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Le monde persanisé des élites politiques Première partie : le grand Iran et l’Asie centrale
L’histoire de la « persanisation »
Après la conquête arabe de la Perse au VIIe siècle et la chute du dernier Empire perse des Sassanides (651), la culture persane sut continuer à prospérer pendant près de quatorze siècles. Ce mélange d’éléments perses et islamiques devint la culture dominante des classes dirigeantes et de l’élite de trois zones principales : a) une partie de l’Asie du Sud-ouest (Iran actuel et l’Asie centrale) ; b) l’Asie Mineure ; et c) l’Asie du Sud (Inde).
Dès la seconde moitié du VIIe siècle, lorsque les peuples de la Perse furent conquis progressivement par les Arabes musulmans, ils firent partie d’un empire beaucoup plus vaste que tout autre empire précédent fondé par les Perses pendant la période préislamique. Alors que la conquête islamique conduisait à l’arabisation de la langue et de la culture dans les anciens territoires byzantins, ce processus ne se produisit pas en Perse et dans les territoires non perses dominés autrefois par les Sassanides et leurs alliés dans le Caucase ou en Asie centrale. Contrairement à ce qui se produisit lors des conquêtes occidentales des Arabes, dans les régions orientales, le mouvement d’arabisation et d’islamisation soutenu par les conquérants fut contrebalancé par la persanisation par les conquis, un moyen d’adaptation des croyances, des pratiques et des valeurs de la nouvelle culture islamique.
Une « Persianate Society » (société persanisée) est une société qui est fortement influencée par la langue, la culture, la littérature, l’art et l’identité perses. Il s’agit d’un néologisme que l’historien américain Marshall Hodgson (1922-1968) a introduit dans son livre The Venture of Islam : The expansion of Islam in the Middle Periods (1974). Pour définir ce terme, l’auteur estime que le persan ne se limita pas à devenir la langue commune ou la « lingua franca » d’une très vaste région historique, mais qu’il a joué un rôle culturel de premier plan dans le monde musulman (« Islamdom », selon l’expression néologique de Hodgson). Il écrit : « La montée de la langue persane a eu des conséquences qui sont allées au-delà des effets purement littéraires : elle a servi à porter une nouvelle orientation culturelle globale au sein de l’islamdom […] La plupart des langues les plus locales ou des langues de la haute culture qui ont émergé plus tard parmi les musulmans […] dépendaient entièrement ou en partie du persan pour leur inspiration littéraire principale. »
Il est normal qu’une telle définition englobe les groupes et les sociétés ethniquement persans, mais aussi ceux qui peuvent ne pas être ethniquement perses (ou iraniens) mais dont les activités culturelles, linguistiques, matérielles ou artistiques ont été influencées par ou basées sur la culture persane.
De ce point de vue, le « monde persanisé » s’approche du concept historique et académique de « monde iranien » ou « continent culturel iranien » (« Iranian cultural continent »,,Encyclopaedia Iranica), c’est-à-dire une catégorie culturelle multiethnique, basée évidemment sur un élément linguistique (le persan) et un facteur unificateur religieux (l’islam).
Les origines
Après la conquête arabe de la Perse, le moyen perse (pahlavi), qui était la langue principale de l’Empire sassanide, continua d’être largement utilisé pendant les deux premiers siècles islamiques comme langue d’administration dans les terres orientales du califat. Malgré l’islamisation des affaires publiques par les Omeyyades (661-750), les Iraniens conservèrent une partie importante de leur culture et de leur mode de vie, adaptée aux exigences de la nouvelle religion.
Sous les Abbassides, la capitale du califat passa de Damas (autrefois byzantine) à Bagdad (autrefois sassanide) qui était considérée à l’époque comme faisant partie de la sphère culturelle persane. La culture perse, les méthodes d’administration et les coutumes des vizirs persans, comme ceux venus de la famille des Barmécides (Barmaki en persan) devinrent le style de l’élite dirigeante abbasside. Politiquement, les Abbassides commencèrent rapidement à perdre leur contrôle sur les territoires iraniens. Les gouverneurs du Khorâssân, les Tahirides (820-872), bien que nommés par le calife, étaient effectivement indépendants. Plus tard, les Saffarides (861-1003) libérèrent les terres orientales de l’Iran, tandis que les Bouyides (932-1055), les Ziyarides (927-1090) les Samanides (918-1005) prirent le pouvoir respectivement dans les régions de l’ouest, du nord et du nord-ouest de l’Iran et déclarèrent leur indépendance par rapport au califat.
La séparation des territoires orientaux du califat de Bagdad s’exprima simultanément avec la domination d’une culture persane se distinguant de la domination de la culture arabe dans les possessions occidentales des califes au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Bien que toutes ces premières dynasties perses d’après la conquête arabe aient été supplantées par des dynasties d’origine turcique (Qarakhanides, Ghaznavides, Seldjoukides), la culture persane garda sa place dominante en Asie occidentale, centrale et méridionale, tout en préservant son statut de source d’innovations ailleurs dans le monde islamique.
Pendant la période islamique, la culture persane fut marquée par l’utilisation du persan moderne comme la langue de l’administration et des discours intellectuels, parallèlement à la montée des dynasties d’origine turcique « persanisées » qui contrôlaient notamment la sphère militaire. Dans ce contexte historique particulier, de nouvelles traditions apparurent au sein du monde musulman que certains experts appellent « traditions turco-persanes ».
Avant l’invasion arabe, le pahlavi (une forme du moyen perse) était la lingua franca de l’Empire sassanide. Le pahlavi sassanide était un descendant du vieux perse (avestique et achéménide). Le moyen perse était écrit en écriture pahlavi, mais aussi en écriture manichéenne.
Vers la fin du VIIe siècle et le début du VIIIe siècle, l’arabe devint la langue administrative et littéraire des anciens territoires de l’Empire sassanide. Au IXe siècle, une nouvelle langue persane apparut dans les régions persanophones. Les dynasties tahiride et saffaride continuaient à utiliser le persan comme langue informelle bien que pour elles, l’arabe resta la langue officielle. Pourtant, les Samanides firent du persan une langue d’apprentissage et de discours formel. Le persan moderne qui apparut aux IXe et Xe siècles était une nouvelle forme du moyen perse de l’époque préislamique, mais largement enrichi par le vocabulaire arabe et écrit en écriture arabe.
La dynastie iranienne des Samanides commença à enregistrer ses affaires judiciaires en persan moderne ainsi qu’en arabe. Pendant cette période, la première grande poésie en persan moderne fut écrite pour la cour des Samanides. Ces derniers encourageaient la traduction d’œuvres religieuses de l’arabe vers le persan. Au même moment, l’élite religieuse musulmane commença à son tour à utiliser cette lingua franca persane en public. Le couronnement littéraire de cette première période du persan moderne fut le Shâhnâmeh (Livre des Rois) du grand poète épique iranien Ferdowsi (935-1020). Son œuvre était le symbole d’une sorte de résurrection nationale iranienne.
Les Qarakhanides (840-1212)
La fondation de la dynastie turcique des Qarakhanides dès 840 et la conquête de la Transoxiane en 999 marquent, selon les historiens, le passage progressif de la prédominance iranienne à la prédominance turcique en Asie centrale, mais les Qarakhanides assimilèrent progressivement la culture musulmane arabo-persane, tout en conservant une partie de leur culture turcique d’origine.
La prise de contrôle de la Transoxiane par les Qarakhanides ne changea pas le caractère essentiellement iranien de l’Asie centrale, bien qu’elle ait déclenché progressivement, selon des études historiques et linguistiques, un changement démographique et ethnolinguistique dans cette région.
Sous la dynastie des Qarakhanides, une partie de la population locale de la Transoxiane commença à utiliser le moyen turc. Par le « moyen turc », nous entendons une période du développement de la famille des langues turciques couvrant une grande partie de la période médiévale (de 900 à 1500 apr. J.-C.). En général, les linguistes désignent comme « moyen turc » la langue d’une fédération de groupes ethniques turcs comme les Karlouks dont faisaient partie les Qarakhanides. En effet, la forme littéraire la plus connue du moyen turc était le dialecte des Qarakhanides parlé à Kachgar (aujourd’hui dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang en Chine) et d’autres régions le long de la Route de la soie.
Au départ, le changement progressif qui se produisit dans cette région était linguistique : les populations locales adoptaient peu à peu la langue turque. Mais ce changement fut réciproque, parce que si l’Asie centrale se turcisa au fil des siècles du point de vue culturel, les Turcs ou les populations turcisées s’adaptaient à la culture persane, se persanisaient ou, à certains égards, s’arabisaient.
Néanmoins, la langue officielle ou judiciaire utilisée à Kashgar et dans d’autres grands centres des Qarakhanides, dénommée « Khaqani » (royale), resta turcique. Cette langue était en partie basée sur des dialectes parlés par les tribus turques qui composaient la fédération des Qarakhanides. Le script turc a également été utilisé pour tous les documents et la correspondance officielle, selon le Diwân Loqât at-Turk.
Le Diwân Luqât al-Turk (Recueil des langues turques) fut rédigé vers 1075 par un éminent historien des Qarakhanides, Mahmoud de Kashgar (1008-1105), qui pourrait avoir vécu quelque temps à Kashgar à la cour des Qarakhanides. Il écrivit ce premier dictionnaire complet des langues turques en arabe pour les califes de Bagdad. L’identité turque est évidente dans cet ouvrage, mais il montre également les influences de la culture persane et islamique. En effet, la culture de la cour des Qarakhanides resta presque entièrement persane, d’autant plus que le persan était utilisé également pour les administrations. Les deux derniers souverains du royaume occidental des Qarakhanides (Transoxiane) composaient de la poésie en persan. L’islam et sa civilisation prospéraient sous les Qarakhanides. Le premier exemple de madrasas (écoles coraniques) en Asie centrale fut fondé à Samarcande. À la même époque, un hôpital fut établi dans cette ville pour soigner les malades et fournir un abri aux pauvres. Mais il faut savoir que les premiers souverains de la dynastie des Qarakhanides conservaient leurs traditions nomades. Ils ne vivaient donc pas dans la ville, mais dans un campement militaire en dehors de leur capitale. Néanmoins, ils assimilèrent rapidement la culture et les traditions des populations sédentaires de la Transoxiane. Devenus sédentaires à leur tour, les Qarakhanides devinrent de grands bâtisseurs. Ils firent construire des caravansérails sur les routes, notamment entre Boukhara et Samarcande, ainsi qu’un grand palais près de Boukhara. Certains des bâtiments construits sous les Qarakhanides subsistent encore aujourd’hui, notamment le minaret de Kalyan construit en 1127 par Mohammad Aslan Khân à côté de Po-i-Kalan (grand pied, en persan), la principale mosquée de Boukhara.
Les Ghaznavides (977-1186)
La culture persane domina sous la dynastie perse des Samanides (918-1005) dans le Grand Khorâssân, région du nord-est de la Perse. Basés à proximité des régions frontalières du Turkestan, les Samanides exposèrent les grandes tribus turques de l’Asie centrale à la culture persane et à la religion musulmane. Ce fut l’époque de l’incorporation majeure des populations turques à la civilisation islamique du Moyen-Orient. Des membres des deux clans turcs des Simjourides et des Ghaznavides faisaient partie des armées d’esclaves turcs des Samanides. Mais au bout du compte, ces clans turcs finirent par se révolter contre leurs maîtres samanides. Alptegin, appartenant au clan turc des Ghaznavides, fut le commandant de la garde turque des émirs samanides à Samarcande et Boukhara. Il fut nommé ensuite gouverneur du Khorâssân au début de l’année 961. À la fin de la même année, la dynastie des Samanides connut une crise de succession après la mort de l’émir Abdel-Malek Ier (954-961). Alptegin profita de la rivalité des princes samanides pour s’emparer de Ghazni (sud de l’Afghanistan) en 962. Ce fut son gendre, Subuktegîn, qui lui succéda en 977 et se libéra bientôt de la suzeraineté des Samanides en 977 pour fonder la dynastie des Ghaznavides. Avec son fils aîné, Mahmoud de Ghazni (998-1030), la dynastie arriva à l’apogée de son pouvoir. Son empire s’étendait de l’Amou-Daria (Transoxiane) à l’Indus (Inde), de l’océan Indien à Rey et Hamadan.
Sous le règne de son fils Massoud de Ghazni (1030-1041), la dynastie des Ghaznavides commença à perdre le contrôle de ses territoires occidentaux au profit de la dynastie turque des Seldjoukides. Ces derniers mirent définitivement fin à la dynastie des Ghaznavides vers 1186.
Bien que la dynastie soit d’origine turque de l’Asie centrale, elle fut complètement persanisée à plusieurs égards : la langue, la culture, la littérature, les us et coutumes. Cela explique le point de vue de leurs contemporains et d’historiens modernes qui considèrent cette dynastie turque comme devenue complètement persanisée.
Du point de vue ethnique, les sultans de la dynastie des Ghaznavides étaient tous d’origine turcique, mais les sources anciennes, en arabe ou en persan, ne nous permettent pas d’estimer la persistance des pratiques et des modes de pensée turcs parmi eux. Pourtant, la puissance de l’empire se fondait essentiellement sur son pouvoir militaire de « soldat turc ». Les Ghaznavides devaient donc rester toujours à l’écoute des besoins et des aspirations de leurs troupes. Le turc resta naturellement la langue de l’armée. Cependant, il existe également des indices de la persistance d’une certaine culture littéraire turque sous les premiers Ghaznavides. Des sources historiques indiquent clairement que l’exercice du pouvoir politique par les sultans et les besoins de l’appareil administratif firent que la dynastie s’adapta rapidement à la tradition persane de la période islamique de l’Iran. Le personnel du système bureaucratique qui dirigeait le fonctionnement quotidien de l’État était composé de Perses. Ils perpétuaient les anciennes traditions administratives iraniennes rétablies solidement par les Samanides : la reconstruction de la domination monarchique avec un souverain comme figure sublime bénéficiant d’une faveur divine, régnant sur une masse de commerçants, d’artisans, et paysans, de soldats, etc., le premier devoir des sujets étant l’obéissance et surtout le paiement des impôts.
La persanisation de l’appareil d’État s’accompagna de la persanisation de la haute culture à la cour des Ghaznavides. Cette dynastie turque est sans doute le meilleur exemple de la domination culturelle persane à un degré incomparable par rapport aux dynasties turques contemporaines comme celles des Qarakhanides ou des Seldjoukides.
La culture littéraire persane connut une renaissance sous les Ghaznavides au XIe siècle. La cour était si réputée pour son soutien à la littérature persane que les plus grands poètes de l’époque se mirent au service des sultans pour bénéficier de leur protection : Farrokhi de Sistan (980-1038) était le grand poète de la cour de Mahmoud de Ghazni, puis son fils et successeur Massoud. Onsori de Balkh (970-1039) fut nommé « Roi des poètes » à la cour de Mahmoud. Manoutchehri de Dâmqân (1000-1041), grand poète de la nature, fut également un poète de la cour des Ghaznavides. À noter que les œuvres de Manoutchehri ont été largement étudiées et traduites en français par Albert Kazimirski (1808-1887) qui publia Menoutchehri : poète persan du XIe siècle en 1886.
Le sultan Mahmoud de Ghazni prit pour modèle la cour des Samanides à Boukhara pour faire de sa capitale Ghazni un centre de culture et d’apprentissage. Il y invita aussi le grand poète épique Ferdowsi. Il se fit accompagner par le grand érudit al-Biruni (973-1052) lors de ses campagnes de l’Inde. Pendant longtemps, Mahmoud essaya de faire venir Avicenne (980-1037) à sa cour, mais le grand savant rejeta toujours sa demande.
Les Ghaznavides continuèrent, comme les Samanides, à soutenir les auteurs historiques et les chroniqueurs qui rédigeaient leurs œuvres en persan. Ce fut le cas, par exemple, d’Abolfazl Beyhaghi (995-1077), historien et chroniqueur persan qui rédigea l’une des œuvres les plus célèbres de la littérature classique persane, Târikh-e Beyhaghi (Histoire de Beyhaghi).
Bien que les Ghaznavides soient d’origine turque et que leurs chefs militaires étaient généralement de la même origine, la dynastie devint profondément persanisée en raison de l’implication initiale de Subuktegîn et de Mahmoud de Ghazni dans les administrations militaires et politiques des Samanides et dans l’environnement culturel de l’Empire samanide. Cette persanisation était d’ailleurs si profonde que dans la pratique, les historiens ne considèrent toujours pas leur domination sur l’Iran comme une domination étrangère. De ce point de vue, on compare parfois leur important mécénat favorisant la poésie et la littérature persanes avec le peu d’intérêt que leurs rivaux perses de la dynastie des Bouyides y accordaient, ainsi que le plus grand soutien qu’ils prodiguaient à l’usage de l’arabe dans leur administration. Les Ghaznavides emportèrent avec eux l’usage administratif du persan dans les parties occidentales de l’Iran, notamment en Azerbaïdjan et en Irak.
Avec les expéditions de Mahmoud de Ghazni dans le nord de l’Inde, la culture persane s’établit à Lahore (nord du Pakistan actuel), l’une des capitales des Ghaznavides. Sous les Ghaznavides, Lahore devint un centre important de la culture persane.
À suivre…
1. L’aventure de l’islam : Conscience et Histoire dans une civilisation mondiale
2. Repenser l’Histoire du monde : essais sur l’Europe, l’islam et l’Histoire du monde