N° 169, décembre 2019

Mir Emâd Hassani, le maître incontesté du Nasta’liq


Babak Ershadi


Depuis de longs siècles, la ville de Qazvin a été la cité des calligraphes. De grands maîtres de l’histoire de la calligraphie iranienne sont originaires de Qazvin ou enseignèrent cet art auprès des maîtres de la ville. Parmi ces grands artistes calligraphes, citons Mâlek Deylami (1518-1562), Mir Emâd Hassani (vers 1554-août 1615), Goharshâd Hassani Seyfi (mort en 1629) fils de Mir Emâd, Abdolmajid Taleqâni (1737-1171) ou Hossein Emâd-ol-Ketâb (1861-1936). Parmi les contemporains, citons en particulier Mohammad Ehsâei (né en 1939) l’un des pionniers de la peinture calligraphique en Iran.

Le ministère iranien de la Culture a nommé Qazvin « capitale de la calligraphie iranienne ». Outre des expositions et des musées permanents dédiés à la calligraphie, Qazvin organise régulièrement d’importants événements artistiques dans ce domaine parmi lesquels la prestigieuse Biennale internationale de la calligraphie de Qazvin.

Le style calligraphique Nasta’liq

Après la conquête de la Perse par les Arabes musulmans, les Iraniens adoptèrent au fur et à mesure l’écriture arabe qui finit par remplacer définitivement l’écriture pehlevi, qui était le système d’écriture utilisé dans l’Empire sassanide pour les textes religieux et profanes en moyen-persan.

L’art de la calligraphie persane a fleuri en Iran. Au départ, les calligraphes iraniens suivaient naturellement les styles calligraphiques courants parmi les Arabes pour écrire le persan. Les « six styles calligraphiques de base » furent les fondations de l’art calligraphique pendant des siècles, les Iraniens et les Arabes les définissant différemment selon leur usage.

Selon la classification iranienne, plutôt esthétique que fonctionnelle, les six styles calligraphiques de base étaient les Muhaqqaq (nettoyé), Rayhan (basilic), Thuluth (tiers), Naskh (caractère), Riq’a (marque), Tawqi’ (signature).

Petit à petit, des styles calligraphiques iraniens apparurent aussi, mieux adaptés à l’écriture du persan et au goût des Iraniens.

Poésie persane calligraphiée en style nasta’liq, œuvre de Mir Emâd Hassani

Apparemment, au XIVe siècle, Mir Ali Tabrizi (vers 1360-1420) fut le premier à développer un style déjà existant qu’il a appelé le Nasta’liq.

Le Nasta’liq est l’un des principaux styles calligraphiques utilisés pour écrire le persan. Il est sans aucun doute le style prédominant dans la calligraphie iranienne. Il fut développé en Iran aux XIVe et XVe siècles. Il est parfois utilisé pour écrire du texte en langue arabe (où il est connu sous le nom de Ta’liq), mais son utilisation a toujours été plus populaire dans les sphères d’influence persane, turque et ourdou. Le Nasta’liq reste très largement utilisé en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et dans d’autres pays pour la poésie écrite et comme forme d’art.

Le Nasta’liq prospéra grâce aux efforts de nombreux calligraphes importants qui contribuèrent à sa splendeur et à sa beauté. Il atteignit sa plus haute élégance aux XVIe et XVIIe siècles dans les œuvres de Mir Emâd Hassani, originaire de la ville de Qazvin. La pratique actuelle du style calligraphique Nasta’liq est cependant fortement basée sur la technique de Mohammad Rezâ Kalhor (1829-1892). Originaire de Kermânshâh, Kalhor modifia et adapta le Nasta’liq pour faciliter son usage sur les machines d’imprimerie, ce qui permit une large diffusion de ses transcriptions. Il mit également au point des méthodes modernes pour enseigner le Nasta’liq et élabora des règles précises et claires pour ce style.

Calligraphie de la Fâtiha, première sourate du Coran, œuvre de Mir Emâd

Mir Emâd Hassani

Mir Emâd Hassani (vers 1554-août 1615) fut l’un des plus célèbres calligraphes iraniens du style Nasta’liq. Mir Emâd naquit vers 1554 à Qazvin sous le règne du deuxième roi de la dynastie safavide, Shâh Tahmâsp Ier (1524-1576) dans la célèbre famille des Seyfi. Son père, Mir Hossein, était comptable et bibliothécaire auprès du juge de Qazvin.

Presque un an après la naissance de Mir Emâd, Shâh Tahmâsp Ier transféra la capitale de la dynastie safavide de Tabriz à Qazvin en 1555. Qazvin resta capitale de la dynastie pendant 42 ans, jusqu’à ce que Shâh Abbas Ier décide de choisir Ispahan comme capitale de l’Empire en 1597.

Les biographes contemporains de Mir Emâd estiment que dès l’âge de huit ans, il commença à apprendre la calligraphie sous l’égide de deux calligraphes de renom de la ville : Issa Beg Rangkâr, auprès de qui Mir Emâd commença son apprentissage, puis Mâlek Deylami. Mâlek Deylami (1518-1562) était originaire de Qazvin et comptait parmi les meilleurs calligraphes du style Nasta’liq de son temps. Il était aussi peintre et bibliothécaire. Mâlek Deylami a notamment réalisé la calligraphie des façades extérieures et intérieures de plusieurs bâtiments de la citadelle royale de Qazvin sur ordre de Shâh Tahmâsp.

Durant sa jeunesse, Mir Emâd voyagea à Tabriz pour continuer son éducation calligraphique auprès de Mohammad Hossein Tabrizi (mort en 1577). Certaines sources indiquent que lors de sa première rencontre avec Mohammad Hossein Tabrizi, Mir Emâd lui fit voir l’une de ces œuvres calligraphiées pour lui montrer le niveau de son travail. Selon la légende, Mohammad Hossein Tabrizi lui aurait dit : « L’as-tu écrit toi-même ? Si c’est le cas, tu es le maître des maîtres calligraphes et tu n’as plus besoin de maître. » Cependant, Mir Emâd resta pendant un temps à Tabriz et profita de l’enseignement et des conseils de Mohammad Hossein Tabriz, surnommé « Mehin Osdâd » (le Grand Maître) par ses contemporains.

Mir Emâd Hassani

De Tabriz, Mir Emâd commença un long voyage qui a duré probablement plusieurs années pour visiter les grandes villes de l’Empire ottoman, notamment Alep et Bagdad. Il se rendit également au Hedjâz pour le pèlerinage des lieux saints à La Mecque et à Médine. Ce voyage dans l’Empire ottoman fut pour Mir Emâd l’occasion de se familiariser avec le travail des maîtres calligraphes turcs et arabes, et il en profita également pour y montrer son talent artistique et la perfection de son style personnel en Nasta’liq. Son Nasta’liq eut un succès phénoménal, en particulier auprès des calligraphes turcs. Plus tard, les élèves de Mir Emâd diffusèrent encore plus son style dans l’empire Ottoman.

Dès son retour en Perse, Mir Emâd se rendit au Khorâssân et s’installa à Hérat (aujourd’hui en Afghanistan) où il se mit au service de Farhâd Khân Qaramanlu, un général de l’armée d’élite des Safavides, les Qizilbashs. Il devint calligraphe et copiste à la bibliothèque du général, mécène bien connu de son époque. Pendant son séjour à Hérat, Mir Emâd copia l’œuvre épique du poète Assadi Toussi (999-1072), le Garshâsp Nâmeh (Livre de Garshâsp), mais aussi le Golestân (Le Jardin des roses) et le Boustân (Le Verger) du poète du XIIIe siècle, Saadi (1210-1291).

Page de Tohfat-ol-Molouk calligraphiée en persan, style nasta’liq, 1019 de l’Hégire, bibliothèque du Palais du Golestân, œuvre de Mir Emâd Hassani

En 1598, Farhâd Khân fut exécuté sur ordre de Shâh Abbas Ier qui se méfiait de lui. Attristé probablement et plein de ressentiment à propos du traitement infligé à Farhâd Khân Qaramânlu, Mir Emâd quitta son poste et retourna à Qazvin pour se soustraire à ses obligations administratives. Mais il changea rapidement d’avis. L’année suivante, c’est-à-dire en 1599, Mir Emâd s’installa dans la nouvelle capitale, Ispahan, et écrivit un courrier de candidature spontanée au Shâh, dans lequel il se présentait comme un scribe « digne de protection par un mécène ». La cour accepta sa candidature et il fut engagé comme calligraphe de cour. Par la suite et durant les seize années qui suivirent, Mir Emâd fut l’un des deux calligraphes les plus en vue de la cour de Shâh Abbâs Ier.

L’autre était Alirezâ Abbassi (mort vers 1629) qui devint plus tard son rival et son adversaire. Les historiens pensent que la préférence de Shâh Abbâs pour Alirezâ Abbâsi est due à la dextérité de ce dernier dans la réalisation de magnifiques calligraphies architecturales de style thuluth. Ce alors qu’il semble que Mir Emâd, malgré son expérience et son talent dans la calligraphie architecturale, ait définitivement préféré la calligraphie sur papier.

Première page de l’ouvrage Pandnâme-ye Loqmân, calligraphie en style nasta’liq, bibliothèque Melli Malek, Téhéran, œuvre de Mir Emâd Hassani

Dans cette rivalité entre Alirezâ Abbâssi et Mir Emâd, ce dernier avait la conviction inflexible de sa supériorité artistique face à son rival principal, mais aussi face à tous les autres concurrents. Cependant, le roi préférait nettement Alirezâ Abbâssi et à mesure que l’amitié du souverain pour son calligraphe préféré s’approfondissait, plus il semblait que le monarque se lassait de Mir Emâd.

En parallèle, les rivalités de cour avaient mené à une campagne de discréditation qui ne contribuait pas à la réputation du calligraphe auprès du roi. ہ la fin de son mandat à la bibliothèque, Mir Emâd était si frustré et déçu par Shâh Abbas qu’il l’avait témérairement offensé à plusieurs reprises, en lui adressant des poésies peu flatteuses. Furieux du comportement du scribe, le Shâh régla le problème en prétextant la prétendue inclination sunnite de Mir Emâd et autorisa implicitement son meurtre. Mir Emâd fut ainsi brutalement assassiné le 15 août 1615 à Ispahan.

L’une des œuvres de Mir Emâd Hassani

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