N° 175, printemps 2021

Le monde persanisé des élites politiques Deuxième partie : l’Asie centrale


Babak Ershadi


L’histoire de la « persanisation »

Après la conquête arabe de la Perse au VIIe siècle et la chute du dernier Empire perse des Sassanides (651), la culture persane continua à prospérer pendant près de quatorze siècles. Ce mélange de cultures perse et islamique devint la culture dominante des classes dirigeantes et des élites de trois zones principales : a) une partie de l’Asie du Sud-ouest (Iran actuel et l’Asie centrale), b) l’Asie Mineure, et c) l’Asie du Sud (Inde).

Marshall Hodgson (1922-1968).

Une « Persianate Society » (société persanisée) est une société qui est fortement influencée par la langue, la culture, la littérature, l’art et l’identité perses. Il s’agit d’un néologisme que l’historien américain Marshall Hodgson (1922-1968) a introduit dans son livre The Venture of Islam : The expansion of Islam in the Middle Periods (1974). Pour définir ce terme, l’auteur estime que le persan ne se limita pas à devenir la langue commune ou la lingua franca d’une très vaste région historique, mais qu’il a joué un rôle culturel de premier plan dans le monde musulman (« Islamdom », selon l’expression néologique de Hodgson). Il écrit : « La montée de la langue persane a eu des conséquences qui sont allées au-delà des effets purement littéraires : elle a servi à porter une nouvelle orientation culturelle globale au sein de l’islamdom […] La plupart des langues les plus locales ou des langues de la haute culture qui ont émergé plus tard parmi les musulmans […] dépendaient entièrement ou en partie du persan pour leur inspiration littéraire principale. »

The Venture of Islam : The expansion of Islam in the Middle Periods (1974) de Marshall Hodgson.

Le sultanat de Roum (1077-1308)

Les grands Seldjouks : La dynastie des Seldjoukides fonda un grand empire. Ces derniers étaient originaires de la tribu Qiniq des Turcs d’Oghuz. Les Qiniq vivent aujourd’hui dans plusieurs pays dont la République d’Azerbaïdjan, la Turquie, le Turkménistan et l’Iran. Leur langue faisait partie de la famille du turc Oghuz. À l’apogée de son pouvoir, l’empire des Seldjoukides s’étendait de l’Anatolie et du Levant (Turquie et Syrie) à l’ouest jusqu’à l’Hindou Kouch (Afghanistan) à l’est, et de l’Asie centrale au nord jusqu’au golfe Persique au sud.

L’empire seldjoukide fut fondé en 1037 par Toghrul-Beg (990-1063) et son frère Chaghri-Beg (989-1060). De leurs terres natales près de la mer d’Aral, un grand lac salé d’Asie centrale, les Seldjoukides se dirigèrent d’abord vers le Khorâssân, puis vers la Perse continentale, avant de finalement prendre Bagdad et conquérir l’Anatolie orientale. En Anatolie, les Seldjoukides remportèrent la grande bataille de Manzikert (1071) et conquirent la majeure partie des territoires de l’Empire byzantin en Anatolie, ce qui devint l’une des raisons principales de la première croisade (1095-1099).

L’Empire seldjoukide à son apogée.

Très persanisés tant sur le plan culturel que linguistique, les Seldjoukides turcs jouèrent également un rôle important dans le développement de la tradition turco-persane, jusqu’à même exporter la culture persane en Anatolie. La colonisation par des tribus turques dans les parties périphériques du nord-ouest de l’empire des Seldjoukides selon une logique militaire et stratégique conduisit à la turquisation progressive de ces régions.

La division de l’Empire : Quand Malik Shâh Ier mourut en 1092, l’Empire seldjoukide se divisa assez rapidement, son frère et ses quatre fils se disputant la répartition de l’empire entre eux. En Anatolie, Suleiman ibn Kutulmuch s’était déjà rebellé contre les grands Seldjoukides dès 1077. En 1080, il fonda la dynastie des Seldjoukides de Roum. Son fils Kilij Arsalan (1092-1107) lui succéda et consolida la dynastie après la mort de Malik Shâh.

Les Seldjoukides qui prirent le pouvoir en Anatolie après l’effondrement du grand Empire turc régnaient sur un territoire essentiellement habité par des Grecs byzantins. Le sultanat fut dirigé par les Turcs et les Persans. Le nom « Roum » était à l’époque synonyme de « Romains de l’Est » pour les Turcophones et les persanophones, c’est-à-dire des Grecs byzantins.

Le fondateur de la dynastie des Seldjoukides de Roum, Suleiman ibn Kutulmuch, fonda d’abord sa capitale dans l’ouest de l’Asie Mineure à Iznik (Nicée historique des Grecs) près de Bursa, car il voulait garder sa capitale à l’abri des attaques des rivaux seldjoukides. Plus tard, il transféra la capitale à Konya au centre de l’Anatolie.

Les frontières du Sultanat de Roum en 1190.

Le sultanat seldjoukide de Roum atteignit son apogée à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, lorsque les sultans réussirent à prendre les principaux ports byzantins sur les côtes de la Méditerranée et de la mer Noire. À l’est, le sultanat s’étendit jusqu’au lac de Van (est de la Turquie actuelle). Le commerce à travers l’Anatolie depuis la Perse et l’Asie centrale se développa par un système de caravansérails. Des liens commerciaux particulièrement forts avec les Génois se formèrent également pendant cette période. L’augmentation de la richesse permit au sultanat d’absorber d’autres petits États turcs qui avaient été établis suite à la conquête de l’Anatolie byzantine.

Le sultanat succomba finalement à l’invasion mongole lors de la bataille de Köse Dag en 1243. Pour le reste du XIIIe siècle, les Seldjoukides de Roum devinrent des vassaux de l’Ilkhanat mongol.

L’art et la culture : Les Seldjoukides de Roum, en tant que successeurs en Asie Mineure des Grands Seldjoukides, fondèrent leur héritage politique, religieux et culturel sur la tradition perso-islamique, au point même de nommer leurs fils avec des noms persans. Bien que d’origine turque, les Seldjoukides de Roum patronnaient l’architecture, la littérature et l’art persans. D’autant plus qu’à l’instar de l’empire des Grands Seldjoukides, ils se servaient du persan comme langue d’administration.

Le caravansérail Sultanhan construit en 1229.

Dans le même temps, l’influence byzantine dans le sultanat était également significative, puisque l’aristocratie grecque byzantine devint très vite une partie de la noblesse seldjoukide et que les paysans byzantins restaient très nombreux en Asie Mineure.

En ce qui concerne la construction de caravansérails, de madrasas et de mosquées, les Seldjoukides de Roum reprirent les traditions de l’architecture iranienne, mais remplacèrent essentiellement l’usage de briques et de plâtre par celui de la pierre. Sous la dynastie des Seldjoukides de Roum, une centaine de caravansérails furent construits en Anatolie. L’influence de l’architecture iranienne y eut un effet indiscutable. Cependant, l’architecture seldjoukide s’inspira également de l’œuvre des architectes byzantins locaux, et aussi de l’architecture arménienne. Ainsi, l’architecture turque de l’Anatolie représente une série de constructions distinctives et remarquables de l’histoire de l’architecture islamique.

Le mot « khân », dérivé du persan « khâneh » (maison), faisait généralement référence à un « caravansérail urbain » construit dans une ville ou près d’une ville. En turc, le mot se transforma en « han ».

Le plus grand caravansérail de ce type est sans doute celui de Sultanhan (ou Sultanhani) à une quarantaine de kilomètres de la ville d’Aksaray, au centre de la Turquie actuelle. Construit en 1229 durant le règne du sultan seldjoukide Kay Qubad Ier, il est le plus célèbre et le plus grand caravansérail d’Asie Mineure (4500 m²). Ce caravansérail donna plus tard son nom à la ville dans laquelle il avait été construit. Outre Sultanhani, cinq autres villes de la Turquie doivent leur nom aux caravansérails qui y furent construits sous les Seldjoukides de Roum : Alacahan, Duragan (Durag Han), Hekimhan, Kadinhani et Akhan.

La mosquée d’Ala‘addin à Konya, construite en plusieurs étapes entre le XIIe et le XIIIe siècles sur ordre de Kay Qubad Ier, servait de « Mosquée du Trône » du Sultanat de Roum et contient le mausolée de cette dynastie.

Avec le turc, la langue persane fut une langue de la cour et de l’administration. Plusieurs souverains du sultanat portaient un deuxième nom tiré de l’histoire impériale des Sassanides de la période préislamique de la Perse : Kay Khusraw Ier (premier règne 1192-1197, second règne 1205-1211), Kay Kâwus Ier (1211-1220), Kay Qubadh Ier (1220-1237), Kay Khusrzaw II (1237-1246), Kay Kâwus II (1246-1256), Kay Qubadh II (1249-1257), Kay Khusraw III (1265-1284) et Kay Qubadh III (1298-1303).

L’Empire ottoman (1299-1922)

Au début du XIVe siècle, les Ottomans devinrent prédominants en Asie Mineure. Les Ottomans étaient membres d’une tribu turque oghouz et ils établirent leur principauté (beylik, en turc) d’abord dans la partie nord-ouest de l’Anatolie. Après 1354, les Ottomans entrèrent en Europe avec la conquête des Balkans et leur principauté se transforma en un sultanat/califat à partir du XVe siècle.

Les Ottomans mirent fin à l’Empire byzantin en 1453 par la conquête de Constantinople sous le règne du sultan Mehmet II, dit le Conquérant. Avec Constantinople, rebaptisée Istanbul comme capitale, et le contrôle d’immenses territoires autour du bassin méditerranéen, l’Empire ottoman devint un centre des interactions entre les mondes oriental et occidental pendant six siècles. Les Ottomans étant d’origine oghouz, la langue officielle de leur Empire était le turc ottoman (osmanli), un mélange de turc, d’arabe et de persan.

L’Empire ottoman à son apogée, vers la fin du XVIe siècle.

Pendant plusieurs siècles, l’arabe et le persan jouèrent un rôle important dans l’Empire ottoman : ils étaient la langue des administrations, de la religion, de la culture et de la littérature. Ces deux langues furent également des langues de la cour étant donné leur usage dans la diplomatie et l’éducation de l’élite impériale et administrative.

Les Ottomans ont développé un mécénat qui a permis le développement d’une littérature persane pendant 550 ans, et ils ont attiré un grand nombre d’écrivains et d’artistes persanophones vers l’Empire en particulier au XVIe siècle. L’un des poètes persans les plus renommés de la cour ottomane était Fethullah Arifi Çelebi, également peintre et historien, et auteur du Süleyman-Nâmeh (Livre de Suleyman), une biographie du sultan Süleyman le Magnifique (1520-1566). Suleyman fut le dixième sultan de la dynastie ottomane et se nommait « Padishah » (roi, en persan) à l’instar d’autres souverains turcs de l’Asie Mineure. Le sultan Suleyman lui-même écrivit un divan entier de ses poèmes en langue persane.

Süleyman le Magnifique sur sa monture, œuvre du peintre flamand Hans Eworth (1520-1574)

L’essor de la langue persane à la cour de l’Empire ottoman n’eut pas uniquement des conséquences purement littéraires. Le persan participa aussi à porter une nouvelle orientation culturelle non seulement en Asie Mineure, mais dans l’ensemble du monde musulman à travers les Ottomans. Alors que l’arabe maintenait sa position en tant que langue principale de la religion musulmane et même, en grande partie, des sciences et de la philosophie, le persan devint, dans une partie de plus en plus importante du monde musulman, la langue d’une culture raffinée.

De plus en plus, le persan occupa même la sphère de l’érudition. Il faut aussi souligner que le développement de l’usage du persan dans divers domaines allait constituer un modèle principal de l’essor d’autres langues encore. Peu à peu, une troisième langue « classique » émergea dans le monde musulman : le turc, dont la littérature se basa sur les traditions persanes. Finalement, ce fut à la fin du XVIIe siècle que les Ottomans abandonnèrent l’usage du persan comme langue de la cour et de l’administration pour le remplacer par le turc.

Le célèbre historien britannique Arnold Toynbee (1889-1975) insiste sur le rôle de la langue persane dans son ouvrage monumental « Études de l’histoire (A study of History) paru entre 1934 à 1961.

Toynbee souligne que pendant la période islamique (avant la période d’occidentalisation qui commença dès le XVIIIe siècle), le persan avait été façonné en tant que support d’une puissante tradition littéraire. Il avait aussi gagné le statut d’une lingua franca d’une grande partie du monde musulman. L’historien britannique affirme que vers la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, son influence dans ce domaine s’était étendue jusque dans l’Europe du Sud-Est (les Balkans) en raison de son usage courant par l’élite ottomane.

En effet, Toynbee estime que ce vaste empire culturel du persan s’appuyait sur les conquêtes des bâtisseurs d’empires turcophones comme les Ottomans, qui avaient été élevés dans la tradition iranienne et avaient développé un attachement pour la culture iranienne et la langue persane.

Süleyman le Magnifique marchant sur Nakhitchevan en 1554, miniature d’artiste anonyme pour le Süleyman-Nâmeh (Livre du Suleiman), écrit par Fethullah Arifi Çelebi.

De ce point de vue, les Ottomans furent des héritiers des Seldjoukides. L’orientaliste écossais Elias John Wilkinson Gibb (1857-1901), un spécialiste renommé de la littérature turque, travailla longtemps sur la poésie turque des périodes seldjoukide et ottomane.

Dans son ouvrage intitulé Histoire de la poésie ottomane (A History of Ottoman Poetry) en six volumes, Gibb écrit que les Seldjoukides, puis les Ottomans avaient atteint un degré élevé de culture grâce à la présence de la langue et de la littérature persanes. Dès la conquête du monde iranien vers le milieu du XIe siècle, les Seldjoukides adoptèrent la culture de leurs sujets. Rapidement, les Turcs seldjoukides poussèrent leur conquête vers l’ouest, emportant toujours avec eux des éléments de la culture perse en Asie Mineure. Quelque 150 ans plus tard, les Ottomans adoptèrent à leur tour le persan comme la langue de la cour et de l’administration, tandis que la littérature et la culture persanes dominaient la sphère culturelle et artistique de leur royaume.

Gibb souligne que c’était aux Seldjoukides avec lesquels ils s’étaient mêlés que les Ottomans devaient leur éducation culturelle, littéraire et administrative. Les Ottomans se tournèrent donc nécessairement vers le persan, car les Seldjoukides n’en connaissaient pas d’autres. Les Turcs seldjoukides, puis les Ottomans, ne se contentaient pas d’apprendre le persan et de l’utiliser, mais ils souhaitaient également apprendre la pensée et la manière de penser des Perses. Dans les affaires pratiques, dans la vie quotidienne et dans les affaires du pouvoir, les élites turques préféraient suivre leur propre mode de vie, mais lorsqu’il s’agissait de la science et de la littérature, ils se tournaient vers le modèle persan. Leur intention ne se limitait pas à en apprendre les méthodes, mais aspirait à entrer dans son esprit. Ainsi, pendant des siècles, la poésie ottomane continua à refléter comme dans un miroir la poésie persane, et cela jusqu’à composer de la poésie persane en mots turcs.

La mosquée Süleymaniye est une mosquée impériale ottomane d’Istanbul, conçue par l’architecte Sinan pour Süleyman le Magnifique et construite de 1550 à 1557.

À suivre…


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