N° 69, août 2011

Regard critique sur le Musée des Arts décoratifs de Téhéran


Khadidjeh Nâderi Beni, Mahnâz Rezaï


En Iran, le musée d’art est encore avant tout considéré comme le lieu d’exposition d’objets anciens voire antiques, et donc nécessairement comme le véhicule de l’histoire d’une culture. Si l’on exclut le Musée des arts contemporains, l’écrasante majorité des musées d’arts de Téhéran expose des œuvres dont les plus récentes datent au moins de 50 ans, et atteignent des époques reculées de l’histoire persane. Les lieux d’expositions ont aussi parfois une valeur historique, comme c’est le cas dans la majorité des palais anciens de Téhéran parmi lesquels le Palais du Golestân, le Palais de Marmar, le Palais de Niâvâran… qui furent transformés en musées. Outre l’aspect artistique, la dimension historico-culturelle apparaît donc comme étant l’un des aspects inséparable des musées, mais comporte souvent de nombreuses limitations du point de vue didactique ou de l’exposition des œuvres. Le Musée des Arts décoratifs en constitue un exemple.

Présentation du Musée des Arts décoratifs

Le Musée des Arts décoratifs (mouzeh-ye honar-hâye taz’ini) de Téhéran expose pour l’essentiel des objets des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que quelques objets de l’époque contemporaine sur quatre niveaux. Le rez-de-chaussée expose avant tout des objets provenant du Palais de Marbre (Kâkh-e marmar) [1], des mosaïques ainsi que des travaux de marqueterie (khâtam kâri). Le premier étage expose des tissages et broderies traditionnelles iraniennes, tandis que l’on peut admirer d’autres travaux de marqueterie, des ciselures, ainsi que des objets en verre et en métal au deuxième étage. Enfin, le dernier étage est consacré à l’exposition de peintures et miniatures iraniennes. Malgré l’intérêt certain des objets exposés, ce musée est loin d’avoir atteint les buts que doivent s’efforcer d’atteindre tout musée, notamment d’être un centre d’apprentissage et de recherche pour les écoliers et les étudiants ainsi qu’un lieu où les artisans, maîtres et débutants, peuvent faire des recherches sur l’art de leur pays. Nous ne cherchons bien sûr ici pas à remettre en question la qualité des objets exposés c’est-à-dire le contenu même du musée, qui comporte un intérêt culturel, esthétique et historique indéniable, mais plutôt le lieu et la façon dont ils sont exposés. Il va donc sans dire que de par son contenu, le Musée des Arts décoratifs demeure un lieu qui, de par ses collections, vaut en soi le détour.

Page de moraqqa’ golshan, calligraphie de style nasta’liq qetâ’i, œuvre de Soltân ’Ali Mashhadi, XVIIe siècle, Musée des Arts décoratifs

L’édifice du musée

L’édifice du musée, dont la construction fut achevée à la fin des années 1950, ne rassemble pas les qualités nécessaires à la conservation et l’exposition des œuvres d’art. Les dimensions et l’agencement des pièces, couloirs et salons de ce musée, qui étaient autrefois de petits appartements, sont des espaces peu appropriés à l’exposition d’objets artistiques. Les grandes fenêtres en fer aux larges vitres font également passer la chaleur et le froid à l’intérieur, tandis que leurs fissures laissent aisément entrer la poussière et la fumée des voitures dans les pièces, et pose ainsi la question de la protection des œuvres exposées. L’apparence extérieure même de l’édifice n’a aucune valeur esthétique particulière et ne reprend aucun élément de l’architecture traditionnelle iranienne. En résumé, il n’existe donc pas d’homogénéité entre l’apparence extérieure du musée et les œuvres qui y sont exposées.

Concernant le nom du musée, l’expression même d’ "arts décoratifs" est sujette à débat, et laisse supposer que les objets exposés dans ce musée n’auraient qu’une dimension décorative. Or, de nombreux objets exposés sont également le reflet et l’expression de hauts sentiments et pensées qui s’enracinent dans une vision du monde très profonde. Outre leur dimension spirituelle, de nombreux objets exposés avaient également une fonction utilitaire et pratique, il apparaît donc réducteur de tous les classer dans une catégorie unique d’ "arts décoratifs". Par conséquent, il apparaîtrait plus approprié de rebaptiser ce musée « musée des arts iraniens ».

Page de moraqqa’ golshan, Visage de jeune homme, XVIIIe siècle, œuvre de Rezâ ’Abbâssi, XVIIIe siècle, Musée des Arts décoratifs

La modalité de la présentation des œuvres d’art

Concernant l’exposition des œuvres du musée, la meilleure présentation possible implique de répondre aux questions suivantes :

1. Que doit-on exposer ?

2. Pourquoi doit-on exposer ?

3. Comment doit-on exposer ?

4. Où doit-on exposer ?

L’exposition doit suivre un but précis et son ordre doit lui-même donner des informations et répondre à certaines interrogations, notamment concernant les différentes époques auxquelles appartiennent les objets. Or, dans ce musée, l’exposition des œuvres d’art ne suit aucun ordre logique ou chronologique. Au rez-de-chaussée, des types d’œuvres très différentes sont exposées les unes à côté des autres. Les unes sont situées sous des projecteurs, tandis que d’autres sont dans un recoin sombre ; certaines se trouvent au milieu de la pièce, et d’autres derrière ou sur des tables, ou encore accrochées aux murs. Nous avons ainsi davantage l’impression de nous trouver chez un brocanteur que dans un musée : on y voit ainsi une grande aquarelle pliée près d’un rideau poussiéreux, une chaise et une table en marqueterie fabriquées par Sani’ Khâtam, une statue de Bouddha en ivoire, la prière Djoshan kabir, etc. Cette façon d’exposer les œuvres d’art contribue à entretenir un certain sentiment de confusion chez le visiteur, et ne suit aucun but didactique.

Au premier étage, nous observons un peu plus d’ordre, mais nous pouvons encore constater le manque d’informations nécessaires sur la dimension artistique et technique des œuvres. En outre, les étoffes, qui représentant la plupart des œuvres exposées à cet étape, ne sont pas conservées derrière des vitrines spéciales et se voient exposées à de multiples agents nocifs, au premier rang desquels la poussière. Au dernier étage, les tableaux de peinture à l’huile ou de style ghahveh khâneh ("maison de café" traditionnelle) de l’artiste Kamâl-ol-Molk datant de la fin de l’époque qâdjâre ont été accrochées sur le mur. Ici encore, nous ne pouvons que constater l’absence d’ordre logique, historique ou esthétique dans l’exposition des œuvres.

Ce musée est donc dénué de dimension didactique. De façon générale, peu de renseignements à propos de l’artiste, du genre et de la façon dont ont été créées les œuvres sont donnés. Par conséquent, les visiteurs curieux, notamment les écoliers et les étudiants n’ont pas la possibilité de réellement en apprendre plus sur leurs arts nationaux. En outre, presque rien ne semble avoir été fait pour protéger les œuvres de la lumière, tandis qu’une couche de poussière recouvre les étoffes et tapis accrochés sur les murs : certaines œuvres risquent dont réellement de disparaître du fait d’un manque d’attention aux critères de conservation élémentaires.

En outre, les aquarelles et les miniatures, et plus particulièrement les peintures précieuses du musée ont été encadrées par un cadre en bois. Or, la vapeur acidifiée émettant sans cesse de ces fibres du bois fait pourrir les papiers, les tissus et fait pâlir leur couleur. Il faut également préciser qu’autrefois, le papier était fabriqué avec du coton, de l’ouate ou bien de la soie. De nos jours, les papiers et cartons sont faits de bois, d’alun et de matières chimiques. Ces matières augmentent le caractère acide du papier qui ne résiste que peu contre la lumière. Il faut donc éviter de mettre les œuvres d’art au contact du bois ou du papier. Malheureusement, les précieuses calligraphies et peintures d’artistes iraniens et indiens dans des cadres de bois sont accrochées sous des énormes cartons sur les murs dans l’escalier…

Calligraphie de style nasta’liq, œuvre de Mirzâ Gholâmrezâ Esfahâni, XXe siècle, Musée des Arts décoratifs

La lumière

Comme nous l’avons déjà évoqué, la lumière est un fléau qui menace les œuvres d’art. Ses rayons ultraviolets font ainsi pâlir les couleurs, pourrir les bois et étoffes... Ces rayons se trouvent dans la lumière du soleil et la lumière électrique. Aussi, pour conserver de la meilleure façon possible les œuvres d’art les plus fragiles du musée, il faudrait par exemple les recouvrir de fins rideaux. Cette méthode est très courante pour l’exposition de livres, de tissus, de photos et d’aquarelles anciens. Il faut également fermer toutes les fenêtres de l’édifice laissant passer le soleil, et couvrir les lampes par des enveloppes plastiques.

Au troisième étage, toutes les peintures à l’huile et les aquarelles sont exposées à la lumière des lampes. En outre, on a appliqué les techniques théâtrales d’éclairage dans l’exposition de certains tableaux, alors que cette technique d’éclairage est interdite dans l’exposition des œuvres d’art étant donné les dommages qu’elle est susceptible d’infliger à l’œuvre.

En vue de mettre en valeur les œuvres du musée et de rendre sa visite plus ludique, il faudrait préciser les objectifs et la démarche didactique du musée, classifier les objets d’art du musée en fonction de l’objectif de leur exposition, identifier chacune des œuvres en précisant les renseignements techniques, historiques et artistiques de chaque œuvre, installer des vitrines d’exposition spéciales, y contrôler la lumière, changer l’encadrement des peintures et des calligraphies, et enfin rénover l’édifice du musée. La situation de ce musée semble aussi souligner un problème de fond, qui est celui de la formation et de l’embauche de conservateurs afin de faire de ce musée un lieu non seulement d’exposition d’œuvres d’art, mais aussi un lieu d’enseignement dont pourront également bénéficier les générations futures.

Comme nous l’avons évoqué en introduction, le musée de l’art en Iran est une institution qui évolue relativement peu. Néanmoins, le relais est en partie pris par les galeries d’art privées, qui se sont multipliées ces dernières années : elles se distinguent notamment par l’inventivité et l’originalité de leur architecture, mais aussi et avant tout par la nouveauté des œuvres exposées ainsi que la diversité des artistes qui n’envisageraient pas de pouvoir être exposés dans des institutions officielles, comme le Musée des arts contemporains. Ces galeries suppléent donc à une certaine limitation et rigidité de l’institution officielle, et comptent parmi les acteurs essentiels de l’art iranien.

Adresse : Avenue Karim Khân Zand, près de la place Vali ’Asr.

Notes

[1Au sujet du Palais de Marbre, lire l’article de Hodâ Sadough "Le Palais de Marbre (Kâkh-e Marmar), joyau architectural au cœur de Téhéran", La Revue de Téhéran, No. 66, mai 2011.


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