N° 2, janvier 2006

La lettre et l’écran à Amr Hegazi


Esfandiar Esfandi


Parlons de l’écriture épistolaire dont la pratique est une vertu peu répandue. Définie idéalement en termes de partage, elle fait intervenir deux interlocuteurs exacts et scrupuleux installés dans la permanence d’un échange jamais différé. Arbitrairement, il pourra s’agir d’un duo imaginaire et exemplaire composé d’un téhéranais et d’un cairote dont les aires culturelles respectives témoignent, pour l’un, de la naissance des tchapars persans, galopants courriers des plaines ; pour l’autre, de l’invention du fragile et précieux papyrus (l’arbitraire n’aura donc jamais sa place dans le choix des symboles ?) Imaginons-les, l’un cherchant la phrase inaugurale de sa prochaine missive, et l’autre poursuivant la lecture du dernier message reçu. L’important n’est-il pas, de composer l’une après l’autre les gammes d’un commerce de paroles et d’idées ? Pour l’un et l’autre, il s’agit d’obtenir une matière verbale compacte, dont le sens tiendrait entièrement au creux d’un poing serré (éviter le verbiage en somme). Toujours pour ce faire, ils tressent scrupuleusement la toile de leurs textes, dont ils trient les phrases avec parcimonie. Imaginons-les, l’un ceinturé par la chaîne montagneuse de l’Alborz, face à l’autre, qui attend la parole différée à l’extrême pointe d’une distance abstraite, prêt à fondre, à peine la lecture de sa dernière lettre finie, sur une page qu’on imagine idéalement blanche. Ce constat et sa réciproque font de cette dernière une relique en devenir. Le téhéranais et le cairote auront misé gros sur ce partage qui contient, pure forme du plus pur des dialogues, la quintessence de leur passé, de leur présent et de leur avenir ; l’espérance en un mot.

Seulement voilà. La lettre n’est plus (ou si peu) ni ces brouillons auxquels nos correspondants imaginaires espèrent recourir pour leurs incertaines ratures. Leur dialogue a mis les voiles vers le réseau des eaux virtuelles. Jamais plus leur parole partagée ne risquera de s’enliser dans les sables du Sinaï, ni de se fracasser (paix à l’aéropostale) contre les parois des monts Zagros. Aujourd’hui, l’écran fait office de page et relègue la lettre aux deux plis, dans un coin de la mémoire collective des mieux lotis. Elle qui jadis portait la trace de leurs doigts, peine à redevenir l’incontournable intermédiaire de leurs palabres. Aujourd’hui sur leur écran respectif, se déploie touche après touche un dialogue infini. L’espace et le temps ne sont plus, ni des ennemis, ni des alliés. Seuls ou coalisés, jamais ils n’obtiennent de rompre l’échange précieux que la danse des électrons a rendu instantanée. Humbles et ramassés sur le clavier, dans le voisinage des montagnes et des pyramides, nos deux amis composent. Aussitôt formulé leur désir d’écrire ou de lire, et les voilà exhaussés. Plus d’attente, plus de mains plongées dans la boîte aux lettres pour saisir, parmi les factures sans âmes, une lettre espérée. Leur manquera-t-il pour autant, le suspens de l’enveloppe à déchirer, de la lettre à extraire, à déplier, à tenir les deux pouces aidant, dans l’axe du regard ? Et les craquements bavards de la feuille de papier à l’inertie trompeuse ? Sont-elles en somme si précieuses ces habitudes perdues ? Assurément non. Dans un seul et même élan, ils applaudissent, les nouveaux "épistoliers", au seul nom du réseau dont le nom à lui seul évoque la complexité et la performance. Les faits sont inscrits dans les processeurs et les disques durs. L’éclair est la mascotte des "trifouilleurs" de touches. A leurs yeux, la lenteur est d’ores et déjà digne de figurer en bonne place dans un éventuel musée des archaïsmes comportementaux. Leurs messages vont bon train, le plus souvent libérés du poids de la saine formula-tion pratiquée "dans les règles de l’art ". Quant aux nôtres d’"épistoliers", aucun obstacle ne les empêche de transporter leur verve méthodique sur le réseau. Allons !! Heureusement performance ne rime pas toujours avec médiocrité et le réseau est une arche où peuvent, sans trop de dommages, se croiser les messages aux tournures incertaines et les lettres "pixellisées " pour le meilleur.


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