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Introduction
Edgar Morin est philosophe, sociologue et anthropologue, réputé pour être l’un des pourfendeurs acerbes de l’occidentalocentrisme et l’un des adeptes fervents de l’esprit systématique où la notion de complexité tient une place de premier choix. Extrêmement soucieux du devenir de l’humanité qui ne cesse de patauger dans les problèmes inhérents à l’ère de la globalisation, il s’engage sans réserve dans des causes planétaires. L’interculturel est au cœur de sa pensée. Ce mouvement qui fait du vivre-ensemble sa fin ultime et promeut l’échange et le dialogue entre les cultures se brise sur le récif de grandes difficultés, dont l’arrogance intellectuelle occidentalo-centrique et le développement technique et rationnel incontrôlé. Que deviennent alors l’interculturel et ses notions satellites d’altérité, d’identité, de différence et de vivre-ensemble dans un monde où l’homme, telle une épave abandonnée au gré du vent et des flots, se trouve esseulé, déboussolé et impitoyablement fouetté par les affres d’une (post)modernité malsaine ? Comment Edgar Morin réagit-il à cette situation ? Dans le présent article, nous répondrons à ces questions en faisant appel à d’autres penseurs dont les idées et les opinions sont peu ou prou proches de celles d’Edgar Morin.
Penser l’interculturel revient à prendre le contrepied des attitudes qui constituent un grand achoppement pour sa réalisation. Aussi Edgar Morin s’oppose-t-il avec force à ce qu’il désigne sous le nom de « l’arrogance intellectuelle occidentalo-centrique » qui signifie tout bonnement l’égocentrisme ou l’ethnocentrisme occidental. Mot composé de ego, « je », et de centrum, « centre », l’égocentrisme est le fait d’agir ou de penser en rapportant tout à soi-même. Une civilisation devient egocentrique lorsqu’elle évalue les autres civilisations à la toise de ses critères. Quant à l’ethnocentrisme, c’est un mot issu de l’anglais ethnocentrism, du grec ethnos qui veut dire « ethnie » ou « nation ». Il consiste en la propension à faire de sa culture le seul modèle de référence, et du coup à écarter ce qui n’en procède pas. Cette propension d’où découle le rejet de l’autre de par sa différence est, à en croire Lévi-Strauss, une attitude fort ancienne datant de l’époque gréco-romaine. En effet, la société gréco-romaine appelle barbares les étrangers, et précisément ceux qui ne parlent pas le grec comme le suggère l’étymologie du mot « barbare » : « Il est probable que le mot barbare se réfère étymologiquement à la confusion et à l’inarticulation du chant des oiseaux, opposées à la valeur signifiante de la langue humaine » [1]. Notons que « barbare » met en opposition deux genres de vie : animal/humain ou naturel/culturel. Il en va de même pour « sauvage » (« de la forêt ») qui évoque un mode de vie aux antipodes de la culture. Ces deux mots, à eux seuls, sont suffisants pour établir que la société gréco-romaine était une société ethnocentrique qui éprouvait un frisson et une répulsion vis-à-vis de l’étranger lato sensu, c’est-à-dire tout ce qui ne provient pas de chez elle.
Au cours de leur évolution sémantique, les mots « barbare » et « sauvage » ont été galvaudés. Ils ont cessé de désigner simplement l’étranger qui ne parle pas la langue des autochtones pour s’appliquer spécifiquement, dans un sens très péjoratif, à l’homme qui n’adopte pas les valeurs de la civilisation occidentale, soit parce qu’il les ignore ou parce qu’il les refuse. Dans ce contexte où il est question de l’illusion ethnocentrique et du rapport de domination, il vaut mieux parler de civilisation au lieu de culture, d’autant que ces deux notions se contredisent et s’excluent mutuellement. Pourtant, elles continuent d’être employées comme synonymes. La citation suivante montre que les auteurs français passent outre à leur significations contradictoires :
« Demandons-nous d’abord en quoi consiste ce qu’on appelle culture ou civilisation. On sait que les auteurs russes et allemands ont coutume d’opposer ces deux notions. Pour notre présente étude, nous pouvons les employer comme synonymes. Nous dirons que la culture ou la civilisation, c’est l’épanouissement de la vie proprement humaine, concernant non seulement le développement matériel nécessaire et suffisant pour nous permettre de mener une droite vie ici-bas, mais aussi et avant tout le développement moral, le développement des activités spéculatives et des activités pratiques (artistiques et éthiques) qui mérite d’être appelé en propre un développement humain. »
[2]
D’après cet auteur, civilisation et culture signifient indistinctement le développement sur le plan autant matériel que moral. Il en va autrement pour les auteurs allemands pour qui civilisation désigne uniquement le progrès matériel et culture (en allemand kultur), l’acquis spirituel. [3] Ainsi le grand philosophe Friedrich Nietzsche qui a été plus loin dans cette différenciation. Philologue rompu à la démystification des mots et du langage, Nietzsche constate qu’il y a un antagonisme abyssal entre culture et civilisation (mise ironiquement par lui entre guillemets). La civilisation remonte à une vaste entreprise systématique de domestication de l’homme menée par le christianisme. Le christianisme s’est notamment donné pour mission de civiliser les hommes en les détachant non seulement de leur religion, mais aussi de leurs valeurs et traditions culturelles qui passent auprès de lui pour primitives. Or, au-delà de l’humanisation et du progrès que cette civilisation prétend incarner se dissimule, selon Nietzsche, un énorme processus de domptage, de domestication, de dénaturation et d’affaiblissement des pulsions vitales.
La critique nietzschéenne de la morale chrétienne à travers son projet de civilisation peut être appliquée au phénomène du colonialisme en Afrique. Sous le couvert d’une « mission civilisatrice », le colonisateur a réussi à pénétrer dans les territoires africains. Il prétendait les civiliser, autant dire les dompter, les domestiquer et les affaiblir.
La culture, en revanche, telle que l’entend le philosophe de Par-delà bien et le mal, a pour but l’ennoblissement de l’homme et l’éducation d’individus qui parviennent à sublimer leurs instincts grâce à l’acquiescement à la vie et à l’exaltation de ses pulsions. Voie vers le noble et vers le sublime, la culture fait de l’homme un être puissant, libre et aussi créateur. En témoigne l’art dont les grands chefs-d’œuvre sont nés de la sublimation des pulsions refoulées de l’artiste (par exemple, La Joconde de Léonard de Vinci). Donc, culture et civilisation s’opposent diamétralement et ne peuvent être utilisées de façon interchangeable dans le contexte où l’autre est vu à travers le prisme de l’ethnocentrisme et taxé de barbarie et de primitivisme. Car il s’agit ici des actes inhérents à la civilisation.
L’ethnocentrisme s’accentue après la découverte de l’Amérique considérée comme une « rencontre-choc » avec le bon sauvage, à la fois fascinant et répulsif, qui eut pour conséquence la relativisation du système de valeurs européennes. Les Essais de Montaigne sont à cet égard un exemple éloquent. Dans le chapitre intitulé « Des cannibales » de l’Essai I, Montaigne démontre que la culture n’est pas un état supérieur à la nature, qu’elle est plutôt une seconde nature qui vient abâtardir la première. Ainsi, les cannibales sont des sauvages pour la simple raison qu’ils sont demeurés très proches de l’état originel, obéissant aux lois naturelles, intactes.
Les conquistadors étaient loin de ce penser. Comme le souligne Francis Affergan, la conversion, autrement dit la civilisation, était leur seule obsession :
« Il est évident que C. Colomb […] n’a qu’une seule obsession qui le pousse autant à partir qu’à poursuivre sa route : la réunification christique de l’univers. C’est d’ailleurs pourquoi son attitude envers les Indiens sera toujours teintée d’ambivalence : la pitié fervente et le souci missionnaire de les convertir par tous les moyens. » [4]
À y regarder de plus près, l’attitude de C. Colomb est doublement ambivalente en ce qu’elle oscille d’une part entre pitié et souci missionnaire, et de l’autre entre civilisation et barbarie qui se traduit par le recours à la violence. Les textes traitant de cet événement historique racontent que des tribus entières ont été brutalement ravagées, persécutées, massacrées, réduites à l’esclavage. Les conquérants européens qui se croyaient supérieurs parce que civilisés ont à leur insu basculé dans la barbarie. Lévi-Strauss affirme à juste titre qu’ :
« En refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus sauvages ou barbares de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. » [5]
Cet état de choses a ouvert la voie à l’impérialisme et au colonialisme qui viendront plus tard légitimer la supériorité de l’Occident et donner une assise plus solide à son attitude ethnocentrique.
De nos jours, l’ethnocentrisme se veut insidieux. Il use d’artifices. Ce qui lui permet d’éluder les critiques et les diatribes, et de devenir un phénomène tentaculaire. Ainsi, il est rare qu’on appelle barbares ou sauvages les cultures en rupture de ban avec les modes de vie, de pensée et de croyance de l’Occident. Nous assistons à l’apparition d’une nouvelle terminologie, dont le terme « sous-développé », qualificatif sournois parce qu’impliquant un sens tout aussi péjoratif que celui contenu dans « barbare » et dans « sauvage ». Il renvoie à la supériorité matérielle et intellectuelle occidentale. Selon Edgar Morin qui récuse cette arrogance intellectuelle occidentalo-centrique, « sous-développé » est un terme ambivalent dans la mesure où il est imputé à des cultures qui recèlent bien des richesses absentes ou disparues chez les Occidentaux :
« On appelle sous-développées des cultures qui comportent des savoirs et des savoir-faire (en médecine par exemple), des sagesses, des arts de vivre souvent absents ou disparus chez nous ; elles recèlent des richesses culturelles, y compris dans leurs religions aux belles mythologies, certaines ignorant les fanatismes des grands monothéismes, préservant la continuité des lignées dans le culte des ancêtres, maintenant l’éthique communautaire, entretenant une relation d’intégration à la Nature et au Cosmos. » [6]
Il s’agit donc d’une contradiction in adjecto d’où on peut tirer un contre-argument. L’Occident regroupe ces cultures sous l’étiquette de « sous-développées » parce que, à ses yeux, elles renferment des superstitions, des mythes et des illusions. Or, il en est ainsi de toutes les cultures, y compris celles arrivées au pinacle du développement. Edgar Morin note à cet égard que l’Occident a récemment forgé le mythe et l’illusion du progrès. Le progrès dont il se targue et se gargarise sans cesse s’est mué en mythe et a dégénéré en illusion dès lors qu’il a perdu ses vertus providentielles. Au début, tout le monde avait foi dans le progrès et dans son pouvoir salvateur. Le progrès était la panacée propre à guérir tous les maux et à résoudre tous les problèmes qui minent l’humanité. On croyait que le progrès allait ennoblir l’homme, le libérer de ses jougs et lui procurer du bien-être. Mais ce n’était qu’un leurre qui, aussitôt évanoui, a engendré le désenchantement ambiant. L’Occident qui croyait prendre est pris. Il s’est enferré dans ce qu’il a lui-même fabriqué et produit. Rappelons que depuis le cartésianisme, il avait l’ambition de se rendre maître et possesseur de la nature à travers le progrès rationnel et technique. Mais ce progrès, faussé et dévié de ses fins nobles, s’est retourné contre lui. Il en devient esclave.
Edgar Morin définit l’homme comme étant porteur de deux logiciels : le logiciel égocentrique et le logiciel altruiste. Le premier place le « je » au centre du monde, excluant ainsi le « nous », le Mitsein, c’est-à-dire l’être-avec-autrui. Le second concerne les liens affectifs tissés avec l’autre, ce qu’Edgar Morin appelle « les tissus de convivialité ». Ce dernier logiciel est débilité et atrophié par la société de consommation au profit du logiciel égocentrique. La société de consommation transmute l’homme en un être égoïste qui court après l’assouvissement de ses besoins au grand dam d’autrui. D’où s’ensuit le déséquilibre entre l’âme et le corps, entre l’être et le paraître. Il parait satisfait et à l’aise, mais au tréfonds de son être, il est en proie au malaise et au vide qu’il cherche à combler en fuyant dans la consommation, c’est-à-dire les achats, les loisirs, les divertissements, etc. lesquels constituent des solutions collaboratrices. En s’efforçant d’alléger ses maux par ces moyens, l’homme collabore à la société de consommation qui en est la cause : « […] notre société civile résiste en collaborant au système qui perpétue ses maux, et réussit par là à en atténuer certains. » [7] Les solutions collaboratrices sont des solutions fragiles agissant à titre de palliatifs. Leur effet est éphémère et inefficace. Elles sont inaptes à extirper le mal et à réaliser la vie poétique qui compte parmi les richesses dont jouissent et se réjouissent les cultures taxées de sous-développées. Alors que ces cultures mènent une vie poétique, les sociétés occidentales mènent « une vie de la prose ». À quoi bon le progrès si l’on ne parvient pas à vivre poétiquement et à concilier notre corps avec notre âme ?
D’après notre philosophe, deux types de métissage existent : génétique et culturel. Les métissages génétiques sont nés des guerres, des asservissements (ayant pour conséquence les accouplements clandestins) et des facteurs comme l’intégration d’ethnies très diverses dans les grands empires ou dans les nations modernes, les colonisations, et les exodes. Les métissages culturels, quant à eux, sont produits par les flux migratoires, les échanges et les voyages qui ont pris de l’envergure grâce aux techniques modernes de transport et par suite de la disparition progressive des frontières. Disparition en laquelle d’aucuns voient à raison un péril qui menace les cultures. C’est le cas de Régis Debray pour qui les frontières sont sine qua non [8]. Or, qu’est-ce que la frontière ? Le fondateur de la médiologie lève l’équivoque : la frontière n’est pas la barrière, ni le mur. Bien au contraire, elle est le vaccin contre le mur. La frontière est poreuse comme la peau en ce sens qu’elle ouvre sur l’extérieur et en même temps prémunit contre les menaces exogènes. Une culture pourvue de frontières se trouve à l’abri de l’homogénéisation et de la standardisation qui peuvent découler du métissage. Ceci explique la raison pour laquelle le métissage continue de susciter des réticences. Ce terme apparaît pour la première fois en portugais et en espagnol dans le contexte de la colonisation, avant de se former dans le champ de la biologie où il désigne les croisements génétiques. Il fait une entrée très timide dans les sciences humaines et les études culturelles parce qu’il évoque un processus de fusion, d’osmose et d’absorption : l’absorption du multiple dans l’un, du divers dans un ensemble homogène et indifférencié.
Le métissage devient une menace lorsqu’il cache l’intention d’homogénéiser et de standardiser les cultures, ce qui revient à les dissoudre dans le contexte général de la culture hégémonique sans tenir compte de leurs contextes particuliers. Homi Bhabha s’est déjà penché sur ce point dans son étude sur Les Lieux de la culture, et plus exactement à travers l’opposition qu’il instaure entre diversité culturelle et différence culturelle. De son point de vue, l’Occident accepte et tolère la diversité culturelle en accueillant sur son sol plusieurs cultures, mais il ne reconnaît pas la différence culturelle qui est la plus importante. Il se hâte de l’annihiler par l’assimilation de ces cultures qui deviennent en conséquence périphériques par rapport à la sienne centrique.
À l’homogénéisation et à la standardisation font pendant l’intégrisme et le fondamentalisme qui préconisent le retour aux origines pures ayant pour effet néfaste la naissance de ce que l’écrivain libanais Amin Maalouf appelle très justement « les identités meurtrières » [9], des identités où une seule et unique appartenance, par exemple la religion, se trouve valorisée à l’extrême et vantée à outrance, comme si l’identité n’était pas par essence composée de nombreuses appartenances qu’autrui vient enrichir par ses multiples apports :
« La crise du devenir, note l’auteur de La Voie, suscite la revanche du passé. Quand le futur est perdu et que le présent est malade, alors il reste à se réfugier dans le passé, c’est-à-dire dans le retour aux racines ethniques, nationales, religieuses. En même temps, il y a dans le monde y compris en Europe, une résistance des identités menacées par la standardisation et l’homogénéisation qu’apporte le déferlement technique-industriel. » [10]
Au lieu de la société-monde, une société homogénéisante, globalisante exécrant la différence, Edgar Morin appelle de ses vœux la Terre-patrie où tout un chacun sera conscient « du destin commun, de l’identité commune, de l’origine terrienne commune de l’humanité. [11] » Pour créer la Terre-patrie, il faut que toutes cultures changent de voie à travers une myriade de réformes concernant tous les domaines (la société, la politique, l’économie, l’éducation, l’écologie, les sciences, etc.). Edgar Morin suggère plusieurs voies vers la Terre-patrie. Nous nous contenterons ici de la politique de l’humanité et de la pensée complexe.
III. Les voies vers la Terre-patrie
La politique de l’humanité vise à créer la symbiose entre les cultures du monde, et ce à travers l’échange et le partage de ce que chaque culture a de meilleur. On a vu qu’il est des cultures non-occidentales nanties de savoirs et de savoir-faire. Elles sont alors appelées à les échanger avec l’Occident. De même, l’Occident est appelé à faire part de ses progrès, y compris ceux qu’il a réalisés en matière de droits de l’homme. Il se doit de faire de ces droits l’apanage de tous et de veiller à leur respect, notamment quand il s’agit pour lui d’intervenir politiquement dans un pays étranger.
La politique de l’humanité a ceci de particulier : elle met de concert développement et enveloppement. Les cultures se développent tout en conservant leurs particularités. Elles cessent d’être à la remorque et contribuent au progrès planétaire sans jamais courir le risque d’assimilation contre lequel elles sont immunisées.
Fondée sur le rapport symétrique à l’autre, la politique de l’humanité permet aussi aux cultures de vivre dans un espace interstitiel, un espace de l’entre-deux, et de s’inscrire dans la « pensée-autre », concept forgé par Abdelkebir Khatibi. Ici, la tentation de rapprocher Morin et Khatibi est d’autant plus grande que les deux penseurs ont misé dans leurs écrits sur une entreprise de grande taille. Il y va d’amener à l’unité et au vivre-ensemble l’humanité en train de se déliter et de se désagréger.
Pour aller vers la pensée-autre, Khatibi estime obligatoire de passer par la double critique qui consiste à dé-construire, au sens radical du terme, les deux métaphysiques : arabo-musulmane et occidentale. Le monde arabo-musulman doit dé-construire sa métaphysique faite du patriarcalisme, du charismatisme et de la théologie. Il n’a pas d’autre choix, nous dit Khatibi, que de faire table rase de ses fondements archaïques et entropiques qui l’arriment au passé et le maintiennent depuis des siècles sous l’emprise de l’Occident :
« Le renversement de la maîtrise, la subversion même, dépend de cet acte décisif de se retourner infiniment contre ses fondements, ses origines, origines abîmées par toute l’histoire de la théologie, du charismatisme et du patriarcalisme, si l’on peut caractériser aussi les données structurelles et permanentes de ce monde arabe. » [12]
La double critique ne peut s’accomplir si l’Occident ne se résout pas à dé-construire sa métaphysique gisant dans l’ethnocentrisme et le logocentrisme : « une déconstruction du logocentrisme et de l’ethnocentrisme, cette parole de l’autosuffisance par excellence que l’Occident, en se développant, a développé sur le monde. » [13] Du logos qui signifie « raison », « discours » et « langage », le logocentrisme caractérise le discours qui s’enferme dans la propre logique de son langage et l’érige en modèle de référence. Développer le logocentrisme sur le monde, en l’occurrence arabo-musulman, revient à le priver de parler de lui-même, d’avoir son propre discours et de se représenter tel qu’il est. On touche ici à une problématique majeure qui a fait couler beaucoup d’encre chez les théoriciens du postcolonialisme, comme Gayatri Chakravorty Spivak dans Les Subalternes peuvent-elles parler ? Effectivement, les subalternes en général ne peuvent pas parler tant que l’Occident s’arroge le droit à la parole et, comme le dit Khatibi, tant que le subalterne refuse de rompre avec ses origines abîmées et de s’engager dans la voie de la subversion prenant pour cible la maîtrise et la centralité occidentales.
S’attaquant à ce que l’Occident et le monde arabo-musulman ont d’absolu, la double critique aboutit à la pensée-autre qui est une pensée marginale en ce sens qu’elle se situe en marge des deux métaphysiques : « La pensée du “nous” vers laquelle nous nous tournons ne se place, ne se déplace plus dans le cercle de la métaphysique (occidentale), ni selon la théologie de l’islam, mais à leur marge. “Une marge en éveil”. » [14]. Qu’est-ce donc que la politique de l’humanité et la Terre-patrie vers laquelle cette politique nous mène, sinon une pensée-autre dont les mots d’ordre sont l’échange et le partage par-delà le matérialisme et l’utilitarisme qui sévissent contre les valeurs et les vertus quidditatives ? À ce propos, Khatibi note en des termes qui font écho à la définition donnée par Morin à la politique de l’humanité : « Géopolitiquement, dans le voisinage arabo-européen, naîtrait peut-être la nouvelle Méditerranée, cet espace où, en utopie, chaque partenaire apporterait sa part d’humanité et de civilisation. Encore faudra-t-il bâtir sur les lois de l’hospitalité qui devraient aller au-delà de l’utilitarisme, frayer un chemin vers l’universalisme. [15] »
« La raison ? Je me considère comme rationnel, mais je pars de cette idée que la raison est évolutive et que la raison porte en elle son pire ennemi ! C’est la rationalisation qui risque de l’étouffer. Tout ce qui a été écrit sur la raison par Horkheimer, Adorno ou Marcuse, il faut l’avoir en conscience. [16] »
La rationalisation ne se confond pas avec la raison dont elle est, si l’on peut dire, le rejeton illégitime. Edgar Morin y voit une forme dégénérée de la raison parce qu’elle ôte aux choses leur aspect dense et complexe en les considérant sous une perspective unidimensionnelle qui nous en donne une vision pauvre et incomplète. Qu’il la caractérise par des termes relevant de la pathologie est à cet égard un fait significatif : « La paranoïa est une forme classique de rationalisation délirante. [17] », note-t-il. La rationalisation s’apparente à la paranoïa et au délire par le fait qu’elle est hantée par le désir d’engloutir et de totaliser le réel dans un système cohérent en écartant ce qui est de nature complexe, composé de plusieurs aspects contradictoires, puisqu’il dépasse justement ses capacités de saisie unilatérales. Du point de vue culturel, la rationalisation est l’un des ressorts de l’ethnocentrisme. On comprend dès lors que l’infériorité et le mépris dans lesquels l’Occident tient les autres cultures viennent de ce qu’il les rationalise. Unidimensionnelle, la rationalisation est inapte à percevoir et à appréhender la richesse et la diversité que ces cultures doivent aux liens conservés avec le monde sensible et intuitif. Aussi, Léopold Sédar Senghor ne s’est-il pas trompé quand il a désigné la raison du Nègre africain par « raison-étreinte ou intuitive » et celle du Blanc européen par « raison-œil » ou « raison discursive », une raison utilitaire qui tue l’objet par les opérations d’analyse, de tri et de séparation qu’elle lui applique :
« Le Blanc européen tient l’objet, il le regarde, l’analyse, le tue, − du moins le dompte pour l’utiliser. Le Nègre africain sent l’objet, en éprouve les ondes et les contours, puis dans un acte d’amour se l’assimile pour le connaître profondément. [18] »
Non loin de l’idée de Senghor, Morin théorise à rebours de la rationalisation la pensée complexe, laquelle pensée est capable d’exprimer l’univers avec tous ses aspects, si complexes et si contradictoires soient-ils. Elle décèle les liens de connexion et d’interdépendance dans et entre les choses qui nous paraissent au contraire indépendantes, distantes les unes des autres, du moment que nous les envisageons sous une optique unidimensionnelle, simpliste et parcellaire :
« […] on oublie que dans l’économique par exemple, il y a les besoins et les désirs humains. Derrière l’argent, il y a tout un monde de passions, il y a la psychologie humaine. Même dans les phénomènes économiques stricto sensu, jouent les phénomènes de foule, les phénomènes dits de panique […] La dimension économique contient les autres dimensions et on ne peut comprendre nulle réalité de façon unidimensionnelle. [19] »
Bien qu’elle conjoigne les choses et leurs multiples dimensions, la pensée complexe ne prétend pas à la complétude tant recherchée des pensées systématiques. La preuve en est qu’elle fait une place à l’incertitude et à la relativité : « La conscience de la complexité nous fait comprendre que nous ne pourrions jamais échapper à l’incertitude et que ne nous pourrions jamais avoir un savoir total : « la totalité, c’est la non vérité ». » [20] Dans cette logique, la contradiction n’est pas un signe d’erreur ou d’imperfection. Elle signifie, a contrario, l’atteinte d’une nappe profonde du réel qui demeure inaccessible à la vision rationaliste obtuse et étriquée. La pensée complexe est la raison qui pratique à la fois la critique et l’autocritique [21]. D’où sa capacité à comprendre le monde illogique et irrationnel, à réconcilier les choses posées par la raison purement critique comme irrémédiablement irréconciliables et antithétiques. Bref, à instaurer l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité qui toutes les deux forment le trésor de l’humanité : « Le trésor de l’unité humaine est la diversité humaine, le trésor de la diversité humaine est l’unité humaine. [22] »
Conclusion
Pour conclure, nous citerons ces phrases d’Edgar Morin où il définit le Beau comme ce qui apparait sur un fond singulier, divers et différent : « L’émotion esthétique, d’où naît l’impression de beauté, est sans doute humainement universelle. Mais ce n’est pas un unique type, ni une unique forme de beauté qui suscitent le sentiment esthétique. De même que la culture n’apparaît qu’à travers les cultures diverses, de même que le langage n’apparaît qu’à travers les langues différentes, de même que la musique ne s’incarne que dans des musiques distinctes, la beauté n’apparaît au sentiment esthétique que de façon diverse dans des cultures singulières voire selon des individus singuliers. [23] » De ce fait, un monde culturellement homogénéisé, uniformisé, est un monde laid. Pour qu’il soit beau, il faut qu’il y ait une diversité culturelle universellement reconnue et respectée.
* Chercheur à FLSH-Saïs
USMBA-Fès
Bibliographie
Ouvrages cités ou consultés
- Affergan, Francis, Exotisme et altérité, Paris, éd. PUF, 1987
- Bhabha, Homi K., Les Lieux de la culture, Paris, éd. Payot et Rivages, 2007
- Clément, Élisabeth et al., La Philosophie de A à Z, Laurence Hansen-Løve (ed.), Paris, éd. Hatier, 2000
- Constantinides, Yannis, Nietzsche, Paris, éd. Hachette, coll. « Philosophie », 2001
- Debray, Régis, Éloge des frontières, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2010
- Freud, Sigmund, L’Avenir d’une illusion, traduit de l’allemand par Anne Balseinte et al. , Paris, éd. PUF, 1995
- Khatibi, Abdelkebir, Œuvres complètes : Essais III, Paris, éd. La Différence, 2008
Id., Maghreb pluriel, Paris, éd. Denoël, 1983
- Laplatine, François et Alexis NOUSS, Le Métissage. Un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, éd. Tétraèdre, 2011
- Lévi-Strauss, Claude, Race et histoire, Paris, éd. Denoël, 1987
- Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 1998
- Morin, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, éd. Seuil, coll. « Essais », 2005
Id., « Penser la Méditerranée et méditerranéiser la pensée », in La Méditerranée : modernité plurielle, José Vidal Beneyto et de Puymege Gérard (ed.), Paris, éd. UNESCO, 2000
- Senghor, Léopold Sédar, « Qu’est-ce que la négritude ? », in Négritude et civilisation de l’universel, Paris, éd. Seuil, 1977
- Spivak, Gayatri Chakravorty, Les Subalternes peuvent-elles parler ?, Paris, éd. Amsterdam, 2009
- Todorov, Tzvetan, La Conquête de l’Amérique, Paris, éd. Seuil, coll. « Essais/points », 1982
Webographie
- Boudon, Raymond, « Les sciences sociales et les deux relativismes », in Revue européenne des sciences sociales, (consulté le 30/05/19), [en ligne], URL : http://journals.openedition.org/ress/531
- Morin, Edgar, La Voie, Paris, éd. Librairie Arthème Fayard, 2011 [livre consulté en version numérique, URL : www.iiac.cnrs.fr]
Id., La Beauté, (article consulté le 14/04/2019), [en ligne], URL : www.iiac.cnrs.fr
Centre national de ressources textuelles et lexicales, (consulté le 26/04/2019), [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/culture
Régis Debray, Éloge des frontières, interview de France culture, (consulté le 26/04/2019), [en ligne], URL : https://www.youtube.com/watch?v=qbf8DLTdwWU
[1] Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Paris, éd. Denoël, 1987, p. 20
[2] Martian, Humanisme intégral, 1936, pp. 105-106 cité par le Centre national de ressources textuelles et lexicales, (consulté le 26/04/2019), [en ligne], URL : https://www.cnrtl.fr/definition/culture
[3] En fait, non pas tous les auteurs allemands. Dans L’Avenir d’une illusion, Sigmund Freud note ceci : « La culture humaine – j’entends par là tout ce en quoi la vie humaine s’est élevée au-dessus de ses conditions animales et ce en quoi elle se différencie de la vie des bêtes, et je dédaigne de séparer culture et civilisation – présente, comme on sait, deux faces à l’observateur. ». Sigmund Freud, L’Avenir d’une illusion, traduit de l’allemand par Anne Balseinte et al. , Paris, éd. PUF, 1995, p. 6
[4] Francis Affergan, Exotisme et altérité, Paris, éd. PUF, 1987, pp. 40-41
[5] Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, op.cit., p. 22
[6] Edgar Morin, La Voie, Paris, éd. Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 28. Nous précisons au lecteur que nous avons consulté ce livre en format PDF sur le site : www.iiac.cnrs.fr . Toutes les citations se réfèrent à cette version numérique.
[7] Edgar Morin, La Voie, op.cit., p. 36
[8] Cf. Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, éd. Gallimard, coll. « Folio », 2010. Voir aussi Régis Debray. Éloge des frontières, interview de France culture, (consulté le 26/04/2019), [en ligne], URL : https://www.youtube.com/watch?v=qbf8DLTdwWU
[9] Cf. Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 1998
[10] Edgar Morin, « Penser la Méditerranée et méditerranéiser la pensée », in La Méditerranée : modernité plurielle, José Vidal Beneyto et de Puymege Gérard (ed.), Paris, éd. UNESCO, 2000, p. 6
[11] Edgar Morin, La Voie, op. cit., p. 28
[12] Abdelkebir Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, éd. Denoël, 1983, p. 49
[13] Ibid., p. 48
[14] Ibid., p. 17
[15] Abdelkebir Khatibi, Œuvres complètes : Essais III, Paris, éd. La Différence, 2008, p. 339
[16] Edgar Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, éd. Seuil, coll. « Essais », 2005, p. 155
[17] Ibid., p. 95
[18] Léopold Sédar Senghor, « Qu’est-ce que la négritude », in Négritude et civilisation de l’universel, Paris, éd. Seuil, 1977, p.92
[19] op. cit., pp. 92-93
[20] Ibid., p. 93
[21] « Il a fallu de nouveaux développements de la raison pour commencer à comprendre le mythe. Il a fallu pour ceci que la raison critique devienne autocritique. Nous devons sans cesse lutter contre la déification de la Raison qui est pourtant notre seul instrument de connaissance fiable, à condition d’être non seulement critique mais autocritique. » Ibid., p. 96
[22] Edgar Morin, La Voie, op. cit., p. 28
[23] Edgar Morin, La Beauté, (article consulté le 14/04/2019), [en ligne], URL : www.iiac.cnrs.fr