N° 173, automne 2020

Les intellectuels afghans :
entre violence incessante et répression


Outhman Boutisane


Pendant douze siècles, l’Afghanistan et les pays d’Asie centrale ont connu une remarquable période d’échange, de dialogue interculturel et de tolérance religieuse. Tout cela a permis le développement de la langue, de la culture et des arts. L’Afghanistan a toujours été considéré comme la clef de l’Asie centrale et le point de la rencontre entre l’Est et l’Ouest. Après les grandes conversions religieuses, cette région a connu les mêmes grandes tourmentes de l’Asie centrale, la pression altaïque, la chevauchée mongole et l’adoption de l’islam, qui s’imposera par la suite et deviendra sa religion officielle.

Il faut aussi rappeler que l’Afghanistan est un morcellement de territoires habités par des ethnies très différentes, qui possèdent chacune sa langue, ses coutumes et des caractéristiques propres parmi lesquelles on distingue des Tadjiks, des Ouzbeks, Turkmènes, Hazaras, Kirghiz, Pachtouns, pour ne citer que les principales. Les Pachtouns constituent l’élite du pays, une ethnie dominante [1] qui a procuré au royaume le plus de rois, le plus d’hommes cultivés à travers l’histoire.

L’usage de 32 langues différentes, dont 12 ne se parlent qu’en Afghanistan, ainsi que sa diversité ethnique fait de ce pays un carrefour de cultures et un paradis pour les anthropologues [2]. Mais depuis deux cents ans, l’Afghanistan a subi une succession de guerres. Face à l’invasion britannique au XIXᵉ siècle puis à celle des Soviétiques en 1979, la culture a été souvent l’un des terreaux principaux de la résistance même si, dans ce processus, elle a pu se trouver affaiblie par la destruction du patrimoine culturel et la censure de la littérature engagée.

La destruction du patrimoine culturel

La violence n’est pas une, mais multiple. Elle ne se résume pas seulement aux actes barbares commis contre l’humanité, mais s’exerce aussi contre la culture. En détruisant les bouddhas géants, les Talibans ont massacré le patrimoine culturel afghan. Ces statues géantes qui veillaient depuis mille cinq cents ans sur la vallée de Bamiyan constituaient, selon Koichiro Matsuura [3], une partie importante de la mémoire afghane. Elles étaient aussi un témoignage vivant et exceptionnel de la rencontre de plusieurs civilisations et un patrimoine qui appartenait à l’histoire de l’humanité. Ce crime contre la culture a été commis au nom d’une interprétation obscurantiste de l’islam. Au nom de la foi, le mollah Omar a ordonné la destruction de ces chefs-d’œuvre du patrimoine afghan. En fait, par leurs actes barbares, les Talibans ont desservi l’Islam au lieu de contribuer à son rayonnement. Ils ont violenté et assassiné la mémoire du peuple afghan.

Le projet des Talibans se distingue des autres de par sa volonté d’anéantir un peuple et de le vider de sa culture propre pour instaurer une culture étrangère, obscurantiste et tribale. L’Afghanistan a subi une tragédie irrémédiable à cause de la destruction de son héritage culturel, de ses archives et de ses sites historiques, la fermeture de ses centres d’art et de littérature, ainsi que la répression de toute pensée qui contredisait une conception spécifique de la charia.

Université de Kaboul

La violence contre les intellectuels

Les intellectuels afghans ont vécu une situation cruelle et sombre au fil de l’histoire, surtout à l’époque des Talibans. L’oppression, la torture, la violence, la persécution contre les femmes écrivaines sont aussi des événements fondamentalement liés à l’histoire contemporaine de l’Afghanistan. Le traitement inhumain des intellectuels afghans et surtout la barbarie sans précédent dont ils ont été victimes de la part des Talibans aux XXe et XXIe siècles sont particulièrement révélateurs de la cruauté de la violence ayant visé les hommes et les femmes de lettres de ce pays.

Après le coup d’État d’avril 1978 mené par le parti démocratique, les premières victimes de la répression et de la violence ont été les artistes et les intellectuels. Selon Latif Pedram [4], un grand nombre de livres de l’université de Kaboul, jugés « bourgeois », ont été retirés et détruits. Exclus de toute circulation ou distribution, d’autres livres moisirent sous scellés dans les caves. Cela obligera les écrivains et les intellectuels à combattre la censure et défendre la culture en manifestant leur désaccord avec le régime pro-soviétique.

Pour imposer leurs valeurs tribales et obscurantistes, les Talibans ont interdit les arts et la poésie, en imposant des restrictions dont l’interdiction de la reproduction des images, des sculptures et des peintures. Les intellectuels qui ne respectaient pas ces restrictions subissaient toutes sortes de tortures, d’emprisonnement et de violence. Parmi les écrivains, nous pouvons citer l’exemple de Nadia Anjuman, Abdul Ghafoor Liwal, Sayd Bahodine Majrouh, Mohammad Hossein Mohammadi et Homeira Qaderi.

Dans ce contexte, il est inimaginable que les femmes écrivaines puissent jouir de leur liberté d’écriture. Les Talibans considèrent les femmes comme des êtres faibles, sans aucun rôle significatif dans la vie sociale. Il est d’ailleurs révélateur que lorsqu’on veut dénigrer un homme, on dise de lui qu’il est une femme [5]. Les écrivaines ont été souvent objet de violence, tantôt par les Talibans, tantôt par leurs maris, car la culture tribale afghane est essentiellement une incarnation de valeurs et de normes masculines.

Abdul Ghafoor Liwal

Nadia Anjuman

Née en 1980 à Herat, poétesse et journaliste, Nadia Anjuman est le sixième enfant d’une famille nombreuse. Elle a poursuivi des études interrompues par le régime des Talibans, mais a secrètement étudié la littérature et commencé à publier ses textes poétiques dans la clandestinité d’un cercle littéraire. Elle a manifesté un profond engagement pour la poésie malgré les risques que représentait le fait d’écrire. Elle a publié en 2005 un recueil de poèmes, Gul-e-dodi (Fleurs rouges sombres).

Elle a continué à écrire de la poésie en dépit des objections de son mari et de sa famille, et elle devait publier en 2006 un second volume de poésie intitulé Yek Sàbad Délhoreh (Une abondance de soucis). Battue par son mari, elle est morte à l’âge de 23 ans. Son décès a été condamné par les Nations Unies comme un exemple tragique de la violence à laquelle de nombreuses femmes afghanes sont toujours victimes en dépit de leurs avancées quatre ans après le règne des Talibans.

Abdul Ghafoor Liwal

Né en 1974 à Kaboul, il a étudié la langue et la littérature pachto à l’université de Kaboul. Il a travaillé comme journaliste en Afghanistan pour Radio Free Europe / Radio Liberty. En 1999, les Talibans ont menacé Liwal et son agence de presse alors qu’il effectuait des recherches sur un groupe de défense des droits humains, ce qui a fortement déplu aux Talibans. De 1997 à 2001, il a rendu compte de la situation des droits de l’homme dans le sud de l’Afghanistan pour le compte de l’ONG Centre de coopération pour l’Afghanistan. À la demande du président Karzaï, M. Lewal a créé le Centre d’études régionales de l’Afghanistan début 2007. En tant que directeur de ce centre, il a supervisé cinq instituts de recherche étudiant la politique, la culture, l’histoire et l’économie en Afghanistan et dans les pays voisins. Le centre publie un journal trimestriel trilingue et organise régulièrement des conférences avec des universitaires et des hommes politiques. En 2015, il a été nommé sous-ministre au ministère des Frontières et des Affaires tribales en Afghanistan. Liwal a écrit à la fois de la poésie et de la prose, et a publié plus de dix ouvrages. Parmi ses recueils de poésie, citons Cri, Feu et Amour, Vous êtes ma poésie entière et Non, je ne vous avais pas oublié. Poète engagé, sa poésie reflète son expérience personnelle : la souffrance, l’amour et les menaces des Talibans, ainsi que ses activités sociales, journalistiques et culturelles qui ont eu un impact certain sur sa personnalité de poète.

Sayd Bahodine Majrouh

Né en 1928 à Kouna et considéré comme le plus grand poète afghan, Bahodine Majrouh était un conteur inspiré, l’une des voix les plus rebelles d’Afghanistan. C’était un adepte de l’islam soufi. Fils d’un homme politique connu, philosophe et spécialiste du folklore afghan, il a aussi milité toute sa vie pour la promotion des femmes et les libertés publiques dans son pays. En 1950, il partit étudier en France et en revint huit ans plus tard titulaire d’un doctorat en philosophie de l’université de Montpellier. Il a occupé divers postes officiels jusqu’à ce que les événements politiques le contraignent à l’exil au Pakistan, en 1980. Il devient alors le porte-parole de la résistance afghane contre l’occupant soviétique. Il mourut assassiné par des inconnus le 11 février 1988 [6]. Entre autres œuvres pour la plupart inédites, il composa un livre consacré à la poésie populaire des femmes pashtounes, et un conte philosophique et poétique intitulé Ego Monstre (1970-1988), épopée projetant l’image d’un pays et le miroir d’une quête dont le héros, un certain Voyageur de Minuit, marche infatigablement de cité en cité et de déserts en montagnes pour exhorter à la vigilance face au Monstre, la Tyrannie.

Mohammad Hossein Mohammadi

Né à Mazâr-e Charif en 1975, il immigre en Iran à l’âge de six ans en compagnie de sa famille. Il y fait ses études primaires et secondaires avant de regagner son pays. Il s’inscrit alors à la faculté de médecine mais au bout d’un an d’études, sa ville natale est assiégée par les Talibans. Il échappe de peu à l’oppression et à la prison et se voit obligé de quitter à nouveau l’Afghanistan.

De retour en Iran, il travaille comme ouvrier dans un atelier de confection. En 2000, il réussit à entrer à la faculté de l’audiovisuel où il obtient un master de réalisateur de télévision. Mohammad Hossein Mohammadi revient ensuite à Kaboul où il dirige le département de journalisme à l’Université populaire d’Avicenne. Parallèlement, il crée les éditions Tak qui avaient pour objectif la promotion des jeunes écrivains. Les Figues rouges de Mazâr, son premier recueil de nouvelles, ont connu un grand succès dès sa publication en Iran. Depuis, il a publié deux romans et un recueil de nouvelles, ainsi qu’une Encyclopédie des nouvelles afghanes et une Histoire analytique des nouvelles afghanes (inédites en français). Dans ses œuvres, se mêlent et s’entrecroisent les réalités du politique et du social, l’appartenance à la terre natale, et la conscience aigüe de la question afghane. Elles traduisent une quête de la vie et une résistance contre l’injustice et la mort. Avec un style vif et sincère, l’auteur démasque la vérité choquante de la violence afghane.

Mohammad Hossein Mohammadi

Homeira Qaderi 

Née en 1980 à Kaboul, Homeira Qaderi est écrivaine, militante et éducatrice. Née d’une mère artiste et d’un père enseignant au lycée, Qaderi a d’abord été mise à l’abri des Soviétiques, puis de la guerre civile qui a suivi le retrait des Soviétiques. Lorsque les Talibans ont conquis Herat, il lui a interdit été de fréquenter une école et elle resta enfermée chez elle. Jeune adolescente, elle trouva de nombreux moyens de résister aux édits draconiens des Talibans contre les femmes. Elle devint rapidement une ardente défenseuse des droits de la femme afghane et reçut la Médaille Malalai du président afghan Ashraf Ghani pour son courage exceptionnel dans ce domaine. Elle a obtenu une licence de littérature persane à l’université Shahid Beheshti en 2005, et un master en littérature à l’université Allame Tabatabaei en 2007. Elle a aussi étudié la langue et la littérature persanes à l’université de Téhéran. En 2014, elle a soutenu un doctorat de littérature persane à l’université Jawaharlal Nehru en Inde. Sa thèse s’intitulait « Réflexions de la guerre et de l’émigration dans les histoires et les romans afghans ». Ses œuvres sont largement connues en Iran et en Afghanistan. Elle est la seule auteure et la seule Afghane à avoir reçu le prix Sadegh Hedayat en Iran.

Les intellectuels afghans ont et continuent de mener une existence extrêmement précaire, mais leur engagement notamment littéraire reste l’un des seuls bastions possibles de résistance, de continuité culturelle et de survie identitaire dans un contexte où la violence est devenue un mode de vie, quelque chose d’ordinaire.

 

Outhman Boutisane : Chercheur en littérature afghane contemporaine

Référence :

- Farhâdi, Ravan, Kabul Times Annual, Kabul, 1970.

- Jâvid, Mohammad Ismail, Le statut de la femme dans le contexte culturel et religieux afghan, Bruxelles, S.I.R.E.S, 2015.

- Matsuura, Koichiro ; Pedram, Latif, Afghanistan : mémoire assassinée, Paris, Les Mille et une nuits, 2001.

- Poulton, Michelle et Robin, L’Afghanistan, Paris, PUF, 1981.

- Roy, Olivier, En quête de l’Orient perdu, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2014.

Notes

[1Michelle et Robin Poulton, L’Afghanistan, Paris, PUF, 1981, p. 11.

[2Ravan Farhadi, Kabul Times Annual, Kabul, 1970, p. 124.

[3Koichiro Matsuura, « Les crimes contre la culture ne doivent pas rester impunis », in Afghanistan : mémoire assassinée, Paris, Les Mille et une nuits, 2001, p. 11.

[4Latif Pedram, « La littérature, source de résistance identitaire et culturelle en Afghanistan », in Afghanistan : mémoire assassinée, op.cit, p. 85.

[5Mohammad Ismail Javid, Le statut de la femme dans le contexte culturel et religieux afghan, Bruxelles, S.I.R.E.S, 2015, p.6.

[6Olivier Roy, En quête de l’Orient perdu, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel, Paris, Seuil, 2014, p. 120.


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