N° 169, décembre 2019

À Strasbourg, du 15 au 17 novembre La foire européenne de l’art contemporain & de design ST-ART 2019


Jean-Pierre Brigaudiot


Photos : Foire européenne de l’art contemporain & de design ST-ART 2019 © Bartosch Salmanski

Marché mondialisé et marché régional

Strasbourg est l’une des grandes villes européennes ; elle se situe en Alsace, une région du nord-est de la France qui s’étend, entre la chaîne des Vosges, de petites montagnes, et le Rhin, ce fleuve de légende qui la sépare de l’Allemagne. C’est à Strasbourg que siègent certaines institutions de l’Europe, c’est une ville historique où la langue parlée fut longtemps l’alsacien, c’est également une importante ville universitaire et cosmopolite, une ville de grande culture et un pôle économique actif car placé en face de l’Allemagne, juste de l’autre côté du Pont du Rhin qui relie ici les deux pays. Une foire d’art contemporain à Strasbourg, ce n’est pas nouveau. En effet, Strasbourg et la région Alsace sont des foyers artistiques régionaux, mais aussi et dans une moindre mesure nationaux et internationaux. Cependant, depuis quelques décennies et au fil des ans, un certain nombre de foires d’art contemporain se sont tenues dans de grandes villes de France, sans pour autant réussir à devenir convaincantes, sans pouvoir sortir d’un provincialisme préjudiciable à leur image ; ceci pour une raison majeure qui tient à la centralisation tant politique qu’administrative et commerciale de la France, et ce, malgré les tentatives multiples de décentralisation et de régionalisation conduites par l’ةtat. En fait, en France, les événements culturels de quelque importance internationale « doivent » se tenir à Paris. D’autre part, peu à peu, les nombreux salons d’art qui eurent une réelle importance dans le monde de l’art tendent à disparaître au profit des foires d’art, car le marché de l’art, dans le présent contexte mondial, ne peut plus être ni provincial, ni régional, ni même national. La mondialisation de l’économie capitaliste et celle de l’information accessible à tous et partout en temps réel en sont l’une des raisons. Ces deux causes ont entraîné une profonde modification du marché de l’art où l’œuvre d’art, avant d’être art, est un produit de spéculation financière peu ou prou réservé à une élite sociale fortunée pour laquelle l’œuvre d’art est plus que toute autre chose un signe d’appartenance à cette élite. Ceci est très visible avec les collections des fondations appartenant au grand mécénat, celui du futile, des marques de luxe dans la mode, des cosmétiques ou des différentes industries. Ainsi, les foires d’art des villes de province peinent à attirer le « bon public », celui qui pourrait acheter des œuvres à des prix assurant au vendeur une réelle rentabilité de son investissement en termes de location d’un espace d’exposition, ce à quoi s’ajoutent les déplacements des personnes et des œuvres et les frais annexes d’encadrement, de médiation et de personnels. Les foires d’art internationales ont acquis en l’espace de bien peu de temps un statut d’événements mondains incontournables et de faiseurs de marché, au détriment des galeries d’art installées à demeure avec pignon sur rue ; davantage encore, elles conduisent de nombreuses galeries de taille moyenne à réduire leurs activités en tant que galeries, lieux d’exposition, de dialogue et d’humanité pour se consacrer aux événements que sont les foires, du moins celles auxquelles elles peuvent participer, car l’entrée dans les meilleures foires est de plus en plus sélective en même temps que de plus en plus chère (tant pour la galerie que pour le public, lequel est lui-même soumis à sélection par le prix des billets d’entrée ; les étudiants, les artistes et une partie du public sont ainsi de facto écartés des grandes foires d’art, n’étant pas des acheteurs attestés).

Affiche de la foire européenne de l’art contemporain & de design ST-ART 2019

La marchandisation de l’art, qui se joue toujours au détriment de son appréciation esthétique change donc le marché et d’une certaine manière a des retombées sur la création artistique, sur la nature de l’art, sur ce en quoi il fait sens. Cette question mérite sans doute une étude approfondie portant sur un laps de temps de plusieurs décennies, tout comme une autre question qui pourrait être celle de la fabrication des valeurs artistiques par le marché et ici, il faudrait inclure le rôle des fondations et des collectionneurs institutionnels, c’est-à-dire les musées, mais également celui des grands collectionneurs quelquefois mécènes. Ainsi, le laborieux travail « primaire » de recherche et de découverte des artistes effectué par les galeries semble de plus en plus s’effacer, faute d’une puissance économique à la hauteur de la mondialisation. Faire la notoriété d’un artiste ne se fonde plus tant sur la qualité de son œuvre ou sur sa créativité que sur la valeur marchande qu’il pourrait atteindre grâce à une médiation bien organisée.

Une manifestation qui perdure

St-Art, à Strasbourg, en est à sa vingt-quatrième session, autant dire que cette foire d’art a su perdurer, contrairement à d’autres foires d’art provinciales qui ont rapidement disparu, sans nul doute faute d’une dynamique commerciale susceptible de générer un chiffre d’affaires décisif pour les galeries. Le lieu est ici dans la ville de Strasbourg elle-même, un lieu propre, bien éclairé et banal où les espaces offerts aux exposants sont assez vastes pour éviter les bousculades que l’on connaît dans certaines foires d’art parisiennes. On compte ici 76 stands d’exposition de galeries d’art et une douzaine de stands d’associations, plus les surfaces consacrées au design et les commodités que sont les cafés et restaurants. L’accueil en termes d’espaces, éclairages et aires de détente est donc satisfaisant. Les galeries sont pour une grande partie d’entre elles locales ou régionales, la présence de galeries implantées en Europe, Espagne, Belgique, Italie, Allemagne, par exemple, est cependant significative. Pour autant, il apparaît très vite lors de la visite que cette foire manque de galeries autres que moyennes, de quelques « galeries-locomotives », galeries de premier plan, venues de Paris ou d’autres capitales de l’art contemporain, comme Berlin, Londres, Madrid, Milan… Ainsi, compte-tenu de ce que peut être l’estimation des possibilités de vente, il est clair que les galeries très notoires ne sont pas attirées par cette foire d’art.

Une imagerie envahissante

La première impression que donne cette foire est due à la présence massive de formes d’art très identifiables et à caractère international : le Street Art, c’est-à-dire l’art alternatif qui depuis désormais, de nombreuses décennies, a envahi les espaces urbains, ces peintures à la bombe plus ou moins revendicatives ou faites à la gloire de leurs auteurs, peintures murales riches en personnages imaginaires issus de la BD, des mangas et des jeux vidéo. Au Street Art ou à ce qui y ressemble singulièrement se mêlent beaucoup d’œuvres très bariolées qui semblent assurer la pérennité de la démarche d’artistes de renommée mondiale, comme Basquiat, un art plutôt brut très expressif né dans la plus grande spontanéité d’auteurs autodidactes agissant souvent en collectifs, ceci plus ou moins à l’instar des bandes de jeunes « des quartiers ». Apparaissent également beaucoup d’œuvres que l’on situe immanquablement dans les pas d’artistes tels Combas ou Di Rosa, ceux de la Figuration Libre des années quatre-vingt. Certaines de ces œuvres se donnent explicitement à percevoir comme une persistance ou une résurgence du Pop’art américain, celui des années cinquante, un Pop’Art actualisé avec d’autres icônes et des moyens techniques d’aujourd’hui. Ces œuvres caractérisent effectivement cette foire d’art, donc un art de la spontanéité, sans substrats théoriques, un art urbain plus expressif que fondé sur une prise en charge d’un passé et d’une culture, un art de l’éphémère, clinquant comme un spot télévisé, comme sont les dessins animés d’aujourd’hui, agités, bruyants et d’une très faible épaisseur quant à un éventuel contenu, bref un art consommable qui se voudrait spectaculaire. Pour autant parmi cette inflation d’œuvres, certaines retiennent l’attention par une qualité, une expressivité et une singularité qui les distinguent, certaines atteignant à la fois puissance expressive et faire extrêmement maîtrisé. C’est une forme d’art ludique et populaire qui se garde bien de convoquer une pensée élaborée, celui qui d’ailleurs échappe pour partie aux galeries au profit de ces lieux alternatifs que sont les supermarchés de l’art qui ont peu à peu surgi dans les grandes villes ; ici on vend de l’art décoratif, bariolé, bruyant, au caractère publicitaire et se confondant plus ou moins avec l’objet de consommation courante, avec l’imagerie du quotidien, celle des spots TV. Au-delà de cette impression d’un excès, d’ailleurs conforté par le nom même de la foire : St-Art, qui prête ironiquement à confusion avec l’appellation de cet art que nous venons d’évoquer, le Street Art, on découvrira cependant, mais un peu noyées, d’autres œuvres plus profondes par ce qu’elles engagent, au gré des galeries et de leurs stands, artistes régionaux ou artistes davantage connus, œuvres de qualité fondamentalement moins éphémères qui jalonnent les décennies depuis les années cinquante ou œuvres d’aujourd’hui, toutes tendances confondues (hormis peut-être l’art conceptuel) et toutes pratiques confondues, avant tout photo, peinture, gravure et dessin.

Une foire pour regarder l’art et en parler

Ici, le visiteur peut donc s’arrêter, bavarder avec les galeristes et avec les artistes puisque ce n’est pas la cohue, puisque la foire n’est pas placée sous le signe de l’urgence d’un chiffre d’affaires impératif. Le badaud est reçu dignement car il n’est pas à priori évalué à l’épaisseur de son compte bancaire. Et cette impression d’une foire où l’on regarde l’art autrement qu’en fonction de sa cote Internet persiste tout au long de la visite. Les prix des œuvres, autant que l’on puisse s’en rendre compte, semblent eux aussi raisonnables ; sans doute est-ce le fait de l’absence de ces valeurs internationales hyper médiatisées autant que la fréquentation par un public essentiellement local ou régional, moins fortuné que ne l’est celui de foires comme la FIAC, Art Basel ou Miami. Le dialogue avec quelques galeristes laisse entendre que leur chiffre d’affaires n’est ici pas mirobolant, pas assez important pour être certains de vouloir revenir encore une fois faire cette foire.

Et le design

Cette année St-Art ouvre ses portes au design. Ce qui est montré n’est globalement pas très convaincant et il serait souhaitable que cet art soit présent davantage que comme sur un strapontin, mieux peut-être à travers une école d’art ou à travers deux ou trois invités sélectionnés sur un projet éventuellement thématique qui prenne de l’ampleur à partir d’un financement pour sa réalisation. Il se peut que la cohabitation de l’art et du design ne soit pas si aisée ; en effet, l’art revêt une dimension de « cosa mentale » que n’a guère le design plus ancré dans le réel et le quotidien avec l’objet fonctionnel d’usage courant.

D’autre part, St-Art comporte un volet édition, c’est-à-dire essentiellement dédié aux tirages. La question ici est celle de la nécessité de faire apparaître le domaine de l’édition d’art comme étant à part des œuvres originales et uniques, mais finalement pourquoi pas, à condition que ce ne soit pas un sous-secteur. Enfin, St-Art comporte comme toute manifestation artistique contemporaine quelques conférences et débats animés par des critiques d’art et autres spécialistes du monde de l’art.

Alors de quoi pourrait-on rêver pour hisser St-Art au niveau d’une foire d’art plus dynamique et commercialement plus active ? Sans doute est-ce une question de financements, mécénat, aides publiques par exemple pour aider St-Art à s’affirmer comme une foire d’art qui compte vraiment.


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