l’œuvre de Mowlânâ, qui établit un parallèle entre l’apparence du Coran, qui ressemble à celle d’un homme visible dans sa corporalité et dont le principe vital, l’âme, demeure caché aux regards. Il insiste aussi dans sa poésie sur le fait que limiter son regard à l’apparence conduit l’homme à sa perte – et telle fut aussi la cause de l’erreur d’Iblis : ne voir que l’apparence de l’homme, et le limiter à une simple forme pétrie à partir de glaise.

Sourate Al-Qalam (La plume)

Ibn Arabi a également évoqué cette thématique, notamment dans Fotûhât-e Makiyyeh : « Tout verset du Livre révélé comporte deux aspects, un aspect bâteni, que les Gens de la Vérité (ahl-e haqq) contemplent dans le miroir de leur coupe, et un autre aspect, qui sont les mots, les phrases et les versets, situés hors des âmes des Gens de la Vérité. » - ce qui correspond aux significations apparentes. Selon Ibn ‘Arabi, tout comme la révélation du Coran dépend de Dieu, la compréhension des sens cachés du Coran est étroitement liée à la volonté du Créateur de l’effuser au sein du cœur des croyants – l’idée sous-jacente étant que l’effusion divine ne connaît jamais d’interruption. Enfin, Mollâ Sadrâ a également élaboré une riche réflexion autour des différents niveaux de sens du Coran.

Premier verset de la sourate An-Nur (La lumière)

Néanmoins, ce type de commentaire doit respecter certaines règles de base pour ne pas aboutir à des interprétations subjectives et erronées, et notamment que le sens caché ait un lien avec le sens apparent. Ainsi, s’il peut conduire très loin, l’exégèse gnostique exige donc toujours qu’une relation, même symbolique, soit conservée entre l’apparent et le caché qui constituent ensemble une même et unique réalité.


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