N° 75, février 2012

Des sculptures inspirées par les poèmes de Mowlavi et Hâfez
Entretien avec Réza Lavassani
A l’occasion de l’exposition de ses sculptures à la Galerie Assar


Djamileh Zia


Réza Lavassani est peintre, graphiste et sculpteur. Ses activités artistiques s’étendent aux domaines de la lithographie et de la photographie. Il a également créé des masques et des décors de théâtre. Sa dernière exposition, qui a eu lieu à la Galerie Assar [1] du 30 septembre au 19 octobre 2011, regroupait cinq grandes sculptures en papier mâché inspirées des poèmes classiques persans. Au cours de l’entretien que j’ai réalisé avec lui, Réza Lavassani a parlé de son désir de créer des représentations picturales de la poésie.

Djamileh Zia : M. Lavassani, merci de nous dire pourquoi vous avez choisi le papier mâché comme matériau pour vos sculptures.

Réza Lavassani : Je voulais que ces sculptures aient l’apparence d’être en pierre, qu’on ait l’impression qu’elles sont lourdes, et qu’on se rende compte ensuite qu’elles sont en fait légères. Il y a là une contradiction qui me paraît intéressante. Par ailleurs, le papier mâché est un papier recyclé. Une partie du sens véhiculé par ces sculptures est celui du recyclage même, qui rejoint l’idée de retrouver quelque chose du passé sous une forme renouvelée. Le recyclage est quelque chose d’important actuellement dans le monde. Ainsi, utiliser du papier recyclé rend mon travail contemporain, et en même temps, cela me permet de nouer un lien avec mon passé culturel car dans le passé, les Iraniens réutilisaient les papiers qui avaient servi ; ils avaient un grand respect pour les arbres et ne voulaient pas les abattre en grand nombre ; de plus, la fabrication du papier était une technique difficile. La tradition d’utiliser du papier qui a servi existe en Iran depuis au moins six siècles. Jusqu’au début du XXe siècle, on utilisait les papiers usités dans des créations artistiques : les fleurs artificielles, les plumiers (ghalamdân) et les reliures laquées étaient fabriqués avec du papier mâché. Par ailleurs, le papier en soi est quelque chose d’important pour moi.

D. Z. : En quoi est-il important ?

R. L. : Le papier est important pour moi parce que le livre a été important pour les Iraniens ; et pas seulement le contenu du livre. Le livre en tant que papier a été pendant longtemps le support des créations artistiques en Iran. Nous avons une longue tradition d’ornementation des livres ; pendant longtemps, les dessins et les miniatures persanes furent exécutés sur du papier.

Lion sur un blazon (شیران علم)
Nous sommes tous des lions, mais des lions blasonnés sur un étendard : c’est le vent changeant qui fait notre attaque, d’instant en instant.
Le lion est visible et le vent invisible ; que notre âme soit vouée à l’Invisible !
 [1]
ما همه شیران ولی شیر علم
حمله‌شان از باد باشد دم ‌به دم
حمله‌شان پیداست و ناپیداست باد
آنک ناپیداست هرگز گم مباد
مثنوی معنوی

[1Djalâl-od-Din Rumi, Mathnavi, Livre premier 29e partie : « Comment les disciples soulevèrent des objections contre le fait que le vizir se retirait dans la solitude », traduit du persan par Arefeh Héjazi.

D. Z. : On pourrait donc dire que vos sculptures inspirées des poèmes persans classiques constituent un lien entre le papier et la création artistique, comme les livres dans le passé. Qu’est-ce qui vous inspire dans la poésie persane classique ?

R. L. : Ce qui m’inspire, c’est l’état dans lequel je suis quand je lis les poèmes persans. Cela me donne envie de créer une forme picturale du poème que j’ai lu ; c’est-à-dire qu’en lisant un poème, une image se forme dans mon esprit, et je tente de matérialiser cette image. Je ne veux pas illustrer le poème en question ; j’essaie, avec ma sculpture, de rendre la poésie visible.

D. Z. : Pourriez-vous expliquer ce que vous entendez par « rendre la poésie visible » ?

R. L. : Je pense que la poésie - peu importe qu’elle soit classique ou moderne - peut avoir une forme picturale. C’est peut-être moins perceptible de nos jours, mais en Iran, dans le passé, on pouvait voir des images qui étaient littéralement de la poésie. Je pense que la poésie est un concept, un contenu, qui peut être placé dans des contenants différents ; le contenant le plus connu est le langage, mais la poésie peut être véhiculée tout autant par d’autres contenants tels que le dessin, la musique, l’architecture, etc. Un poème de Hâfez me plonge dans un état particulier… et je suis parfois plongé dans le même état quand j’entre dans une maison ancienne, quand je regarde une miniature persane, et même quand je regarde une porte en bois ancienne. Ces choses-là peuvent changer tout d’un coup mon univers ; je suis subitement transporté ailleurs… cet ailleurs, c’est ce qui est pour moi « l’univers de la poésie ». L’instant où mon état change, j’entre dans cet univers.

La trompette de la Résurrection (نفخ صور)
Je ne suis pas immobile comme les morts jusqu’au souffle de la trompette de la Résurrection,
L’Amour me donne vie à chaque instant par sa magie.
 [1]
من نیم موقوف نفخ صور همچون مردگان
هر زمانم عشق جانی می‌دهد ز افسون خویش
غزلیات شمس

[1Mawlânâ Djalâl Od-Din Rumi, Divân-e Shams-e Tabrizi, Ghazal n°1247 vers n°12, traduit du persan par Djamileh Zia. Il est écrit dans le Coran qu’à la Résurrection, l’ange Esrâfil soufflera dans sa trompette pour ressusciter les morts.

D. Z. : En somme, vous considérez que la poésie est une ouverture sur un autre monde.

R. L. : Je dirais que la poésie est l’essence de la culture persane, et du point de vue de cette culture, elle est effectivement ce qui m’introduit dans un autre univers. En Iran, presque toutes les choses ont été influencées par la poésie : la maison des gens, leur musique, ce qu’ils mangent, même leur façon de s’habiller étaient poétiques autrefois. La façon de décorer les plats, la saveur des plats cuisinés, tout cela est parfois de la poésie. Autrement dit, je pense que les Iraniens ont une pensée poétique qui se manifeste sous différentes formes, y compris sous des formes picturales. Par exemple, à mon avis, les dessins de « fleur et oiseau » (gol-o-morgh) qui existent en Iran n’auraient pas pu être créés sans la poésie persane. Moi, avec mes sculptures, je tente de renouer avec cette tradition.

D. Z. : Comment est « l’univers de la poésie » dont vous parlez ? Quelle est sa caractéristique ?

R. L. : Je précise que je ne parle que de la poésie persane parce que je ne connais pas suffisamment la poésie des autres pays. Je trouve qu’avec la poésie persane, la relation des gens avec le monde se transforme et devient plus spirituelle. La musique classique iranienne aussi a cet effet, de même qu’une lumière qui descend du plafond d’un bâtiment ancien construit en Iran. Ces choses-là peuvent très facilement me transporter ailleurs en un instant, transformer mon état. C’est cela l’essence de la poésie persane à mon avis. Et je précise que l’univers dans lequel la poésie persane me fait entrer n’est pas une atmosphère romantique ; c’est un univers de clarté, en ce sens que la poésie me mets face à moi-même et me permets de comprendre ce que je désire, ce qui m’attire, ce qui me repousse. La poésie fait sortir les gens de leur contexte. Elle est une ouverture au monde et c’est pour cela qu’elle vivifie.

On lui dit : On ne peut le trouver (گفت یافت می نشود...)
Hier, muni d’une lanterne, le maître se promenait dans la ville,
Disant : « Je suis las des démons et des bêtes, c’est un Homme que je désire » !
On lui dit : « On ne peut le trouver, nous l’avons cherché bien longtemps ».
Il répondit : « Celui qu’on ne peut trouver, c’est lui que je désire ». [1]
دی شیخ با چراغ همی گشت گرد شهر
کز دیو و دل ملولم و انسانم آرزوست
گفتند یافت می نشود گشته ایم ما
گفت آن چه یافت می نشود آنم آرزوست
مثنوی معنوی

[1Mawlânâ Djalâl Od-Din Rumi, Divân-e Shams-e Tabrizi, Ghazal n° 441 vers n°14 et 15, traduit du persan par Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri sous le titre « Odes mystiques », Editions du Seuil/Editions UNESCO (poche), 2003, p.241.

D. Z. : En somme, vous êtes en permanence en train de réfléchir sur la poésie.

R. L. : Oui. J’essaie d’apprendre la poésie, de réfléchir à propos de la poésie, et j’essaie surtout de vivre avec la poésie. Pour connaître mon passé, je n’ai pas d’autre choix. On ne peut pas pénétrer dans la culture persane uniquement par l’intermédiaire des images produites dans cette culture. Par exemple, pour comprendre ce qui a donné naissance à une calligraphie persane - qui est une œuvre picturale - il est nécessaire de passer par la poésie.

D. Z. : Vous dites que la poésie est ce qui caractérise la culture persane. A votre avis, est-ce que la poésie est encore importante de nos jours en Iran ?

R. L. : A mon avis, la poésie est toujours aussi importante pour les Iraniens. La poésie est inséparable de la culture persane, et c’est cela qui, je pense, rend la culture persane attrayante pour les gens des autres cultures. La culture persane est toujours aussi vivante pour les Iraniens : par exemple, de nos jours, il y a très peu d’Iraniens qui installent leur maison à la mode occidentale malgré ce qu’on pourrait croire ; la majorité des Iraniens ont encore des croyances qui correspondent aux croyances iraniennes antiques ; tous les Iraniens aiment encore les poèmes de Hâfez et les tissus de cachemire (termeh) ; derrière les camions et les autocars, on continue à inscrire des vers rimés, etc. Le plus souvent, les Iraniens ne font pas ces choix de façon consciente ; ils placent les objets de façon symétrique sans savoir consciemment que la symétrie - et l’équilibre qu’elle représente - sont des principes très anciens dans la culture persane. Les Iraniens modifient même les plats étrangers pour les adapter à leur goût. C’est la même chose pour les images : quand vous regardez les peintures de l’époque qâdjâre par exemple, vous voyez que les hommes ont des vêtements occidentaux, c’est même parfois le portrait d’un occidental qui a été peint, mais la structure de la peinture est iranienne ; un occidental ne pourrait pas dessiner comme cela. Cela montre que la culture persane est profonde.

Les arbres ploient sous leur fardeau (زیر بارند درختان)
Les arbres ploient sous leur fardeau, car ils ont des attaches.
l’heureux cyprès, il est libre du fardeau du chagrin ! [1]
زير بارند درختان که تعلق دارند
اي خوشا سرو که از بار غم آزاد آمد
حافظ

[1Hâfez de Chiraz, Le Divân, Ghazal n°169 vers n°7, traduit du persan par Charles-Henri de Fouchécour, Editions Verdier (poche), 2006, p. 493.

D. Z. : Est-ce que vous composez des poèmes vous-même ?

R. L. : Je m’y exerce. C’est une chose que l’on est obligé de faire pour comprendre ce qu’est la poésie. Mais l’univers poétique peut parfois être créé avec juste trois mots.

D. Z. : M. Lavassani, merci d’avoir accordé cet entretien à La Revue de Téhéran.

R. L. : Merci à vous.

L’arbre de l’amitié (درخت دوستی)
Plante l’arbre de l’amitié, qu’il mène à son fruit le désir du cœur.
Arrache le jet d’inimitié, il produit des souffrances sans nombre. [1]
درخت دوستی بنشان که کام دل به بار آرد
نهال دشمنی برکن که رنج بی‌شمار آرد
حافظ

[1Hâfez de Chiraz, Le Divân, Ghazal n°111 vers n°1, traduit du persan par Charles-Henri de Fouchécour, Editions Verdier (poche), 2006, p. 379.

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