N° 2, janvier 2006

Nimâ Youshidj : le grand tournant de la poésie persane


Rouhollah Hosseini


Je t’attends la nuit

Quand noircissent entre les branches du Talâdjane les ombres

Celles qui font succomber tes amants de chagrin

Je t’attends

 

La nuit quand dorment les vallées comme des serpents morts

Au moment où la main du nénuphar noue le piège

Au pied du cyprès de montagne

Que tu te souviennes ou non de moi

Je ne laisserai pas réduire ton souvenir

Je t’attends

Nimâ Youchidj

Père de la poésie moderne persane, Nimâ Youchidj (1897-1959), de son vrai nom Ali Esfandiyari, est né à Youch, un village verdoyant situé dans la région de Mazandaran, dont la nature se reflète dans le miroir de ses poèmes. Nimâ se familiarise très tôt avec la langue et la littérature française à l’école de Saint-Louis. Il est très vite inspiré par le romantisme coloré de la poésie française et par le symbolisme de grands poètes comme Mallarmé, lequel passait alors pour un Grand parmi les innovateurs en matière de poésie. Nimâ ne pousse pas aussi loin l’innovation que Mallarmé en violant les règles classiques. Dans un premier temps, il s’attaque aux figures figées de la poésie ancienne tout en introduisant de nouvelles figures tirées des expériences personnelles du poète

et de son lieu de vie. Sur le plan formel, il rejette le respect de la métrique traditionnelle. Il conserve l’idée de rythme et fait varier la longueur des vers : pour lui, le poète ne doit pas se soumettre au dictat du vers régulier, en revanche, il peut manipuler son vers en fonction de son sentiment ; la rime n’attend plus dès lors la fin du vers, mais elle suit les inflexions de la pensée du poète. L’autre trait qui distingue la poésie nimaienne de la poésie classique, c’est son langage marqué par d’audacieuses "défamiliarisations", lesquelles ne se limitent pas uniquement à l’introduction de mots courants, et de néologismes, mais surtout il agit sur la structure des vers : la phrase poétique moderne exprime une inquiétude, celle de la confrontation du poète avec la complexité des réalités modernes. Ainsi, nous sommes témoins de la naissance d’une poésie conforme au goût et à l’esprit de l’époque. La poésie nimaienne se forme à partir de ces caractéristiques et marque toute une génération de poètes (poètes nimaiens), qui participent dans un même mouvement à l’édification de la poésie persane contemporaine.

Le clair de lune

Le symbolisme social se manifeste partout dans l’œuvre de Nimâ, qui, poète, se révèle intellectuel engagé, réagissant à l’encontre des misères sociales de son époque. Ainsi, la nuit, le silence, le sommeil, etc., symbolisent la stagnation, voire la torpeur d’une société qui n’est guère encline à se réveiller, et qui “fait fuir le sommeil” de l’œil du poète.

 

Perle le clair de lune

Luit la luciole

Pas un seul instant le sommeil n’est brisé dans l’œil de l’autre, mais

Le chagrin de tous ces endormis

Fait fuir le sommeil de mon œil humide.

 

Inquiète, l’aube se tient debout avec moi

Le matin me demande

D’informer ce peuple inanimé de son souffle béni

Mais une épine dans le cœur

Me fait fléchir sur la route du voyage.

 

La fragile tige de fleur

Que j’ai plantée de toute mon âme

Et dont j’étais l’arroseur de tout coeur

Se brise, hélas, tout près de moi.

 

Je frotte les mains

Pour ouvrir une porte

Mais en vain

Leurs maisons anciennes s’abattent sur moi.

 

Perle le clair de lune

Luit la luciole

Fatigué, de ce long chemin, les pieds couverts d’ampoules,

Se tient sur le seuil du village un homme seul

Son sac sur le dos

La main sur la porte, il se dit :

" Le chagrin de tous ces endormis

Fait fuir le sommeil de mon œil humide. "


L’image de Nimâ dans la poésie persane contemporaine évoque celle du phénix, oiseau fabuleux, qui, d’après la légende, s’immole au moment de son trépas, sur un feu de bois, après avoir vécu mille ans ; de ses cendres se sont élevés, selon la tradition persane, des oiseaux qui entamèrent à l’unisson une mélodie enchanteresse. Nous pouvons ainsi comparer la poésie classique persane à cet antique phénix, dont la disparition donna naissance à une poésie nouvelle, conforme aux temps nouveaux. Cette charge, c’est à Nimâ qu’il revint de l’assumer, sans compter qu’il fit face avec audace aux critiques des sévères partisans du purisme formel et des thématiques anciennes et souvent figées ; l’audace a fort heureusement été payante, pour faire de Nimâ le chantre du progressisme persan en matière de poésie.

Le Phénix

Le Phénix, oiseau chantant, célèbre de par le monde

Celui que les vents froids ont réduit à l’errance

Est posé seul

Sur un roseau

Alors que sur les branchages d’alentours se tiennent des oiseaux.

 

Il combine les gémissements égarés

Avec les fils déchirés des voix lointaines

Il bâtit le mur d’un édifice imaginaire

Dans les lignes obscures des nuages

Qui s’agitent sur les monts.

 

Depuis que le jaune du soleil blafard

Hésite sur les vagues,

Le chacal

Hurle sur la plage

Et l’homme du village

Allume le feu caché du foyer.

Rouge, une petite flamme

Trace une ligne sous les deux gros yeux du soir.

 

Et alors qu’au loin

Passe les hommes,

Lui, la belle voix rare,

Sort de son havre.

Il traverse les choses qui se mêlent

Au clair et à l’obscur de cette longue nuit.

Il fixe une flamme

Devant ses yeux.

 

A l’endroit où l’on ne trouve ni plante ni souffle de vie,

Et dont les pierres se fissurent au soleil,

Où la terre ni la vie n’apportent du plaisir,

Il trouve que le rêve des oiseaux, et le sien

Sont obscurs comme une fumée.

Toutefois leur espoir et leur matin si beau

Ont l’aspect d’un grand feu.

 

Il trouve indigne la vie qui passe

Comme celle des oiseaux

À manger, à dormir.

Cette voix chantante

Fixe des yeux d’aigle

Sur ce lieu lumineux

Un brasier si brûlant

Qu’il en devient Enfer.

 

Et depuis la colline

Soudain, battant des ailes,

Il lance un gémissement plaintif

Que nul passant ne peut saisir.

Et ivre de ses souffrances alors

Il se jette au feu.

 

Le vent souffle bien fort, et l’oiseau est consumé

Du tas de cendres de son corps

Naissent ses enfants.


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