N° 34, september 2008

Henrik Ibsen : regard sur ses drames les plus célèbres


Shekufeh Owlia


"Le drame d’Ibsen est la Rome des drames contemporains, car tous les chemins y mènent."

Martin Lamm

Père du théâtre moderne, Ibsen aborde les problèmes sociaux de son époque de manière à la fois audacieuse et novatrice, ce qui a considérablement contribué à sa renommée mondiale. Il aborde la question du nationalisme romantique de son pays natal, la Norvège, d’un point de vue critique et est surtout reconnu pour son œuvre imprégnée de réalisme. Les drames sociaux d’Ibsen sont de loin plus populaires que ceux à caractère historique, tragique ou épique. Il vise un retour à la nature et à la simplicité, idées qui furent également propagées par Henri David Thoreau [1] aux Etats-Unis.

George Bernard Shaw [2], l’un de ses disciples fervents , donna une série de conférences à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de ce dernier, qui furent plus tard publiées dans un recueil intitulé The Quintessence of Ibsenism dans lequel il soutient : "Ibsen arrive en Angleterre à une époque où toute discussion avait disparu de la scène ". [3] Certains lui reprochent d’être un moraliste dur ; d’autres seraient plutôt enclins à croire qu’il incarne un individualisme nouveau.

Henrik Ibsen
Bettmann-CORBIS

"Notre plus grand devoir consiste à abattre toutes les institutions existantes", affirma Ibsen avec la plus ferme conviction ; idée qui fut la trame de fond de toutes ses pièces de théâtre. S’affairant à dépeindre multiples misères et injustices qu’il apercevait dans son milieu, Ibsen se révoltait contre la morale dominante.

Il aurait dit à un ami allemand : "Celui qui veut me comprendre vraiment doit connaitre la Norvège. La nature grandiose mais austère qui entoure les hommes, là-haut, dans le Nord, la vie solitaire, retirée (…) les contraignent à ne pas s’occuper des autres, à se replier sur eux-mêmes. C’est pourquoi ils sont introvertis et graves (…). Chez nous, un homme sur deux est philosophe ! Et puis il y a les longs et sombres hivers et les brouillards qui enferment les maisons en elles-mêmes. Oh ! Comme ils aspirent au soleil !" [4] Les critiques littéraires affirment unanimement que le pays natal du dramaturge eut une influence considérable sur le style et le thème de ses écrits.

Peer Gynt (1867)

Seul ouvrage en vers écrit en cinq actes n’ayant pas vocation à être joué sur scène au départ, Peer Gynt, fut adapté au théâtre dans un deuxième temps. A la demande du dramaturge en personne, Peer Gynt fut mis en musique par le compositeur Grieg qui sut d’ailleurs merveilleusement bien traduire les sentiments des divers personnages inoubliables de cette pièce en mélodie.

Il diffère des autres écrits d’Ibsen en ce qu’il traite d’une histoire fantasmagorique et non pas d’une tragédie réaliste qui se baserait sur les contes de fées de Peter Christian Asbjornsen publiées entre 1845 et 1848 sous le titre de Norske Huldre-Eventyr og Folkesagn. L’intitulant lui-même "poème dramatique", ce chef-d’œuvre de la littérature scandinave combine la fantaisie issue des contes de fées à des enseignements d’ordre moral. Etant donné qu’il s’agit d’une fantaisie poétique, l’absurdité est un thème que l’on retrouve en filigrane tout au long de l’ouvrage ; à titre d’exemple, la rencontre de Peer avec les trolls et le fait qu’il aurait bien aimé se transformer lui-même relève du monde de l’imaginaire. Comparable au Faust de Goethe, Peer Gynt fait partie des chefs-d’œuvre de la littérature universelle.

Avec une critique mordante, Ibsen s’attache à dépeindre les vices et les vertus communs à tous les êtres humains que l’on retrouve entre autres chez le personnage principal de l’histoire. Certains critiques ont même soutenu que Peer Gynt représenterait un ego altéré d’Ibsen lui-même, étant donné que tous les deux recherchent constamment une vérité inatteignable et la certitude morale.

L’intrigue se centre sur Peer Gynt, antihéros picaresque qui tente en vain de fuir la réalité et de trouver, voire définir, sa place au sein de la société. Cet individu au caractère égoïste et irresponsable fuit devant ses engagements, mais en dépit de son caractère rebelle, atteint la richesse et la gloire sans pourtant atteindre le bonheur qu’il recherche. Il est sauvé par l’amour à la fin du récit.

Dans une scène devenue célèbre, Peer compare sa vie tumultueuse à un oignon qui, quoique comportant plusieurs couches, n’a aucun noyau. Ces différentes couches représentent les divers rôles qu’il a joués au cours de sa vie. Il conclut en disant : "Terre délicieuse, ne te fâche pas si j’ai en vain piétiné ton herbe. Soleil délicieux, tu as gaspillé ta lumière pour une cabane déserte… Le maître, m’avait-on dit, n’était jamais chez lui." [5]

Une maison de poupée (1879)

Considérée par un grand nombre de critiques comme une pièce proto-féministe, Une maison de poupée remet en doute les normes de mariage en vogue au XIXe siècle.

"Le rôle sacrificiel" exercé par les femmes au sein du foyer familial est, à ne pas en douter, le thème central du drame. Nora y fait allusion lorsqu’elle déclare que les hommes ne sont pas disposés à sacrifier leur intégrité, alors que des centaines de milliers de femmes le font.

Homme de nature plutôt conservatrice, Torvald Helmer traite sa femme Nora comme une poupée, et la surnomme mon "alouette ", ce qui jette une ombre sur le rôle traditionnel que les femmes jouaient dans le mariage à l’époque.

Etant donné les circonstances, Nora se voit obligée de demander un prêt à un employé de la banque nommé Krogstad pour sauver son mari malade, et de travailler de longues heures en cachette afin de pouvoir le rembourser. Comme les femmes n’étaient pas en mesure à l’époque d’emprunter de l’argent à la banque à moins qu’un homme cosigne le formulaire en question, Nora commit le délit de contrefaire la signature de son père. Ce qui la rend d’autant plus fière est qu’elle est maintenant en mesure de gagner de l’argent comme un homme. Soumise au chantage de Krogstad, son mari fut informé de son méfait et lui déclare qu’elle a terni sa réputation. "Elle qui fut ma joie d’être, ma source de fierté… n’est qu’une hypocrite, qu’une menteuse…et pire que ça… qu’une criminelle (…)" Il enchaîne : "Tu as ruiné mon avenir !"

Henrik Ibsen
Hulton-Deutsch-CORBIS

Lorsque Krogstad abandonne enfin son chantage, son mari, jetant la reconnaissance de dette dans le feu, lui pardonne sa faute, mais hélas, il est trop tard pour réparer le mal commis car Nora est fermement convaincue que : "Notre maison n’a été, pour moi, qu’une salle de jeux. Chez moi, mon père me traitait comme une petite poupée et maintenant toi, tu me traites comme une grosse figurine." Tâtonnant dans le noir à la recherche de la vérité, elle se fait le devoir de comprendre qui a raison : elle ou la société.

Le personnage central, Nora personnifie la lutte contre les contraintes auxquelles les humains sont soumis afin d’être socialement conforme au modèle de société de l’époque. Sa personnalité connait de profonds changements au cours du scenario et lorsque la pièce touche à sa fin, elle se trouve transformée en femme intellectuelle et pensive.

Le dénouement de l’intrigue donne place à un dialogue, ce qui rend la fin de cette pièce peu conventionnelle. Nora déclare : "Je vais essayer de m’éduquer - et tu n’es pas l’homme qui pourrait m’aider (à atteindre mon but). C’est ce que je dois entreprendre seule, c’est donc pourquoi je te quitte."

Les fantômes (1881)

Hélène Alving est sur le point de dédier un orphelinat à la mémoire de son mari défunt, qui lui fut infidèle de son vivant. Lorsque son fils, le célèbre peintre Oswald, rentre dans son pays natal après avoir passé plusieurs années à Paris et à Rome, les gens ne manquent pas de remarquer sa ressemblance avec son père. Elle révèle plus tard au pasteur qu’elle consentit au voyage de son fils en Europe dans le seul but de l’empêcher de tomber sous l’influence néfaste de son mari qu’elle dût délaisser après un an de mariage. Sur quoi le pasteur lui reproche qu’"une femme n’est pas censée porter jugement sur les actes de son mari".

Oswald lança un jour : "Maman, as-tu déjà remarqué que tous mes tableaux ont pour thème "La joie de vivre" ? La lumière, le soleil, l’air frais du dimanche et tous ces visages rayonnants… J’ai peur de rester ici (et de perdre ces choses qui me tiennent tant à cœur)" Il est clair qu’il entend mener une vie libre de toutes contraintes à l’étranger.

Mme Alving ignore qu’Oswald est atteint de syphilis, maladie qu’il tient de son père, et qu’il serait tombé amoureux de Regina Engstrand, qui n’est nul autre que l’enfant illégitime du capitaine Alving - et donc sa demi-sœur ! "Les fantômes… ces amoureux dans le jardin hivernal - c’est reparti." semble penser la pauvre mère, pour avouer plus tard que : "Dès que je commence à lire le journal, je vois des fantômes surgir d’entre les lignes. C’est à croire qu’ils sont présents partout dans le pays, aussi nombreux que des grains de sable."

Ce qui choqua avant tout les mœurs de l’époque victorienne fut qu’une femme aussi vertueuse que Mme Alving, qui poursuivait les idéaux moraux en vogue, était elle aussi en proie aux flammes de l’immoralité. Or, ce sont ces croyances idéalisées qui, sous forme de fantômes du passé, se présentent à elle et hantent son présent.

Las de cette vie et des maux dont il souffre, Oswald demande à sa mère de lui administrer des pilules de morphine en cas de rechute ; ce qu’elle fit le jour suivant.

L’hérédité est un thème qui revient très souvent dans les drames d’Ibsen, et notamment dans Les fantômes. On est souvent conduit à se demander : "Dans quelle mesure Peer est-il responsable de ce qu’il fait ? Et Nora Helmer ? Concernant Oswald dans Les fantômes, nous pouvons résolument affirmer qu’Ibsen l’a totalement disculpé". [6]

Le canard sauvage (1884)

Hjalmar et sa femme Gina ne vivent en réalité qu’une vie basée sur des illusions où la petite Hedvig se contente d’aimer son "père" et le canard sauvage qu’elle a apprivoisé. Ayant été "adoptée", comme le canard sauvage auprès duquel elle passe le plus clair de son temps, ce personnage pathétique ne sait pas grand-chose sur ses origines et est atteinte d’une baisse de vue qu’elle aurait héritée de Werle ou de Hjalmar ; on l’ignore. Mais aux yeux de Gregers, tout ce bonheur apparent est en réalité corrompu ; les membres de cette famille doivent, en se confrontant aux réalités de la vie, être purgés de ces illusions. Le message d’Ibsen paraît très clair : il demande aux gens d’être plus honnêtes envers les autres et envers eux-mêmes.

Tous les membres de cette famille mènent une vie basée sur le mensonge, où "les forces du mal grandissent dans le noir". Cependant, la révélation de la vérité n’aboutit qu’à un désarroi plus profond : Hjalmar a cru toute une vie durant que Hedvig était sa fille, mais il finit par apprendre que cette dernière est la fille de Werle qui s’était entiché de Gina quelques années plus tôt. En apprenant sa grossesse et pour éviter tout scandale, ce dernier s’empressa de la marier avec Hjalmar. Gina prétend cependant ignorer qui est le véritable père de l’enfant, sur quoi Hjalmar quitte la maison et passe la nuit à boire. Gregers, se faisant le devoir de compenser le mal que son père Werle infligea à cette famille, suggère à Hedvig de sacrifier le canard qui lui est si cher afin de prouver son amour pour Hjalmar. A son retour, ce dernier décide de "chasser" Hedvig, qui mettra fin à ses jours dans le grenier.

Autrement dit, "Si l’on prive l’homme du mensonge qu’est sa vie ("life-lie"), on lui enlève toute sa joie d’être." Cette phrase, devenue célèbre, résume à elle seule cette pièce de théâtre.

Notes

[1Henry David Thoreau (1817-1862) : poète, philosophe et essayiste américain.

[2George Bernard Shaw (1856-1950) : auteur irlandais célèbre pour ses pièces de théâtre, à qui fut décerné le prix Nobel de littérature en 1925.

[3"[w]hen Ibsen invaded England discussion had vanished from the stage".

[4Source : l’encyclopédie de l’Agora

[5Ibid.

[6"How far is Peer responsible for what he does ? How far is Nora Helmer ? As for Oswals in Ghosts, it is safe to assert that Ibsen intended him to be entirely blameless." (The Continental Drama of Today. Barrett H. Clark. New York : Henry Holt and Company, 1914, pp.28-31)


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