N° 175, printemps 2021

Giyâth ad-Din Jamshid al-Kâshi Portrait d’un mathématicien de l’ère timouride


Shahâb Vahdati


Même peu détaillés, les éléments de la vie et des œuvres de Giyâth ad-Din Jamshid al-Kâshi sont mieux connus que ceux de beaucoup d’autres mathématiciens iraniens du XVIe siècle. Cela est notamment dû au fait qu’il datait la plupart de ses œuvres avec précision, mais aussi en raison de l’accessibilité d’une partie de sa correspondance avec son père, qui recèle des informations très riches.

Al-Kâshi naquit en 1380 à Kâshân, ville située dans un désert au pied des monts Zagros. C’est le fils d’un médecin nommé Massoud. Pendant son enfance, Tamerlan (1336-1405) conquiert de grandes régions de l’Asie centrale. Ayant pour ambition de restaurer l’Empire mongol à partir de Samarkand, Tamerlan commença ses conquêtes avec la prise de Hérat. Il mourut en 1405, et son empire fut divisé entre ses deux fils, dont Shâhrokh (1377-1447). De la conquête de l’Iran par Gengis Khân jusqu’au règne de Shâhrokh, les conditions de vie sont très difficiles, le pays étant frappé par une pauvreté généralisée. Al-Kâshi vivait dans des conditions matérielles très précaires, comme tant d’autres à cette époque. Il se consacrait à l’astronomie et aux mathématiques et se déplaçait de ville en ville. La situation commença néanmoins à s’améliorer lorsque Shâhrokh prit le pouvoir après la mort de son père. Son règne permit au pays d’accéder à la prospérité économique, tandis que le roi soutenait les activités artistiques et intellectuelles. Le premier événement scientifique lié à Al-Kâshi susceptible d’être daté avec précision correspond à son observation d’une éclipse lunaire, le 2 juin 1406.

Al-Kâshi était certainement à Kâshân le 1er mars 1407 lorsqu’il acheva l’ouvrage Sullam al-Samâ (L’échelle du ciel), dont le texte a été conservé jusqu’à nos jours. Cette œuvre traite entre autres de la résolution de problèmes en lien avec la détermination de la distance entre les corps célestes. À cette époque, il était nécessaire pour les savants d’obtenir le patronage de rois, princes ou dirigeants éminents. Al-Kâshi trouva ses mécènes en la personne de Shâhrokh et de son épouse Goharshâd. Son Compendium de la science de l’astronomie, rédigé en 1410-1411, fut ainsi dédié au roi timouride.

Notations usuelles dans un triangle quelconque

Samarkand est l’une des plus anciennes villes d’Asie centrale, devenue la capitale de l’Empire timouride sous le règne de Shâhrokh puis de son fils et successeur, Ulugh Beg (1394-1449), lui-même un grand mathématicien qui essaya de faire de la ville un grand centre culturel. Ce fut à Ulugh Beg qu’Al-Kâshi dédia son important livre de tables astronomiques intitulé Zij-e-Khaqâni, fondé sur les tables de Nasireddin Toussi (1201-1274). Dans son introduction, Al-Kâshi reconnaît qu’il aurait été incapable d’achever cette œuvre sans le soutien d’Ulugh Beg. Ce travail contient des tableaux trigonométriques donnant les valeurs de la fonction sinus à quatre chiffres sexagésimaux pour chaque degré d’argument. Il comprend également des tableaux qui donnent des informations à propos de différents systèmes de coordonnées de la sphère céleste, permettant notamment de transformer les coordonnées écliptiques en coordonnées équatoriales. Le Zij-e-Khaqâni contient également des tableaux détaillés du mouvement longitudinal du soleil, de la lune et des planètes. Al-Kâshi y fait également figurer les tableaux des parallaxes longitudinales et latitudinales pour certaines latitudes géographiques, ainsi que des tableaux d’éclipses et ceux de la visibilité de la lune.

Al-Kâshi a ainsi trouvé en Ulugh Beg un précieux mécène, surtout que celui-ci avait fondé une madrasa qui prodiguait des enseignements de théologie et de sciences profanes à Samarkand vers 1420, et recherchait les meilleurs mathématiciens pour l’accompagner dans son projet. Al-Kâshi fut parmi les premiers à être invité à le rejoindre dans cette école, parmi une soixantaine d’autres savants dont Qâdizâdeh (1364-1436). Al-Kâshi était l’astronome et mathématicien le plus renommé de ce groupe, et fut même surnommé le « Second Ptolémée » par un historien ayant écrit à son propos quelques décennies plus tard.

Les lettres qu’Al-Kâshi a écrites en persan à son père resté à Kâshân ont été conservées jusqu’à aujourd’hui. Elles furent rédigées pendant le séjour d’Al-Kâshi à Samarkand et donnent une riche description de la vie scientifique de cette ville. En 1424, Ulugh Beg commença la construction d’un observatoire à Samarkand et bien que les lettres d’Al-Kâshi ne soient pas datées, nous savons qu’elles furent écrites à une époque où la construction de l’observatoire venait de commencer.

Dans ces lettres, Al-Kâshi fait l’éloge des talents mathématiques d’Ulugh Beg, mais parmi les autres mathématiciens de Samarkand, seul Qâdi-Zâdeh bénéficiait de son profond respect. Ulugh Beg organisait et dirigeait lui-même des réunions scientifiques où des questions d’astronomie étaient librement discutées. Habituellement, personne ne parvenait à résoudre ces problèmes à l’exception de Qâdi-Zâdeh et d’Al-Kâshi. À de nombreuses reprises, seul ce dernier réussit à trouver une solution. Il était sans doute le meilleur savant de Samarkand et le plus proche collaborateur d’Ulugh Beg. Même s’il ignorait les manières de la vie courtisane, il était très respecté par Ulugh Beg. Après la mort d’Al-Kâshi, il l’a décrit comme « un savant remarquable, l’un des plus célèbres au monde, qui maîtrisait parfaitement la science des anciens, contribuait à son développement et pouvait résoudre les problèmes les plus difficiles. »

Si Al-Kâshi était un mathématicien renommé avant de rejoindre Ulugh Beg à Samarkand, c’est dans cette ville qu’il rédigea ce qui reste considéré comme son meilleur ouvrage, le Traité sur la circonférence, en 1424. Ses recherches allaient au-delà de tout ce qui avait été trouvé auparavant, soit par les Grecs de l’Antiquité, soit par les Chinois, qui avaient obtenu six décimales au Ve siècle de notre ère. Il fallut près de 200 ans pour que Ludolph van Ceulen (1540-1610) réussisse avec ses 20 décimales à dépasser la précision des calculs d’Al-Kâshi.

Le travail mathématique le plus impressionnant d’Al-Kâshi est sans doute Miftâh al-Hisâb (La clé de l’arithmétique), qu’il a achevé le 7 août 1427. L’ouvrage est destiné à présenter des savoirs mathématiques nécessaires pour étudier l’astronomie, l’arpentage, l’architecture, la comptabilité et le commerce. La richesse de son contenu réside dans l’application des méthodes arithmétiques et algébriques à la résolution de divers problèmes, y compris géométriques. De par la clarté et l’élégance de l’exposition, ce manuel volumineux est l’un des meilleurs de toute la littérature scientifique médiévale. Il témoigne à la fois de l’érudition de son auteur, tout autant que de son talent pédagogique.

L’historienne des mathématiques néerlandaise Yvonne Dold-Samplonius (1937-2014) a étudié plusieurs aspects de La Clé de l’arithmétique. Les muqarnas sont un élément décoratif de l’architecture qui ressemble à une stalactite composée de polygones tridimensionnels, avec des surfaces planes ou courbes. Al-Kâshi a utilisé des fractions décimales pour calculer la surface totale de différents types de muqarnas. En outre, Al-Kâshi a trouvé des méthodes pour estimer la surface et le volume d’un qubbeh, nom donné au dôme d’un monument funéraire érigé en l’honneur d’une personne célèbre.

Photo de la dernière page de la Resâlat al-Muhitiah d’Al-Kâshi, bibliothèque d’Astân Qods Razavi

Nous avons mentionné ci-dessus son travail sur les fractions décimales qui lui apporta une renommée considérable. L’opinion généralement répandue selon laquelle le mathématicien flamand Simon Stevin (1548-1620) aurait été le premier à introduire des fractions décimales s’est avérée fausse en 1948, lorsque Paul Luckey (1884-1949) montra que dans La Clé de l’arithmétique, Al-Kâshi donnait une description aussi claire des fractions décimales que celle présentée par Stevin. Cependant, prétendre qu’Al-Kâshi est l’inventeur des fractions décimales, comme l’ont fait de nombreux mathématiciens à la suite des travaux de Luckey, est loin d’être juste puisque l’idée était déjà présente dans les travaux de plusieurs mathématiciens de l’école d’Al-Karaji (953-c1029).

Selon le mathématicien égyptien Roshdi Rashed (né en 1936), les contributions les plus importantes d’Al-Kâshi sont l’analogie établie entre les deux systèmes sexagésimal et décimal de fractions, ainsi que l’emploi des fractions décimales non pour décrire les réels algébriques, mais des réels transcendantaux tels que π. Pour Rashed, Al-Kâshi n’est pas l’inventeur des fractions décimales ; cependant, loin d’être un simple compilateur, il représente une étape importante dans l’histoire des réflexions qui se sont déployées au sujet de ce type de fractions.

Luckey a signalé d’autres avancées majeures présentes dans le travail d’Al-Kâshi. Par exemple, un algorithme pour calculer les nièmes racines, qui fut le sujet d’une recherche de Paolo Ruffini (1765-1822) et William George Horner (1786-1837) plusieurs siècles plus tard. Dans des travaux ultérieurs, Rashed montre qu’Al-Kâshi avait recours à des méthodes qui étaient présentes dans le travail des mathématiciens de l’école d’Al-Karaji, en particulier Al-Samawal.

Le dernier ouvrage connu d’Al-Kâshi est intitulé Le Traité de la corde et du sinus. Il fut achevé après sa mort par Qâdi-Zâdeh. Al-Kâshi y calcule le sin 1° avec la même précision que celle de π dans ses travaux antérieurs. Il y étudie également l’équation cubique associée au problème de la trisection d’un angle. Il n’a cependant pas été le premier à chercher des solutions approximatives à cette équation, puisque Al-Birouni y avait travaillé avant lui. Cependant, la méthode itérative proposée par Al-Kâshi peut être considérée comme « l’une des meilleures réalisations de l’algèbre médiévale, mais toutes ses découvertes furent longtemps inconnues en Europe et n’ont été étudiées qu’aux XIXe et XXe siècles par des historiens des sciences. » [1] Nous avons évoqué plus haut les tables astronomiques dans le Zij-e-Khaqâni élaborées par Al-Kâshi. Notons par ailleurs que les tables astronomiques et sinusoïdales produites par Ulugh Beg sont certainement basées sur celles d’Al-Kâshi et recréées très vraisemblablement avec son aide.

Le travail le plus important accompli à l’Observatoire de Samarkand fut la production du Catalogue des étoiles, le premier catalogue stellaire complet depuis celui de Ptolémée. Intitulé Zij-e Sultani, il établit la norme pour de telles œuvres jusqu’au XVIIe siècle. Publié en 1437, l’année suivant la mort de Qâdi-Zâdeh, il donna les positions de 992 étoiles. Ce travail fut le fruit d’un effort collaboratif de plusieurs astronomes travaillant à l’Observatoire, mais les principaux contributeurs furent certainement Ulugh Beg, al-Kâshi et Qâdi-Zâdeh. Outre les tableaux d’observations réalisés à l’Observatoire, les travaux contenaient des calculs de calendrier et des résultats en trigonométrie. Al-Kâshi immigra en 1429 à Samarkand accompagné de son ami et collaborateur Moïneddin Kâshâni, et joua un rôle central dans la fondation de cet observatoire. Il fut chargé de sa direction, responsabilité qu’il conserva jusqu’à sa mort précoce survenue le 22 juin 1429. L’historien du XVIIe siècle Amin Râzi écrit dans sa biographie nommée Haft Eqlîm : « Ulugh Beg donna l’ordre d’exécuter Al-Kâshi, car celui-ci négligeait les étiquettes de la cour ». Dans ses lettres adressées à Al-Kâshi, son père s’inquiète pour lui pour des raisons inconnues. Son fils, pour sa part, lui envoie des lettres où il essaie de le rassurer, en rappelant le soutien d’Ulugh Beg à son encontre.

L’œuvre la plus importante d’Al-Kâshi est sans doute Miftâh al-Hisâb écrite en mars 1427 et dédiée à Ulugh Beg. Elle a joué un rôle crucial dans la reconnaissance mondiale de ce mathématicien de l’ère timuride.

Franz Woepcke (1826-1864) a traduit une partie de ce livre en français. Dans les années 1940, Paul Luckey a également traduit la majeure partie de ce livre en allemand qui paraîtra en 1951, avec la traduction du Traité sur la circonférence. Paul Luckey a également écrit un article sur la méthode d’Al-Kâshi pour trouver la racine nième des nombres. En 1951, à l’université américaine de Beyrouth, Nailah Rajaï a écrit une thèse de doctorat sur l’invention par Al-Kâshi des fractions décimales. La même année, Abdel-Qâder al-Dakhel, un autre étudiant de cette université, discuta dans sa thèse de la méthode d’Al-Kâshi pour trouver la racine nième des nombres au système sexagésimal. En 1956, Boris Rosenfeld, Adolf Youschkevitch et Vladimir Segal ont publié à Moscou les images d’un manuscrit avec la traduction en russe du Miftâh al-Hisâb. En 1967, au Caire, Ahmad al-Mardash et Mohammad al-Hafani ont publié le texte en arabe du Miftâh al-Hisâb, qui contient malheureusement beaucoup d’erreurs. En 1977, à Damas, Nâder al-Nabulsi publia ce livre avec moins d’erreurs et accompagné de commentaires très utiles. Il faut noter que le meilleur manuscrit du Miftâh al-Hisâb est en ce moment à la bibliothèque nationale Malek à Téhéran. Il a néanmoins malheureusement jamais été étudié. 

Les découvertes d’Al-Kâshi

La catégorisation des équations principalement du premier au quatrième degré, mais aussi au-delà.

Le calcul de π dans son Traité sur la circonférence ; ses calculs étant demeurés les meilleurs pendant 150 ans.

La complétion et la correction des anciennes méthodes pour accomplir les quatre opérations (arithmétiques fondamentales), ainsi que l’invention de nouvelles méthodes.

L’invention d’une méthode pour extraire la racine nième d’une valeur donnée, redécouverte plus tard par Paolo Ruffini et William George Horner.

L’invention de la méthode toujours en usage pour extraire une racine carrée, elle-même un cas particulier de la méthode pour la nième.

La construction d’un appareil astronomique nommé Tabaq-ol-Manâtiq (littéralement : la plate-forme des zones). Il a également écrit Nuzhat-ol-Hadâiq, un texte sur cet appareil. 

La correction du Zij-e Ilkhâni et la composition du Zij-e Khaghâni.

La rédaction de l’un des ouvrages d’arithmétique les plus importants de toute l’époque islamique, le Miftâh-ol-Hisâb.

Le calcul de la Corde (le sinus) de 1°. Dans Wattar-wa-Jaïb, il donne une valeur correcte en 17 décimales. 


Œuvres d’Al-Kâshi :

Sullam al-Samâ (L’échelle du ciel), achevé en 1407 à Kâshân. Il y aborde notamment la question du diamètre de la terre et du soleil, ainsi que la distance des astres par rapport à la terre.

Un Précis sur l’astronomie en persan qui date d’environ 1410, où il parle des orbites des planètes et de la modalité de leur mouvement.

Zij-e Khaganî écrit en persan en 1413, dans le but de corriger le Zij-e Ilkhâni. Dans la préface de ce livre, l’auteur fait l’éloge de Nasiroddin Toussi.

Allât-ol-Rasad (Les équipements de l’observation astronomique) écrit en 1416 et dédié à un seigneur local nommé Eskandar Qaraquïunlu.

Nuzhat-ol-Hadâiq écrit en arabe en 1416, où le savant parle d’un appareil d’observation astronomique inventé par lui et nommé Tabaq-ol-Manâtiq, qui sert à calculer la distance des corps célestes par rapport à la terre.

Resâlat al-Muhitiah en arabe, l’un des ouvrages les plus importants d’Al-Kâshi, achevé en juillet 1424 et où la valeur de π a été donnée.

Watar va Jaïb, ouvrage malheureusement perdu où le savant explique sa méthode pour calculer le sinus de 1°.

Bibliographie :

-Azarian, M.K., A summary of the mathematical works of Giyath ud-din Jamshid Kashani, J. Recreat. Math. 29 (1), 32–42 (1998).

-Bartold, V.V., Ulugbek and his time Petrograd. Printing House of the Russian Academy of Sciences, Mir, Moscou, 1918

-Dold-Samplonius, Y., “Al-Kâshi” in Encyclopedia Britannica. https://www.britannica.com/ biography/al-Kâshi.

-Keramati, Yunes, Dar Ghalamrov-e riaziat, Ahl-e Ghalam, Téhéran, 1382 (2003).

Youschkevitch, A.P., Rosenfeld, B.A., “Al-Kâshi”, in Dictionary of Scientific Biography, vol. 7, pp. 255–262. Charles Scribner’s Sons, New York, 1973.

 

Notes

[1

1. B. A. Rosenfeld, A. P. Youschkevitch, Dictionary of scientific Biography, New York, 1970-1990.


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